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EntretienCulture

« La brutalisation caractérise la manière de gouverner de M. Macron »

Selon Bastien François, professeur de science politique, les institutions de la Ve République favorisent les comportements autoritaires et l’usage du 49-3 pour faire passer la réforme des retraites est donc « logique ». Désormais, « il faut imaginer un système démocratique plus ouvert, plus inclusif », doté de contre-pouvoirs.

Bastien François est professeur de sciences politiques à la Sorbonne. Il est également président de la Fondation de l’écologie politique et l’auteur, notamment, de La 6e République — Pourquoi comment ?, aux éditions Le petit matin, 2015.


Le 29 février, le Premier ministre Édouard Philippe annonçait qu’il recourait à l’article 49-3 de la Constitution pour faire passer le texte de la réforme des retraites. Le 3 mars, l’Assemblée a rejeté les deux motions de censure — de la droite et de la gauche — qui visaient à en sanctionner l’utilisation.



Reporterre — Comment réagissez-vous à l’usage du 49-3 par le gouvernement ?

Bastien François — Je trouve cet usage pathétique. Quand on possède une majorité à l’Assemblée nationale et que l’on est sûr qu’elle va nous suivre, on peut prendre le risque d’une « obstruction » et se laisser du temps pour examiner le texte et réfléchir à la procédure.

Après, l’utilisation du 49-3 à ce stade n’a rien d’exceptionnel. Il était attendu. C’est le prolongement logique de la séquence ouverte il y a deux ans : on a commencé avec une pseudo concertation où personne n’y comprenait rien, puis on a débouché sur un texte mal ficelé avec une étude d’impact critiquée même par le Conseil d’État, et enfin le texte a été étudié en procédure accélérée. Le gouvernement aurait pu faire un autre choix procédural. Depuis le départ, on est dans une forme de brutalisation du mode de décision, sur un sujet très important. La réforme des retraites impactera tous les Français mais aussi les Français à naître et les Français des Français à naître etc.

« Depuis le départ, on est dans une forme de brutalisation du mode de décision. »

On réfléchit sur du très long terme et pourtant le gouvernement nous explique que discuter pendant 150 heures c’est déjà le bout du monde, qu’il faut aller très vite, alors que l’on sait y compris dans les rangs de la majorité qu’il n’y a pas d’urgence économique. Nous ne sommes pas en faillite. Les finances publiques de la France ne sont pas dans un état tel qu’il faudrait réformer les retraites dès l’année prochaine. Il y a quelque chose de paradoxal et même de profondément amateur. On fait soit disant deux ans de concertation pour ensuite tout boucler en trois mois. Le 49.3 est un des points parmi d’autres de cette brutalisation [1], qui caractérise la manière de gouverner d’Emmanuel Macron.


D’ou vient cette brutalisation ?

De la rencontre entre deux choses : la Ve République et le macronisme. Depuis 1958, on a des institutions qui favorisent les comportements autoritaires. À l’époque, on a donné beaucoup de pouvoir au gouvernement face au Parlement car ce dernier était jugé structurellement instable. Mais avec la présidentialisation du régime, les instruments de la Ve République se sont transformés en outils autoritaires au service du président de la République.

Sur ce terreau est arrivé un Emmanuel Macron qui défend avec morgue et mépris une sorte d’épistocratie, c’est-à-dire un gouvernement des sachants, des élites, des grandes écoles... De ceux qui savent mieux que tout le monde et qui imposent leur point de vue. La rencontre entre ces outils autoritaires et cette épistocratie crée une forme de brutalisation de la vie politique. L’usage récent du 49-3 est l’expression chimiquement pure du macronisme alliée à la Ve République.


En quoi la Macronie incarne-t-elle les dérives de la Ve République ?

La Ve République donne trop de pouvoir à une seule personne sans contre-pouvoir. Cette personne est irresponsable politiquement au sens constitutionnel, elle ne peut pas être contestée. Cela fait écho à la formule de Thucydide : « Tout homme tend à aller jusqu’au bout de son pouvoir. » Dans la Ve République, il existe une tentation jupitérienne. Macron n’est pas le premier à vouloir l’incarner mais on retrouve chez lui une forme d’hubris et de sentiment de toute puissance. C’est paradoxal, car il est plus compliqué aujourd’hui d’être Jupiter que dans les années 1960. La population est moins encline à avoir des chefs. La société supporte moins les formes d’autoritarisme.

