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Il faut un débat pan-européen pour sauver l’Europe

- 18 janvier 2017

Raphaël Glucksmann était l’invité, le 9 décembre 2016, du Parti Vert Européen et des belges Ecolo et Groen, lors d’un événement intitulé «Reset the EU». L’opportunité de partager avec Monica Frassoni, leurs analyses et convictions fédéralistes: face à l’euroscepticisme et au retour du nationalisme liberticide, il faut oser défendre un nouveau saut dans la construction européenne.

csm_GEJ_LOGO_08_0d0c688ab3.jpegCet article est la version française d’un article paru sur le site du Green European Journal. Il est accessible dans sa version originale ici: The EU needs real pan-european politics to survive.


Raphaël Glucksmann était l’invité, le 9 décembre 2016, du Parti Vert Européen et des belges Ecolo et Groen, lors d’un événement intitulé «Reset the EU». L’opportunité de partager avec Monica Frassoni, leurs analyses et convictions fédéralistes : face à l’euroscepticisme et au retour du nationalisme liberticide, il faut oser défendre un nouveau saut dans la construction européenne. Interview réalisé par Gwendoline Delbos-Corfield.



Gwendoline Delbos-Corfield: Raphaël, vous parlez d’une crise structurelle, Les Verts de multicrises et de la nécessité d’une transition, délicate mais prometteuse d’un monde meilleur. Quel diagnostic posez-vous sur l’état de l’Europe aujourd’hui ? Sur ce qui se vit dans les sociétés de ses États membres ?

Raphaël Glucksmann: Je pense que la crise n’est pas conjoncturelle, c’est une atteinte durable au développement de nos sociétés occidentales, à la démocratie libérale et à la construction européenne, les trois en même temps. Et on ne peut pas continuer à agir comme s’il s’agissait d’un mouvement d’humeur, et comme s’il fallait se limiter à combattre cet élan réactionnaire qui traverse le continent depuis la Pologne jusqu’à la France, en passant par la Hongrie et l’ensemble des pays européens. Il faut comprendre que ces mouvements nationalistes sont les conséquences – et non les causes – de la crise, et de l’incapacité des élites politiques et intellectuelles à donner sens à l’Europe. Il y a eu une faillite des partis pro-européens qui devaient soutenir et réinventer constamment la construction européenne, et qui ne l’ont pas fait. On ne peut se contenter de dénoncer, il faut surtout proposer une vision nouvelle de la construction européenne. Sinon, ces mouvements réactionnaires triompheront.

Monica Frassoni: À la fin des années 1990, se combinaient un cycle de réformes pour l’Union européenne et un paysage avec beaucoup de gouvernements de gauche ou centre gauche. Les Verts, déjà, évoquaient qu’il fallait en profiter pour emmener l’Europe plus loin, mais nous étions isolés. Il y avait l’opportunité alors d’une importante réforme constitutionnelle et elle n’a pas abouti. Elle a été empêchée par l’obsession de la croissance économique, obsession teintée de libéralisme, au sens idéologique du terme. Avec Maastricht, on a forgé cette connexion malsaine entre l’union monétaire et la création d’un espace de liberté, et depuis on est coincé dans ce nœud. Puis on a complètement raté Nice, même si la Charte des Droits fondamentaux est une réussite. Ce ne sont pas là des détails techniques.

Il y a désormais un vrai problème de fonctionnement dans l’Union car la prime est donnée à celui qui crie et met son veto plutôt qu’à celui qui essaye de trouver un chemin commun. C’est avec cet épisode raté institutionnel – notamment le renforcement de l’unanimité – que nous sommes arrivés à la situation d’aujourd’hui. Un dirigeant de pays membre gagne aujourd’hui de la visibilité et même de la crédibilité s’il est un élément bloquant au niveau européen au lieu d’essayer de travailler en collectif. Les politiques de gauche et centre gauche sont restés ancrés dans leur dimension nationale. Ils ont une responsabilité particulière dans ce résultat d’une construction européenne boîteuse. Ensuite, la crise financière venue des États Unis a eu un impact terrifiant sur un fonctionnement déjà défaillant, et a nourri une idéologie qui était déjà trop présente chez les socialistes et les soi-disant progressistes. Les Verts étaient trop seuls à parler d’Europe sociale, de développement soutenable, de cohésion européenne. Nous étions minoritaires.

