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Sociale & écologique. La justice globale de Marie Duru-Bellat

Sociale & écologique. La justice globale de Marie Duru-Bellat

- 11 mars 2014

Par Catherine Larrère

Capture d’écran 2014-03-11 à 16.48.21.pngMarie Duru-Bellat

Pour une planète équitable.

L’urgence d’une justice globale

Paris, Le Seuil, ‘La république des idées’, 2014, 112 p.

Dans ce petit livre stimulant, Marie Duru-Bellat se donne deux objectifs (définis p. 7): 

1) ‘plaider en faveur d’une justice globale’ en posant ‘la question des inégalités à l’échelle de la planète’,

2) ‘faire le lien entre les inégalités sociales mondiales et les préoccupations écologiques’.

Il s’agit donc d’affirmer la dimension globale de la justice sociale, tout en la croisant avec la perspective environnementale.

Si nous jugeons intolérable que le fait de naître noir ou femme soit à l’origine d’un déni de reconnaissance ou de revenus inférieurs, pourquoi ne nous posons-nous pas les mêmes questions à propos du pays de naissance? Les frontières nationales jouent un rôle important dans la répartition des inégalités: selon certaines études, une part décisive de notre revenu (60 %) dépend du pays dans lequel nous avons eu la chance (ou la malchance) de naître (p.17). Pourquoi ne nous préoccupons-nous des inégalités sociales qu’à l’intérieur d’un même pays? La comparaison interpersonnelle des revenus ou des statuts doit se faire au niveau mondial: ‘l’idée même de comparer le sort de tous les habitants de la planète est une idée neuve’, explique Marie Duru-Bellat.  Telle est la forme, aujourd’hui, de l’idée cosmopolitique. Les inégalités de naissance (celles des frontières nationales) sont tout aussi arbitraires que les inégalités de race, de genre, ou de classe. Cela implique que nous nous situions au niveau global, celui de la planète.

Dans la Théorie des sentiments moraux, Adam Smith juge ‘totalement absurde et déraisonnable’ que l’on se soucie des misères éloignées: ‘ L’intérêt que nous pourrions prendre à la fortune d’hommes que nous ne connaissons pas et avec qui nous n’avons aucun rapport et qui sont placés entièrement en dehors de la sphère de notre activité, ne pourrait que nous causer de l’angoisse sans d’aucune manière leur apporter d’avantage. A quoi bon devrions-nous nous soucier de ceux qui vivent sur la lune?’ (1). Nous ne pouvons plus, aujourd’hui, plaider l’ignorance ou l’impuissance devant des misères dont nous sommes les témoins et dans lesquelles nous avons une part de responsabilité. Le monde est devenu une unité interdépendante et nul ne contestera qu’il existe un devoir d’assistance à l’égard de tous ceux qui sont frappés par la misère ou les catastrophes naturelles à quelque endroit du monde que cela se trouve.

Mais la question n’est pas seulement celle des devoirs d’assistance internationaux dans des circonstances exceptionnelles. Il ne s’agit pas seulement des devoirs de charité ou d’humanité à l’égard de ceux qui sont frappés par la pauvreté absolue (ou la misère). Il s’agit des inégalités sociales à travers le monde et de la question de justice qu’elles posent, pas seulement des devoirs des riches mais des droits de tous les êtres humains: ‘le déni est impossible, la charité insuffisante, il faut raisonner en termes de justice’ (p.10).

Puisqu’il ne s’agit pas seulement du souci moral à l’égard des pauvres, mais de la question politique des inégalités, le problème est celui du cadre politique dans lequel les examiner. C’est là que s’opposent deux thèses philosophiques sur la justice: l’une ‘étatique’, tient qu’il n’y a de justice entre les individus qu’au sein de la communauté politique nationale, l’autre, ‘cosmopolitique’, tient qu’il existe une communauté mondiale entre tous les individus, que règlent des principes de justice: c’est le point de vue de la justice globale. Les deux positions peuvent toutes deux se réclamer des principes de la justice exposés par Rawls (Théorie de la Justice, 1972), mais pour les premiers, les étatistes, ces principes ne valent pleinement qu’à l’intérieur de la communauté politique, au-delà des frontières politiques, il n’y a plus que des rapports entre nations, pas entre individus, et il n’y a que des devoirs (non exigibles) d’assistance, pas de droits à une correction des inégalités par la redistribution. Pour les cosmopolitiques, au contraire, il existe des problèmes de justice globale (en matière de santé notamment) qui, mettant en relation des droits humains, la responsabilité et l’interdépendance de tous, interdisent de s’arrêter aux frontières politiques.

Capture d’écran 2014-03-11 à 17.18.37.pngMartin Luther King écrivait, en 1963, depuis sa prison de Birmingham: «Injustice anywhere is a threat to justice everywhere.»

