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La catastrophe dans la durée: pour une éthique de l’obstination

- 1 décembre 2013

Par Olivier Fressard

A propos de:

– Rebecca Harms, Ein Tag in Fukushima. Eine Woche in Japan. Reisenotizen, (Un jour à Fukushima. Une semaine au Japon. Notes de voyage.), Verlag die Brotsuppe, 20121

&

– Antonio Pagnotta, Le Dernier homme de Fukushima, Don Quichotte éditions, 2013

Il y a, ces jours-ci, une actualité de Fukushima. En effet, le lieu de la plus grande catastrophe nucléaire depuis Tchernobyl refait surface dans les médias à l’occasion d’une opération délicate sur les réacteurs dévastés de la centrale japonaise. Cette information nous rappelle opportunément qu’une menace ne cesse de peser sur les Japonais à partir de l’épicentre Fukushima.

Une opération à haut risque

Moins de deux ans après la catastrophe de Fukushima, le 11 mars 2011, la société Tepco, en charge du site, s’apprête à mener une opération majeure sur la centrale nucléaire en vue de son démantèlement, un processus qui devrait durer au moins quarante ans. Il s’agit de prélever, dans des conditions à très haut risque, des milliers de barres de combustible plongées dans une piscine de refroidissement, dont la teneur en césium 137 est, selon l’expert nucléaire, Hiroaki Koide (cité par Le Monde, mercredi 20 novembre 2013), «équivalente à au moins 5000 fois celle dégagée par le bombardement atomique d’Hiroshima». Le risque d’une fuite et d’une contamination radioactive massive, dans cette opération qui doit être menée manuellement, est à la fois possible et redoutée.

Ainsi, à cette occasion, apprend-on, la catastrophe de Fukushima n’est pas terminée. Il faudra, aux Japonais, vivre longtemps encore avec les effets de cet accident majeur qui pourrait, en cas de perte de contrôle de cette opération d’ingénierie nucléaire, être pires que ceux provoqués par le tremblement de terre et le tsunami. Mais, au-delà des informations techniques fournies par les journaux, que se passe-t-il pour les habitants qui vivent aujourd’hui, au-delà de la zone d’exclusion, dans la région de Fukushima?

La catastrophe dans la durée

L’actualité ne devrait pas nous faire oublier, en effet, que Fukushima et sa région, dévastés, n’ont cessé d’exister, de manière insistante, obsédante, jour après jour, pour les centaines de milliers d’habitants qui y ont été victimes de la catastrophe du 11 mars 2011. Ils vivent aujourd’hui, hors la zone d’exclusion totale de 20 kilomètres de rayon autour de la centrale, dans une région de 250 kilomètres de diamètre autour de Fukushima, en proie à des taux localement très élevés de radioactivité.

Une catastrophe, ce n’est pas seulement l’événement ponctuel d’un désastre, où tout bascule, où un système structurellement stable se défait pour déboucher, après une phase de bouleversement, chaotique, sur un nouvel état. Au-delà de l’acmé catastrophique, qui se caractérise par sa violence extrême et par sa puissance explosive, qui multiplie au-delà de l’imaginable la force destructrice exercée sur un ensemble d’êtres, de choses et de paysages, il y a, dans la situation qui se stabilise en une condition post-catastrophique, une persistance, sur un autre mode, plus lent, moins brutal, des effets délétères et destructeurs de l’événement d’origine.

Ainsi, la catastrophe désigne à la fois un moment bref de bouleversement brutal d’un état et une persistance sur le temps long, à l’échelle humaine du moins, d’effets qui se répercutent de proche en proche, de manière durable, en une tendance qui forme une continuité, continuité traumatique au plan psychologique et sociologique, continuité pathologique au niveau, mesuré statistiquement, des affections physiques liées, à la surexposition aux radioéléments.

Une éthique à la hauteur du désastre

Face à cette situation, une éthique est nécessaire qui soit apte à faire face à la catastrophe dans sa durée, au désastre continué, à la répercussion, au retentissement, en quelque sorte, de l’accident ponctuel dans le temps. Il y a là une exigence éthique qui consiste à ne pas laisser l’attention se relâcher après que la catastrophe – et ce qu’il faut bien appeler son esthétique médiatique – ait eu lieu. Il faudrait que l’intérêt et la préoccupation ne se démentent pas, que l’attention reste soutenue et qu’une disposition à veiller s’établisse, sensible à tout ce qui se poursuit et tout ce qui, aussi, commence dans l’après-catastrophe.

Comment vit-on donc après la catastrophe, quand on y a survécu? Comment fait-on face à la contamination nucléaire du milieu environnant, avec l’invisible et impalpable radioactivité pourtant là, mesurée avec des dosimètres ou des spectromètres, dont les effets délétères ne sont pas, le plus souvent, immédiats mais s’insinuent en soi et y effectuent leur travail souterrain pour resurgir un jour sous la forme d’un cancer de la thyroïde ou d’une leucémie?