RG: Je partage cette critique, il est trop facile de ne parler que du danger nationaliste, sans prendre en compte les erreurs des progressistes. La fin des années 1990, le début des années 2000, c’est effectivement la grande occasion ratée. Lors du sommet de Vienne en décembre 1998, la carte de l’Europe est rose, et c’est avant la crise : il n’y pas de Kaczyński, d’Orban, même pas Berlusconi, même pas Sarkozy, aucun trouble fête. Voici des gens ouverts sur le monde. Il y a Jospin, D’Alema, Blair, Schröder : c’est l’aboutissement de la social-démocratie, réformiste, progressiste. Monnaie unique, union monétaire, mesures économiques, tout cela est déjà lancé. Donc, on peut se dire que ces leaders de gauche vont travailler maintenant à l’union politique et sociale, et mettre fin à l’instabilité institutionnelle. Et que dit D’Alema, à la sortie de ce sommet : « pendant 99 % du temps, nous avons parlé des duty free. » Cet élite pensait que le « laisser-faire, laisser-aller », que la modernité, à la fois dans la communication et dans l’idéologie, suffisait. La construction européenne ne peut aller d’elle même, ce n’est pas juste la continuation d’un héritage. Il faut une volonté politique et sociale. Or, l’essence même de cette sphère social-libérale, c’est l’absence de volonté politique et sociale, dans une sorte de conversion à la main invisible.

En contre-point de ce délitement de la social démocratie, prospèrent des mouvements qu’on nomme souvent populismes, qu’ils soient favorables à l’Etat social, ou d’inspiration libérale, marqués par une identité religieuse ou au contraire très laïques, toujours en réaction à la société d’aujourd’hui, incarnant des reculs des libertés, souvent tâchés de racisme, et encore plus souvent opposant les nations à l’Europe. Raphaël, vous disiez hier votre pessimisme et votre inquiétude dans cette course contre-la-montre, pour empêcher cette vague de prendre le dessus. Les derniers mois ont été assez traumatisants de ce point de vue là : Brexit et triomphe de Trump de l’autre côté de l’océan. Demain, les élections néerlandaises et françaises sont sources aussi de menaces. Que faire ?

MF: Si c’est vrai qu’il y a un apparent triomphe de ces réactionnaires, il ne faut pas réduire l’état de la société européenne a cela. Quand en Pologne, il y a eu la proposition de recul sur l’avortement, il y avait une quantité incroyable de gens dans la rue. En Turquie, quel esprit de résistance ! et pourtant, il faut être courageux, car en Turquie on écrase les dissidents sans sourciller. Et la mobilisation contre le TTIP. Merkel n’a pas tort quand elle dit : « comment est-ce possible qu’il y ait tant de gens mobilisés pour manifester contre le TTIP et contre les États-Unis, et si peu de personnes pour marcher contre les massacres horribles qui ont lieu à Alep ? ». Il nous faut chercher, nous les Verts, ces poches de résistances dans la société. Échanger avec ceux qui inventent l’économie verte, l’innovation utile, une meilleure alimentation, les énergies renouvelables et la décentralisation de l’énergie. Il faut aussi savoir travailler avec ceux qui expriment de la rage, ceux qui luttent contre Notre-Dame-des-Landes, contre le Turin-Lyon, tous ceux qui ont voté Movimento Cinquistella. Grillo a dit « Foutez tous les migrants dehors. », et ce sont une partie de ses électeurs qui accueillent les migrants. Enfin, je pense qu’il faut continuer à dialoguer avec les sociaux démocrates, maintenir une forme de défi intellectuel.

