Cet article est la version française d’un article paru sur le site du Green European Journal.
Il est accessible dans sa version anglaise ici: The Children Who Accuse Us.
Rosalie Salün a été porte-parole nationale des Jeunes Écologistes. Contributrice régulière du Green European Journal, elle est actuellement responsable de la commission féminisme d’EELV.
C’est sans doute le premier mouvement social d’enfants à l’échelle mondiale. Il y a un an, en Suède, une adolescente commençait une grève hebdomadaire, seule, devant son lycée. Progressivement, ce sont des milliers de jeunes qui lui ont emboîté le pas et sont entrés en grève tous les vendredis. Même si elle concerne principalement les pays les plus développés, il faut bien constater que cette dynamique est totalement inédite à bien des égards : une mobilisation pour la justice climatique, portée par des jeunes, à l’échelle internationale. Au-delà de l’icône que représente Greta Thunberg, ils sont des millions à s’engager dans les Fridays for Future, Youth for Climate et autres Climate Strikes. Portrait d’une génération qui refuse d’être sacrifiée.
L’angoisse des millénials
Être né dans les années 2000, c’est avoir appris à l’école tout l’abécédaire des “petits gestes” de la protection de l’environnement. Cette génération été éduquée avec le changement climatique comme élément permanent de son horizon, comme une donnée incontournable de l’avenir. Elle a aussi fait confiance au monde des adultes pour chercher toutes les solutions possibles pour contrer cette menace. Dès lors, comment est-il possible de comprendre l’afflux constamment croissant d’informations toujours plus inquiétantes, au rythme implacable des événements climatiques extrêmes et des alarmes du GIEC?
C’est cette dissonance cognitive, générant colère et angoisse, qui est au fondement de l’engagement de ces jeunes : le passage à l’action permet de conjurer le sentiment d’anxiété sur le changement climatique, désignée par le néologisme “solastalgie”. N’étant qu’à l’orée de l’âge adulte, leur possibilité de projection dans l’avenir est complètement obérée. “Quand je passais le brevet des collèges, je demandais à mes parents quel était le but de passer des examens, puisque de toute façon on va vers un effondrement”, raconte Sylvain, vingt ans, de Youth for Climate Marseille.
Face à cette injustice générationnelle flagrante, ils se sont politisés à rebours de l’injonction aux gestes individuels et ont raccroché une pensée systémique autour des causes du changement climatique. L’activisme est pour eux un remède à l’inquiétude de devenir adulte avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête.
Des écologistes comme les autres ?
Quand on les observe, on se rend rapidement compte que ces activistes ne sont pas nécessairement plus représentatifs de la population européenne que leurs aînés militants écologistes : plutôt blancs, plutôt éduqués, plutôt urbains, bref plutôt membre de l’élite que des classes populaires. Ainsi, lors du Congrès annuel des Jeunes Européens qui a eu lieu à Marseille début septembre[1], il fallait bien constater parmi les participants, déjà, leur grande aisance dans une ou plusieurs autres langues européennes, dès l’âge de quinze ou seize ans. Ils maîtrisent parfaitement tout le vocabulaire de la construction de stratégies politiques, passant sans difficultés d’un débat sur la transition énergétique à l’échelle européenne à l’importance du renforcement des capacités des activistes. Ils ne semblent avoir qu’une obsession : l’organisation de la mobilisation, aussi bien dans leurs pays qu’à l’échelle européenne, certains étant également en lien avec d’autres réseaux internationaux. “On travaille avec les mouvements de jeunes aux Etats-Unis”, évoque ainsi Nathan, vingt ans.
Certains n’en sont pas à leurs premiers faits d’armes : Petr, dix-huit ans, impliqué dans Fridays for Future à Prague, est déjà passé par plusieurs autres mouvements, comme Mladí zelení (les jeunes Verts Tchèques) ou Limity jsme my, qui dénonce l’extractivisme par le blocage de mines de charbon.
Pour ceux qui débutent dans le militantisme, cela peut être aussi un moyen de se réaliser personnellement : Mahaut, vingt ans et mobilisée au sein de Youth for Climate Marseille, ne savait pas comment s’engager. “L’activisme me paraissait inatteignable, j’étais la “fin-du-mondiste” de ma classe. Mais une fois qu’on est dedans, on désacralise complètement tout ça, on ne s’arrête plus. On est encore plus légitimes qu’on ne le pensait”.