Quelle est, pour celui qui ne se contente pas d’un «regard éloigné», la vertu éthique qu’appelle cette situation? Qu’est-ce qu’être vertueux face à la catastrophe? C’est se préoccuper du désastre, de ses suites et contrecoups, qui perdure au-delà de l’événement. C’est, au-delà des secours d’urgence, maintenir éveillées son attention et sa sollicitude pour les victimes après qu’elles aient disparues de nos écrans. C’est, enfin, s’efforcer de ne pas oublier et rester mobilisé auprès de ceux dont la souffrance est installée dans la durée.

Deux témoins exceptionnels

C’est cette vertu qu’incarnent remarquablement, chacun à sa façon, Rebecca Harms, députée écologiste allemande au Parlement européen, et Antonio Pagnotta, grand reporter italien indépendant.

Rebecca Harms, bien connue des mouvements anti-nucléaires, en Allemagne et, au-delà, en Europe, est coprésidente, avec Daniel Cohn-Bendit, du groupe des Grünen au Parlement européen. Elle a animé des initiatives citoyennes et des campagnes d’action, en Allemagne, en lien, le plus souvent, avec la lutte contre l’énergie nucléaire. Elle a fait le voyage de Tchernobyl en 1988. Enfin, elle prend part aujourd’hui, en tant que candidate, à la primaire du Parti Vert Européen en vue des élections européennes de 2014.

Antonio Pagnotta, journaliste et photographe italien, a exercé son métier au Japon, pendant plus de dix ans. Il s’est fait une réputation pour des reportages qui l’ont conduit, à ses risques et périls, à pénétrer diverses zones interdites de la planète pour y enquêter.

Sortir du nucléaire

Dans son petit ouvrage, paru en mars 2012, modeste en taille mais dense en aperçus et intense en émotions, Harms rend compte d’un voyage effectué au Japon et à Fukushima en janvier 2012. «Finalement, le thème (Fukushima) disparaît des nouvelles du soir», constate-t-elle un jour. C’est le signe, pour elle, qu’est venu le moment d’entreprendre, en ce pays, un cycle de conférences sur le thème de la sortie du nucléaire et de se faire, sur place, une idée par elle-même de la situation, d’y constater comment les gens se débrouillent, un an après, avec les suites de de la catastrophe.

En habits de conférencière, Harms porte le discours de la sortie mondiale de l’énergie nucléaire, civile aussi bien que militaire. Le développement, au Japon, d’une énergie nucléaire civile à grande échelle relève, après Hiroshima et Nagasaki, d’une formidable tromperie. «C’est la pire trahison de la mémoire des victimes d’Hiroshima», avait d’ailleurs déclaré le prix Nobel de la littérature Kenzaburo Oé en mars 2011 . Il peut, certes, sembler inadéquat de vouloir comparer un accident, dont la cause immédiate est d’ordre naturel, avec une attaque militaire, mais il n’est pas absurde pour autant de comparer les niveaux quantitatifs de la contamination nucléaire. Harms affirme que l’accident de Fukushima a dégagé une puissance radioactive équivalente à 160 fois la bombe d’Hiroshima (une donnée, au demeurant, très inférieure à celles mentionnées aujourd’hui).

Il est vain, désormais, continue-t-elle, de mener des tests de résistance sur les centrales pour tenter d’en renforcer les normes de sécurité, politique généralement adoptée au Japon et en Europe à la suite de Fukushima. La position juste, celle qui tire les leçons des grands accidents nucléaires civils, consiste à renoncer définitivement au nucléaire, comme l’a fait le gouvernement allemand d’Angela Merkel. Au demeurant, comme Harms l’apprend à ses interlocuteurs japonais surpris, seules quatre centrales, sur l’ensemble d’un parc nucléaire surdimensionné, continuent de fonctionner au Japon.

Il y a, aujourd’hui, un fait massif et incontournable: les effets simultanés du tsunami, du tremblement de terre et de l’explosion de la centrale ont eu de puissants effets destructeurs sur l’ensemble de l’environnement, naturel et urbain, et, partant, sur les corps par lesquels les êtres humains y plongent de profondes racines. La santé de plusieurs générations d’individus est menacée par de graves affections et tout un ensemble de paysages, détruits, sont devenus inaptes à la culture, à l’élevage et à la pêche, en un mot, à la vie.

Des effets psychologiques et sociologiques ignorés

Il y a aussi, aspect trop souvent oublié, la réalité psychologique et sociologique d’une population qui, de proche en proche, concerne l’ensemble du Japon, désorganisé et bouleversé par cet événement. Harms en donne des aperçus frappants. Ainsi, au-delà de l’évacuation par les pouvoirs publics de la zone d’exclusion, les victimes ont, en général, été laissées dans la plus haute des solitudes face à la décision de rester ou de partir. Très souvent, les familles se sont alors séparées. Les parents ou les seuls pères de famille sont restés sur place et ont envoyé femmes et enfants à l’abri de la contamination dans des régions éloignées. Les liens sociaux en ont été fortement affectés.