RG: Je pense qu’il faut faire attention au terme populiste que nous utilisons tous, moi y compris. Cela donne l’impression que toute critique du mode de fonctionnement des élites européennes d’un point de vue populaire est disqualifiée d’emblée. Ce qui favorise grandement les forces réactionnaires, anti-démocratiques, qui apparaissent alors comme les avocats du peuple. C’est un cadeau qu’on fait aux nationalistes de les traiter de populistes, comme s’ils défendaient mieux le peuple. Et sinon, je suis d’accord avec Monica sur ceux qui résistent. En France, au même moment, où la gauche est incapable d’être forte dans le débat intellectuel et dans les urnes, il n’y a a jamais eu autant d’associations fondées sur l’altruisme, l’économie circulaire, l’aide aux migrants. Il n’y a jamais eu autant d’investissement civique. Mais ces initiatives sont éclatées. Il manque un débouché politique clair. On l’a vu avec Nuit Debout. Il y a une nécessité de former un mouvement qui dépasse les cadres traditionnels des organisations partisanes et implique la société civile. On peut comparer l’âge des militants dans un meeting politique et l’âge des manifestants qui étaient place de la République. Tout l’enjeu est de « défétichiser » le parti politique dans son organisation traditionnelle. Mais cette ouverture vers la société civile, veut dire en partie, une perte de contrôle et l’acceptation d’une forme de cacophonie. Et pour moi, l’horizon, c’est 2019

MF: Je pense aussi que l’horizon de 2019 est essentiel pour nous, les écolos. Nous devons être prêts à rassembler, en ayant confiance en notre vision et dans nos propositions, Nous sommes porteurs d’un projet fort et cohérent. Nous ne sommes pas dupes de l’illusion de rassembler derrière une personne, derrière un leader plutôt qu’un projet. Nous promouvons un agenda de transformation de l’économie et de la société qui n’est pas possible uniquement au niveau national ou local, donc nous sommes au côté de tous les gens qui agissent dans l’économie verte ou contre le changement climatique ou dans les nouvelles technologies. Il y a trop de partis verts aujourd’hui qui ne veulent plus porter le projet européen car ils pensent que leurs électeurs se méfient de l’Europe. Je crois qu’ils se trompent, le projet écologique et le projet européen en tant que cadre démocratique et espace de liberté, sont très liés. Nous avons fait, au Parti vert européen, en 2014, le pari de ces primaires. C’était à moitié réussi, car nous n’avons pas eu suffisamment de participants, mais cela a créé un désir d’Europe, un moment original d’intérêt pour la sphère européenne. Nous devons passer les prochaines années avant 2019, à chercher en dehors de nos partis, ces forces qui croient profondément que la démocratie européenne est un espace de pouvoir réel et de transformation utile. Il est urgent de réussir a faire des listes transnationales et à européaniser le débat. Quand les électeurs choisissent seulement sur des listes nationales, ils font référence surtout à leur contexte national. Donc, il faudrait obtenir une réforme pour avoir un pourcentage des députes européens élus sur une liste à l’échelle européenne.

Vous pensez à quoi exactement pour ces élections européennes de 2019 : des plates-formes structurelles ou uniquement une expérience électorale ?

RG: De plus en plus, les partisans du statut quo vont être marginalisés à cause de l’ampleur de la crise et de la force de la vision des nationalistes souverainistes. Personne n’a envie de mourir au combat pour l’Europe de Juncker, pour des demi-mesures. Pour sauver la construction européenne, il faut une forme d’enthousiasme. Notre projet doit être aussi clair que le leur. Il veulent le démantèlement de l’Union européenne et le retour au souverainisme national. Si nous croyons à l’Europe, nous devons assumer la proposition sans ambiguïté d’une Europe politique, sociale et écologique, avec une souveraineté européenne et qui s’inscrive dans une identité européenne. Je pense que 2019 est l’occasion de fédérer tous ceux qui imaginent cette Europe. Je voudrais un mouvement pan-européen de listes qui soient issues de la société civile avec les partis qui soutiennent cet élan. Ce qu’ont montré les listes Europe Écologie de 2009, c’est qu’il y avait une appétence pour cela. Même si les grilles de lecture souverainistes dominent de plus en plus le débat public, il y a partout un électorat sincèrement pro-européen. Cet électorat dépasse celui de la gauche traditionnelle, et il est aujourd’hui orphelin. Il ne se sent pas représenté car il est plus pro-européen que les listes du PSE ou du PPE. Et si on considère que le risque est grave et réel de voir l’Europe disparaître, de voir des Grillo et des Marine le Pen prendre le pouvoir, de voir le modèle poutiniste nationaliste l’emporter, alors il y a un devoir d’engagement qui dépasse le cadre habituel des militants politiques. La politique est un luxe quand les choses vont bien. Mais quand il y a danger de perte de démocratie, la politique devient nécessité. Les associations ou collectifs peuvent prendre de formidables initiatives, mais si demain c’est le régime hongrois sur tout le continent, ces initiatives seront très compliqués à mettre en œuvre… Il faut en avoir conscience.

