En mai 2023, la conférence la plus grande et transversale jamais organisée sur la post-croissance s’est tenue au Parlement européen. Ce fut, sans aucun doute, un énorme succès et un jalon important pour la réflexion théorique et pratique sur la manière de construire, dans les limites de la planète, la prospérité et le bien-être en Europe au-delà de la croissance économique. Cependant, le fait suivant est frappant : aucun espace de débat n’a été consacré à un concept fondamental et central dans la bataille culturelle et politique de cette décennie : la liberté.
De leur côté, les courants négationnistes et réactionnaires n’ont pas lésiné sur les moyens pour s’approprier la liberté. Ils se présentent comme les véritables champions de la liberté contre les minorités woke et progressistes. Dans une inversion orwellienne des significations et des rôles entre agresseur et victime, dominant et dominé, privilégié et marginalisé, la liberté est devenue leur patrimoine quasi-exclusif. À travers un néo-langage ressuscité, Donald Trump et Marine Le Pen s’auto-érigent en Martin Luther King, tandis que le réseau de désinformation, baptisé X, se fait le chantre de la liberté d’expression. Comme en 1984, il semble qu’une fois de plus « la liberté c’est l’esclavage ».
Dans ce contexte, l’écologie — quel que soit le courant — est une cible prioritaire. Selon leur narratif, nous vivons depuis des années sous la menace d’une « dictature climatique », qu’il s’agisse du Pacte vert européen ou de l’Agenda 2030. L’internationale de la haine répond à ce supposé « fanatisme vert » en patrimonialisant la « liberté » : liberté de forer, liberté de revenir aux énergies fossiles, liberté de calomnier les écologistes, autrement dit, une liberté à sens unique, sans aucune restriction ou limitation écologique ou solidaire d’aucune sorte. Le réveil est brutal. Après une décennie d’hégémonie culturelle climatique, l’écologie et le climat ne font plus recette. Au contraire, ils sont présentés comme des ennemis de la « liberté ».
Cette réaction négationniste intervient alors que la crise climatique ne s’est pas atténuée, bien au contraire. Notre système économique et notre mode de vie actuels, fondés sur une croissance infinie de la production et une consommation effrénée sur une planète finie, sont toujours dans l’impasse. Grâce aux meilleures connaissances scientifiques disponibles, nous savons que nous nous trouvons à un moment socio-écologique critique où nous devons plus que jamais regarder au-delà de la croissance pour parvenir à un avenir de bien-être durable et juste.
Mais il ne suffit pas d’avoir raison scientifiquement pour qu’une idée juste devienne dominante. Il faut aussi gagner le cœur des gens et l’imaginaire collectif. Parce qu’aujourd’hui la liberté est l’une des valeurs les plus chères aux citoyens européens et face aux assauts de l’extrême droite, les courants post-croissance doivent entrer de plain-pied dans la bataille conceptuelle et pratique autour de la liberté. C’est une condition nécessaire à la contestation de l’hégémonie culturelle et politique.
Pour ce faire, nous devons nous poser quelques questions fondamentales. La liberté étant un terme polysémantique, comment est-elle majoritairement comprise aujourd’hui ? Mais au-delà, quel rapport la liberté moderne entretient-elle avec le système de la croissance perpétuelle ? Et surtout, quelle liberté aurait à défendre la post-croissance ?
Liberté et consumérisme, une vision minimaliste
La liberté n’est pas une constante anthropologique. Ce n’était pas la même chose d’être libre dans la Grèce antique d’Aristote que dans l’Europe industrielle d’Adam Smith. Ce n’est pas la même chose d’être libre dans la bouche de Trump que dans celle du sous-commandant Marcos. De la liberté comme acte conforme à la vertu et à la raison, à la liberté comme absence d’oppression, à la liberté comme exutoire sur les réseaux sociaux, ce concept a évolué au fil de la géographie et de l’histoire.
Au sein de cette évolution et de cette dispute idéologique permanente, comme le rappelle à juste titre l’essayiste Sophia Rosenfeld, le sens du terme liberté, surtout depuis la tradition américaine, tend à être assimilé à la capacité de choisir. Dans un monde dominé par le marché capitaliste, l’homo economicus passe son temps à choisir — ou à rêver de choisir s’il ne dispose pas d’un pouvoir d’achat suffisant — ses vêtements, son téléphone portable ou la destination de ses prochaines vacances.
Dans ce contexte, la liberté de choisir est souvent convertie et confondue avec la liberté individuelle de consommer. Cela signifie que tout peut potentiellement être transformé en objet de consommation, même les libertés héritées des Lumières telles que la liberté démocratique, religieuse, éducative ou sexuelle. La démocratie libérale — ou, du moins, l’usage qui en est fait — a une certaine tendance marketing à transformer les citoyen·nes actif·ves en client·es passif·ves, où vendre une idée ou un homme ou une femme politique n’est guère différent de vendre un match sur Tinder ou un lave-vaisselle.