Marie Duru-Bellat plaide pour la justice globale et soutient les positions cosmopolitiques. Elle en montre aussi les limites: on ne peut appliquer rigoureusement le principe d’égalité (à la façon utilitariste: que chacun compte pour un et rien que pour un). Il n’est pas question de dire qu’il n’y a plus que des droits de l’homme (en annulant ceux du citoyen), mais de hiérarchiser un ensemble complexe de devoirs où les devoirs positifs que nous avons à l’égard des proches (famille, compatriotes) ne doivent pas compromettre les devoirs négatifs (ne pas nuire, réparer les dommages) nous avons à l’égard d’humains plus lointains. Il s’agit aussi de s’interroger sur les institutions qui peuvent exister au-delà des Etats nationaux. Si personne ne veut d’un État mondial, le terme de ‘gouvernance mondiale’ souvent adopté est, pour le moins ambigu. Sans doute désigne-t-il une façon moins contraignante, moins centralisatrice de régler les rapports  que le gouvernement. Mais ce terme de gouvernance, emprunté au vocabulaire du monde des affaires,  traduit ce qu’Habermas présente comme la tendance à la dissémination de l’idée démocratique dans de simples formes de gestion et de régulation. Le vocabulaire de la gouvernance est celui du marché, et il peut être gênant de l’adopter sur des questions, celles de la justice globale, où il s’agit justement de ne pas s’en tenir à la seule logique du marché, celle de l’efficacité, mais d’introduire un point de vue normatif.

Classiquement, le cosmopolitisme a rapport à l’existence, au-delà  des communautés nationales, d’une communauté humaine qui les englobe toutes. De nos jours, l’idée cosmopolitique attire en plus l’attention sur la série croissante de questions pour lesquelles les frontières politiques n’ont pas de sens, et où il faut envisager, globalement, les rapports entre les êtres humains. Les préoccupations écologiques sont de cet ordre. La crise environnementale renforce l’unité du monde: les pollutions ne respectent pas les frontières et le changement climatique est par excellence un phénomène global, qui réunit des experts du monde entier et pose des problèmes de justice globale (souvent abordés comme ceux de la distribution des permis d’émission de CO2). Cela nous rappelle aussi que la Terre est commune à toute l’humanité, que nul n’en est le propriétaire exclusif, et que chacun doit pouvoir y avoir accès: où iront loger ceux dont le pays était une île que la montée des eaux, consécutive au changement climatique, a recouverte?

Mais, si le monde de l’écologie est un monde global, c’est aussi un monde fini, aux ressources limitées. Une des premières formulations des problèmes écologiques est celle du rapport Meadows (1972) selon laquelle il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini. Avec la finitude écologique, disparaît l’espoir que la poursuite indéfinie de la croissance entraînera dans son sillage toutes les nations, même les plus déshéritées, réduisant progressivement les inégalités. À la place de cette amélioration continue, deux perspectives affrontées se profilent: ou bien les pays du Nord renoncent à leur idéal de justice et restreignent le développement du Sud, ce qui provoquerait une catastrophe sociale, ou bien on continue à laisser tout le monde se développer, et on se précipite vers la catastrophe naturelle.

Pour échapper à la catastrophe, il faut sans doute renoncer à la croissance, ou, du moins, renoncer à faire de la croissance la seule mesure de nos progrès quand on sait qu’au-delà d’un certain seuil, la poursuite de la croissance n’entraine pas de réelle amélioration du bien-être et que croissance et développement sont loin d’être synonymes (p. 84). Dès lors que la croissance n’est pas la solution automatique du problème des inégalités, la lutte contre celles-ci doit se faire dans la perspective écologique qui est celle du monde d’aujourd’hui. L’idée avancée dans le rapport Brundtland, selon laquelle, la pauvreté étant un des principaux facteurs de dégradation environnementale, lutter contre la pauvreté par le développement c’est préserver l’environnement, laisse de côté le fait que le développement est aussi consommateur en énergie. Mais l’idée demeure que les inégalités sociales ne sont pas seulement socialement corrosives mais qu’elles sont aussi écologiquement désastreuses et que l’on ne peut séparer lutte contre les inégalités et lutte contre les dégradations environnementales. Les deux luttes doivent être menées ensemble. Les inégalités renforcent les tensions: plus elles sont accentuées, plus le traitement de la question écologique est difficile, comme le montre l’échec des conférences climatiques. On ne peut lutter contre la crise environnementale sans lutter contre les inégalités et ce d’autant plus que les dégradations environnementales renforcent les inégalités sociales: les plus pauvres sont plus vulnérables devant les modifications liées au changement climatique et les problèmes environnementaux font apparaître de nouvelles inégalités, notamment sur le plan de la santé. Aux inégalités proprement sociales (revenu, statut) s’ajoutent donc des inégalités environnementales, ou écologiques, qui les recoupent et les renforcent. Cela implique des devoirs de justice touchant à la protection contre les effets de ces inégalités. Au cœur de la lutte contre les inégalités, il y a la protection contre des nuisances environnementales qui frappent plus fortement les plus démunis et les plus vulnérables.

Certains considèrent que parler de crise environnementale pour qualifier l’état écologique de la planète entretient à tort l’illusion qu’il s’agit d’une situation passagère dont on va bientôt pouvoir sortir. Ce n’est pas le cas: nous avons transformé de façon irréversible notre milieu de vie, et c’est dans ce milieu qu’il nous faut continuer à vivre, du mieux possible. Aussi faire appel à la justice, pour les questions environnementales n’est pas seulement justifier quelques restrictions passagères aux libertés, c’est chercher à promouvoir la coopération, à trouver les façons de vivre ensemble, dans le monde qui est le notre.

 

Catherine Larrère, philosophe, est présidente de la Fondation de l’Ecologie Politique

 

1- Adam Smith, Théorie des Sentiments Moraux (1759), III, III (‘De l’influence de l’autorité et de la conscience’), trad. fr., Paris, 1999,  p. 202.

Illustration: ‘Three Friends’ par William H. Johnson, Smithsonian American Art Museum, (object n°1967.59.1020), pas de restriction de copyright.

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