Raphaël, vous considérez indispensable aujourd’hui de proposer comme Roosevelt l’avait fait un « New deal », un nouveau contrat social entre l’Union Européenne et ses citoyens. Les Verts Européens ont eux articulé depuis plusieurs années un programme de Green new deal. Au regard du contexte, pensez-vous que la problématique démocratique prime sur l’impératif écologique ? Monica, un Green new deal permet-il aussi de répondre à l’urgence sociale ?

MF: Les Verts européens ont promu cette idée d’un Green New Deal en 2009, un agenda de transformation sociale et économique qui reconnaît que les ressources sont limitées et que le changement climatique est en cours. Nous vivons dans un vieux système qui pourvoit encore du travail pour beaucoup d’Européens, même si le chômage augmente et si ces métiers sont parfois problématiques pour la planète. Nous prônons cette transformation de l’économie et du secteur industriel qui ne bouleverse pas tout sans transition. Il y a un décalage entre la capacité des politiques à réorienter le système, et ce qui se passe déjà dans le monde économique, notamment dans le domaine énergétique. Beaucoup d’entreprises visent déjà l’efficacité énergétique, mais les règles européennes qui concernent cet enjeu, ne sont parfois pas à la hauteur. Nous avons besoin de politiques publiques européennes qui favorisent ces investissements du futur, qui permettent la formation à ces nouveaux métiers, qui stabilisent des règles pour les énergies renouvelables. Le Green New deal est une révolution mais douce et tranquille, qui doit inclure les entrepreneurs, les syndicats et les travailleurs eux-mêmes.

RG: On touche à la limite d’un modèle politique, philosophique, social, économique qui est fondé sur le seul individualisme, et qui a contaminé toute la gauche. Même les Verts, dans leur défense continuelle des libertés individuelles, et merci à eux de le faire, oublient cependant la partie du commun. Il est essentiel d’avoir des libertés individuelles qui progressent encore, mais cela ne suffit pas à faire Peuple, à faire République, à faire Société. Cela offre d’ailleurs un boulevard conceptuel aux réactionnaires. Les plus honnêtes et les intelligents expliquent alors que les progrès individuels sont devenus tels qu’ils sont facteurs de dissolution du lien social, et ils prônent du coup, le retour à de solidarités passées, et largement mythifiées. Ils marquent là un point car c’est vrai qu’il y a une forme de colonisation du commun par l’esprit individualiste. Tout le combat est de réhabiliter la notion de commun, de public, d’espace qui transcende les enjeux individuels ou communautaires. Quoi de plus puissant pour la réhabilitation du commun que la responsabilité d’emblée commune d’éviter la catastrophe écologique ? L’écologie est non seulement une nécessité, mais c’est aussi la meilleure voie pour comprendre qu’il y autre chose que la collection des intérêts individuels. Voilà qu’il nous faut transcender nos intérêts personnels pour s’occuper de ce qui nous concerne tous. Quand la critique nationaliste est constante et brutale comme elle l’est actuellement, la tendance naturelle est de vouloir défendre la Commission, défendre les institutions européennes, mais c’est un piège. Il faut esquisser un projet européen qui ne soit pas assimilable à celui tel qu’il existe déjà. Nous avons besoin d’un face à face entre une Europe ouverte et des Etats fermés. Et il ne faut pas hésiter à dire que l’entre deux actuel, cette Europe à moitié finie, n’est pas non plus la solution.

Quand les souverainistes nous disent qu’il est complètement anti-démocratique d’avoir une monnaie sans avoir un gouvernement représentatif, ils ont raison. De même, quand ils disent qu’il est dangereux et aberrant d’avoir supprimé les frontières pour créer un espace commun sans parquet commun, services anti-terroristes, police. Et avoir pensé un marché commun, sans normes environnementales ou sociales réellement communes, favorise le dumping, ils ont raison. Mais nos conclusions sont inverses. Nos projets absolument antithétiques doivent se confronter radicalement. Il y aura un moment de clarification idéologique et les tenants de l’entre deux vont s’effondrer, c’est mon intuition. Ils devront choisir un camp ou l’autre.

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