J’ai l’impression que depuis Chirac, les Présidents n’arrivent plus trop à manier la Ve République : Sarkozy joue l’hyper président, Hollande veut devenir le président normal, Macron fait du Jupiter. Comme si la Ve république leur échappait et qu’elle donnait tellement de pouvoir qu’ils n’arrivaient plus à la maîtriser.


N’y a-t-il pas un paradoxe à prôner, en même temps que l’usage du 49-3, la participation des citoyens avec la convention citoyenne pour le climat ?

Je suis favorable à cette initiative, je trouve l’expérience de la convention citoyenne pour le climat très intéressante. Mais oui, c’est sûr, le grand écart entre d’un côté l’usage du 49-3 et de l’autre la convention citoyenne est fascinant. Il faut attendre de voir sur quoi la convention débouchera. Je reste optimiste mais on a déjà observé en 2019 comment le « grand débat national » a été instrumentalisé. La reprise ou non des propositions de la convention sera un moment de vérité.

Emmanuel Macon « auditionné » par la convention citoyenne pour le climat, le 10 janvier 2020.

Mais on aurait tort de penser que nos gouvernants sont totalement coupés du monde. Je suis persuadé qu’Emmanuel Macron a compris qu’on ne peut pas gouverner aujourd’hui de la même manière qu’avant. Je suis certain qu’il pense au fond de de lui que des politiques plus délibératives et participatives permettent d’arriver à de meilleures décisions. Il est pris dans un grand écart, un mélange de calcul et de croyance, entre des échéances électorales et des stratégies politiques qui se jouent à court terme.

Cet écart se ressent particulièrement sur les questions écologiques. Macron a compris, du moins intellectuellement, que l’on va devoir changer de société mais il est cadenassé dans son ancien logiciel et sa façon de penser. Son intervention devant la convention est en cela évocatrice. Il a parlé pendant 1 h 30 et a alterné plusieurs registres : le puissant, le dominant et le délibératif. Il est coincé. Il ne peut pas sortir de ce rapport au pouvoir qu’implique la Ve république.

Il y a aussi, plus prosaïquement, des éléments de communication. Le gouvernement se dit qu’il suffirait de donner quelques signes procéduraux d’attention aux questions écolos pour passer pour écolos. Ils n’ont peut être pas mesuré le potentiel subversif de cette convention. On verra.


En quoi l’usage du 49-3 illustre-t-il la nécessité de passer à une VIe République ? Pourrait-il exister des procédures similaires dans la VIe République ?

Ce n’est pas tant le 49-3 qui est problématique. Après tout, on peut imaginer que dans une future constitution il y ait des mécanismes qui permettent aux gouvernants de gouverner, de tenir dans la durée et d’éviter qu’ils se retrouvent devant une minorité bloquante. La question que pose la VIe république n’est pas tant de savoir s’il y aura un 49-3 ou pas, mais comment on rétablit les contre-pouvoirs et surtout, comment nous allons aborder les enjeux de la transition écologique, c’est-à-dire inventer une nouvelle société, revoir nos relations, nos processus de production, la consommation, la mobilité, la conception de la richesse, etc.

« Il faut imaginer un système démocratique plus ouvert, plus inclusif. »

Cette nouvelle société ne pourra pas se définir d’en haut. Il faut imaginer un système démocratique plus ouvert, plus inclusif et qui tienne vraiment compte des générations futures. Cette VIe République aura peut être un 49-3 mais elle n’aura pas de majorité aux ordres ou de président irresponsable. C’est ici que réside l’aberration actuellement : comment un président de la République peut-il utiliser, à travers son Premier ministre, un dispositif pour empêcher le débat au Parlement alors même qu’il a une majorité ? Dans la VIe République, des dispositifs obligeront les gouvernants à s’expliquer, à rendre compte, à être responsables.

Il s’agira aussi de réintroduire la science dans la démocratie pour qu’elle puisse éclairer les décisions. On vit sur des institutions pensées au XVIIe siècle dans leur principe et qui ont ont été mises en œuvre au XVIIIe siècle. Il nous faut maintenant imaginer les institutions d’une société résiliente, capable de ne pas être prédatrice et de réaliser la transition écologique de façon démocratique. De façon brutale et autoritaire, ça ne marchera pas.

  • Propos recueillis par Gaspard d’Allens
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