Une puissance de frappe impressionnante
Clope au bec et bagues aux dents, Linus a quinze ans et est engagé en Allemagne dans les grèves hebdomadaires de Fridays for Future. Avec Jakob, dix-huit ans, ils évoquent leur militantisme au quotidien : animation de rencontres nationales, répartition des groupes de travail, recherche de financements, gestion des relations avec les médias (“y compris les vieux médias, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas en ligne”)… Entre 400 et 500 groupes locaux participent aux grèves toutes les semaines, représentant jusqu’à 300 000 personnes lors de la journée d’action du 15 mars 2019. Sans prétention ni fausse modestie, Linus et Jakob sont pleinement conscients que l’ampleur de ce succès s’explique notamment par l’hyperconnexion de cette génération digital native. Les réseaux sociaux ont un rôle d’“agent de socialisation”, permettant de se retrouver plus vite, même dans des groupes hétérogènes, selon les propres termes de Sylvain. Illustrant ce fossé générationnel, Nathan raconte : “J’ai travaillé pendant des mois avec des gens sans les voir, ce n’était pas si frustrant. Mon père m’a dit que lui ne pourrait pas”.
Chacun semble trouver sans problème sa place sur l’éventail des tâches militantes : Ana, vingt-et-un ans, originaire de Porto, développe des actions dans le champ de l’éducation ; Evi*, dix-neuf ans, basée à Thessalonique, travaille sur les différents leviers de sensibilisation du grand public ; Ashley*, dix-huit ans, aujourd’hui en Finlande après quelques années aux Etats-Unis, anime localement un groupe qui participe aux grèves pour le climat. Dans le petit groupe de travail qu’elles constituent avec quelques autres ce matin-là, tout le monde partage un même langage et une même vision : les questions stratégiques semblent avoir déjà été évacuées depuis longtemps, et les revendications, comme l’arrêt des énergies fossiles, sont aisément mises en commun. Il faut dire que tous s’accordent sur le caractère systémique du problème du changement climatique, et la diversité des problématiques que cela implique.
La complémentarité des tactiques comme credo
Ce consensus quasi instantané est aussi le reflet de leur volonté commune de laisser de côté la question des étiquettes partisanes. Mahaut et Sylvain détaillent : “A Marseille, il y avait à la fois un éparpillement et un isolement des activistes écologistes. Mais nous croisions toujours les mêmes personnes partout, donc autant travailler ensemble. Nous avons une charte : tant que les activistes la respectent, il n’y a pas besoin de validation pour monter une action. A partir de là, ça se fait assez spontanément. Tous les modes d’action sont nécessaires de la même façon à tous les niveaux, du local à l’international”. Même son de cloche du côté de Jakob et Linus, qui affirment accepter tout le monde sans se soucier d’une quelconque appartenance d’origine.
Unanimement, les jeunes activistes assument de prendre le parti de la complémentarité des tactiques. Même si le fait d’avoir à la fois un pied dans les institutions et un autre dans le mouvement social est une spécificité des mouvements écologistes, qui peut être source de tensions au fil des choix stratégiques effectués, leur malléabilité leur permet de laisser derrière eux ce qui ne semble plus être que de vieilles querelles. Ainsi, quand on demande à Petr quelle voie il estime être la plus efficace entre le plaidoyer institutionnel et un militantisme plus radical, il soupire : “Personne ne sait comment résoudre la crise climatique. Tout le monde essaie d’y travailler, et toutes les facettes de l’activisme pour le climat contribuent à faire bouger les choses”. Begüm*, jeune turque de vingt-trois ans, basée en Allemagne, revendique un militantisme polymorphe : elle impulse une démarche zéro déchet à l’université, s’engage dans des ateliers d’alphabétisation de femmes migrantes, et est ambassadrice pour l’Office franco-allemand pour la Jeunesse (OFAJ). “Je viens d’une niche très autonome et radicale. J’ai participé deux fois aux grèves pour le climat, les marches pour le climat c’est très bien, mais je trouve plus utile d’aider concrètement”, explique-t-elle.