Il a fallu faire aussi l’expérience inquiétante et déstabilisante d’une radioactivité invisible et impalpable. A l’aune de nos cinq sens, les lignes de partage semblent être établies sur des bases arbitraires. Harms s’interroge sur ces frontières, largement conventionnelles, qui font le départ entre le danger et la sécurité: «Au pays des signes, pas de signes de la radioactivité?», demande-t-elle. En témoigne, la situation invraisemblable de la ville de Minamisoma, aujourd’hui divisée en trois cercles concentriques en fonction des taux de contamination.

Dans cette situation d’incertitude, des hommes et des femmes, des paysans tout particulièrement, restent attachés à leurs terres, aussi dévastées et dangereuses soient-elles devenues. Traumatisés par la nécessité d’abattre leur bétail et l’interdiction de ne plus rien manger de ce qui pousse dans leurs champs et leurs jardins, ils ne se résolvent pas, pourtant, à les abandonner. Ils retournent régulièrement dans les zones contaminées pour s’efforcer de les restaurer et de les entretenir, parfois même, dans l’espoir de relancer, sur de nouvelles bases, plus écologiques, des projets d’agriculture, tant continuer la vie, c’est résister et songer encore à entreprendre.

Sur un registre plus politique, à l’encontre des images stéréotypées de Japonais passifs et soumis, des associations et des initiatives citoyennes, dont Harms rencontre les représentants, se sont mobilisées ou se sont créées pour faire face au désastre. Comme souvent, la catastrophe a réveillé des dispositions enfouies à l’entraide et à la solidarité. Mais la société s’est aussi parfois, face à l’adversité, divisée contre elle-même. En atteste la discrimination qui s’exerce ici et là, dans la population japonaise, à l’encontre des enfants et des gens de Fukushima, rejetés par leurs camarades d’école, évités par leurs collègues, comme les pestiférés d’autrefois.

D’une manière générale, on voit à l’oeuvre, face à l’état de catastrophe, le pire comme le meilleur. D’un côté, la capacité de réaction, de revendication, de mobilisation et d’auto-organisation des citoyens ordinaires, leur vitalité envers et contre tout, leur résilience, dirait-on aujourd’hui. De l’autre côté, l’insuffisance flagrante des pouvoirs publics, lents, inertes, à la limite de l’incurie, ainsi qu’une politique de communication publique parcimonieuse, quasi mensongère parfois, de la part d’un gouvernement toujours plus disposé à prêter l’oreille aux diverses bureaucraties et aux lobbies de l’industrie nucléaire qu’à oser des remises en cause. Enfin, on observe dans la population, au milieu de nombreuses actions remarquables et de dispositions vertueuses, de multiples expressions de l’égoïsme du sauve-qui-peut.

Résister en zone interdite

Antonio Pagnotta, de son côté, a pénétré, en juin 2011, la zone rouge de Fukushima. Il y a rencontré, de manière improbable dans ces lieux désertés et dans ces paysages ravagés, un être d’exception, Naoto Matsumura. Il est «le dernier homme de Fukushima», celui qui a décidé, au moment de l’évacuation de la zone interdite, de ne pas suivre le mouvement général, de ne pas fuir, mais de rester sur place et d’y vivre. Envers et contre tout. Pour résister et lutter – en se cachant. Pour y construire une dignité – et une philosophie.

Nous avions rencontré ici-même, il y a peu, en rendant compte du roman Le Cycliste de Tchernobyl, un personnage semblablement inspiré, un homme de la même trempe, Vassili Nesterenko, ex-ingénieur nucléaire, qui, armé de son compteur Geiger, de ses doses d’iode et de ses conseils, hantait la région fantôme autour de la centrale ukrainienne. Il est bon, songeant aux catastrophes à venir qui ne manqueront pas de se produire encore, de méditer, à travers leurs récits, la philosophie en acte ces individualités extraordinaires.

1- Une traduction en anglais et en français de cet ouvrage est en cours.

2- Les médias se sont largement fait l’écho de cet ouvrage et de son protagoniste. L’internaute pourra trouver, sur le site de Mediapart un portfolio des photographies de l’auteur de la zone rouge de Fukushima.

Olivier Fressard, directeur de la Fondation de l’Ecologie Politique

Antonio Pagnotta présente ‘Le dernier homme de Fukushima’ dans cette courte vidéo:


Rebecca Harms, lit un passage de son livre dans cette vidéo extraite du documentaire ‘Welcome to Fukushima‘ de Alain de Halleux (en anglais):

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