“Tout est important, chacun apporte sa pierre à l’édifice : la désobéissance civile, l’activisme au niveau local, etc”, renchérit Nathan, qui travaille à construire une coalition européenne de jeunes pour l’environnement et le climat, mettant ses efforts dans l’institutionnalisation de réseaux informels pour activer les leviers européens. “Ça ne sert à rien d’aller dans des réunions juste pour serrer des mains. Le plaidoyer peut ne pas changer grand-chose. Toutes les deux semaines, je rejoins les grèves pour le climat : nous faisons partie des mêmes mouvements. Il ne faut pas que, le jour où il n’y a plus de jeunes dans la rue, les politiques s’arrêtent !”
Alors qu’ils reconnaissent tous s’inscrire dans la même dynamique portée par Greta Thunberg, ils vivent également, dans une moindre proportion, les tentatives de décrédibilisation qu’elle subit de la part des réseaux conservateurs. Même si la plupart d’entre eux sont soutenus par leurs familles, ils constatent qu’en tant que jeunes, il est difficile d’être pris au sérieux, aussi bien par leurs adversaires en politique ou dans les entreprises, que par de partenaires potentiels. Linus et Jakob précisent par exemple que le soutien de Scientists for future les a beaucoup aidé à ce que leurs revendications soient perçues comme légitimes. A partir de là et au vu de l’urgence, le choix de jouer sur tous les tableaux devient presque logique : ils essaient de faire avancer leur cause par tous les moyens possibles.
Être radical
Dans ce contexte, quel est le sens de l’injonction à la radicalité qu’on retrouve souvent dans ces mouvements ? Où se positionnent-ils sur l’échiquier politique ? Leurs réponses demeurent évasives et relativisent les termes, comme s’ils ne se reconnaissaient dans aucune des propositions politiques traditionnelles.
A ces questions, Petr botte en touche : “Si être anticapitaliste c’est défendre son avenir, alors oui je suis probablement anticapitaliste. Mais je ne ressens pas le besoin de me définir comme tel”, explique-t-il. Sylvain élude : “On n’arrive pas à se définir, peut-être qu’on ne veut pas se définir tout court. Je pense qu’il ne faut pas trop se projeter dans le futur, mais peut-être que demain je dirai autre chose”.
Néanmoins, des éléments communs reviennent dans leur discours, révélant un consensus sur la nécessité de sortir du productivisme, ainsi qu’une préoccupation pour les inégalités. Mahaut déclare ainsi : “On ne peut plus dire “j’aime l’écologie et j’aime l’industrie” comme me l’a dit un militant du parti communiste, ce n’est plus possible”. Begüm abonde dans le même sens : “On ne peut pas résoudre les problème environnementaux avec des entreprises capitalistes. La lutte pour l’écologie est forcément anti fasciste aussi, ça va ensemble”. Petr étrille les politiques environnementales d’Emmanuel Macron tout en soulignant l’importance présence de femmes et de personnes queers parmi les activistes de Fridays for Future. Sylvain affirme carrément : “Si je peux ne pas travailler, ça me va très bien, le plein emploi c’est du bullshit !”. S’il faut analyser leurs positionnements politiques, sans doute vaut-il mieux se baser sur ce qu’ils expriment de leur perception du monde plutôt que sur les schémas d’analyse de ces dernières décennies : si la question d’une potentielle affiliation idéologique peut sembler remise aux calendes, sans doute est-ce parce qu’elle est en train de définir ses propres contours.
Connaître son histoire
En effet, loin d’eux l’idée de faire table rase des jalons posés par les générations précédentes. A l’évocation du projet de Generation Climate Europe, Nathan jubile : “On s’attendait à se retrouver face à un mur, mais en fait il y a aussi une attente de leur part. Les institutions sont ravies de ce projet. On n’a plus qu’à poser les fondations, tout a déjà été déblayé par ceux qui nous ont précédé”. Il apprécie tout particulièrement de pouvoir échanger avec la jeune et nouvellement élue eurodéputée Kim Van Sparrentak, ancienne porte-parole de la Fédération des Jeunes Verts Européens, pour bénéficier de contacts pour ce projet, et se projette déjà dans l’étape d’après en cherchant des partenaires pour le pérenniser.
Même si leur génération a massivement apporté ses suffrages aux écologistes lors du dernier scrutin européen, le raccrochement à cette famille politique n’est pas automatique pour ces activistes. Mais ils sont tout de même nombreux à être reconnaissants de recevoir une transmission d’expériences : certains parlent d’une vraie leçon d’humilité, conscients qu’ils ont le devoir de ne pas reproduire les travers de leurs aînés et que les connexions historiques sont nécessaires pour cela, en tout cas dans les cas où les partis écologistes ont pu produire une analyse sérieuse de leurs échecs et succès.
Par exemple, la grève massive qui a eu lieu début 2019 en Hongrie a réussi à regagner des droits sociaux que la nouvelle loi travail – rebaptisée loi esclavagiste – du gouvernement Orban venait de retirer : le succès de cette mobilisation était dû à la convergence entre mouvements étudiants et syndicats ouvriers, inspirée de mai 1968 en France. “Être un activiste est un privilège. Il faut une structure organisée et des revendications claires pour que la stratégie réussisse”, rapporte une étudiante impliquée dans cette lutte. Du haut de ses trente ans, Kim Van Sparrentak rappelle que lors de l’action de blocage de masse d’une mine de charbon en Allemagne portée par Ende Gelände en juin 2019, les personnes âgées dans les villages autour de la mine étaient heureux d’aider les activistes autant qu’ils pouvaient. Un phénomène similaire a été constaté lors de l’action d’occupation d’un champ gazier à Groningue par Code Rood en 2018 : “Tout le monde peut avoir un rôle, les chemins ne sont pas toujours ceux qu’on croit”, avertit-elle.
La revanche des générations futures
Cela n’empêche pas, bien sûr, un clash des générations : tout le monde ne voit pas d’un bon œil un mouvement qui, par son succès et l’incroyable efficacité de ses outils, ringardise littéralement certaines icônes historiques. Ainsi, Nils, membre de l’exécutif de la Fédération des Jeunes Verts Européens, quand on lui demande comment réagissent certaines figures politiques des Verts à ces mouvements, s’agace : “Dans une interview qu’il a donné cet été dans Die Zeit, Daniel Cohn-Bendit dit que les revendications portées par Fridays for Future sont impossibles à réaliser. Mais ce n’est pas à un homme de soixante-dix ans de dire aux jeunes ce qu’ils doivent faire !”. L’ancien leader de Mai 1968 douchant les rêves de la jeunesse : on appréciera l’ironie. Mais même si l’incompréhension entre les générations est aussi vieille que le monde, la crainte du chaos qu’entraînerait le dérèglement climatique donne un poids particulier à la parole de celle qui arrive : puisque c’est elle qui en subira les conséquences, pourquoi lui dénier sa légitimité à agir?
De nombreux médias ont pourtant massivement relayé des réactions sceptiques vis-à-vis du recours porté entre autres par Greta Thunberg auprès du Comité des droits de l’enfant des Nations Unies. Même si sa réponse n’aura pas de valeur contraignante, la reconnaissance potentielle que les droits des enfants plaignants aient pu être violés à cause de l’inaction climatique des Etats revêt une très forte valeur symbolique. A l’instar de la jeune Suédoise et de son discours accusateur ponctué de “Comment osez-vous ?”, les jeunes ne veulent pas porter la responsabilité des actes de ceux qui les ont précédés. Ils ouvrent ainsi la voie, aux côtés d’autres initiatives similaires comme la pétition L’affaire du siècle, à la construction d’une justice climatique intergénérationnelle.
Une autre question reste en suspens : quels choix d’activisme feront ces jeunes lorsqu’ils auront, dans quelques années, la possibilité de prendre des responsabilités dans les institutions à la place de ceux qu’ils accusent ? Que restera-t-il de la mémoire de cet immense mouvement collectif ? Petr y a déjà réfléchi : un de ses objectifs est de construire un mouvement fort qui puisse subsister après qu’il ait quitté le lycée. Pour cela, une des pistes qu’il pointe pour un activisme efficace, démocratique et durable est… La fête. “Nous devons aussi nous amuser, pas uniquement travailler. Il faut un peu de désordre pour organiser les gens”. Quoi de plus normal quand on est jeune?
1. Organisé par la Fondation Heinrich Böll, la Fédération des Jeunes Verts Européens et la Fondation Verte Européenne.
* Le nom a été changé