C’est la victoire idéologique néolibérale de Milton Friedman. Plus le·a consommateur·rice a de choix dans sa vie transformée en marché permanent, plus il·elle jouit de liberté, et vice-versa. Dans son discours au Forum économique mondial de 2025 à Davos où il a qualifié le Green New Deal d’arnaque et s’est déchaîné contre les voitures électriques, Donald Trump l’a résumé simplement, sans langue de bois : « nous allons laisser les gens acheter la voiture qu’ils veulent acheter ». En dehors de tout cadre réglementaire, la liberté individuelle de choisir et de consommer n’importe quoi, marque de fabrique pour un électorat qui s’indigne de sa dégradation socio-économique et qui récompense en même temps les multinationales, prime sur l’intérêt général ou le climat.
Comme si cela ne suffisait pas, la montée au pouvoir aux États-Unis des techno-libertaires emmenés par Elon Musk est un rebondissement supplémentaire. La liberté individuelle et l’élimination des restrictions étatiques, ou directement des institutions publiques, sont l’alpha et l’oméga de leur croisade pour se débarrasser de toutes les barrières sociales et écologiques. Au-delà de l’efficacité douteuse du Department of Government Efficiency (DOGE), sa mise en œuvre est surtout un avertissement : l’État et ses réglementations sont superflus, à commencer par les règles environnementales et les mécanismes de solidarité. Avec une conséquence claire : les gagnant·es de la liberté muskienne sont les plus fort·es, l’oligarchie et la Silicon Valley, au détriment des groupes les plus vulnérables et de la planète.
Mais attention, et bien que cela puisse paraître paradoxal, ce libertarisme à la fois individualiste et entrepreneurial s’accommode très bien d’une conception autoritaire et centralisée du pouvoir, ainsi que d’une démocratie illibérale. Dans ce cadre, comme le note Rosenfeld, « la liberté, réduite à la liberté de choix, permet de maintenir un semblant d’éthique démocratique, alors que le système politique est, pour l’essentiel, devenu autoritaire ». En d’autres termes : libéralisme pour une minorité, autoritarisme pour le plus grand nombre.
Le pacte faustien entre liberté et croissance
De toute évidence, cette proposition idéologique minimaliste de la liberté, en tant que simple capacité de choix consumériste, ne tient pas ou peu compte des externalités socio-écologiques négatives de son modèle. Au contraire, dans sa version la plus récente et la plus extrême, elle s’accompagne d’une série de disqualifications et de fake news à l’égard des politiques écologiques et climatiques. Mais ne nous y trompons pas. Nous ne sommes pas arrivés à cette conception étroite de la liberté par hasard au cours des dernières années. Elle a des racines beaucoup plus profondes.
En effet, pour comprendre le présent, et plus encore dans une perspective post-croissance, il est essentiel d’examiner l’évolution des idées sur la liberté d’un point de vue matériel et historique. Les courants idéologiques, philosophiques ou économiques dépendent des conditions matérielles, énergétiques et technologiques de chaque époque et expriment une relation avec l’environnement socio-écologique dans lequel ils évoluent.
Comme l’analyse Pierre Charbonnier, dans ce qu’il appelle les « structures géo-écologiques de la pensée politique », l’alliance entre liberté et croissance naît sous une forme balbutiante au XVIIe siècle et prend son essor avec la révolution industrielle. Grâce à l’exploitation massive d’une nouvelle source d’énergie, le charbon — plus tard le pétrole et le gaz — et à l’utilisation intensive des immenses terres et des matières premières des colonies conquises en Amérique et, plus tard, en Afrique, l’Europe occidentale construit et étend ses États-providence, son développement et ses démocraties modernes. Ce système de « croissance extensive » a inauguré un nouveau régime écologique qui, en plus de donner naissance à un nouveau système politique et de production, a d’autres conséquences encore valables aujourd’hui.
Aux yeux de ce nouveau régime, l’abondance n’est plus un mythe de l’Antiquité, mais une possibilité réelle à la portée de l’être humain. L’ère de la pénurie et des limites physiques étant révolue, les ressources ne semblent plus être limitées et nos désirs ne semblent plus avoir de limites. Cette nouvelle corne d’abondance ouvre à son tour la porte à une nouvelle conception de la liberté, conçue comme une autonomie individuelle et collective émancipée de toute dépendance matérielle. De telle sorte que la satisfaction de l’abondance, et donc de la liberté, devienne une priorité socio-économique et politique. Structurellement, par le biais du partenariat entre l’État et le marché, entre la démocratie et le libre-échange, cela signifie garantir l’expansion et la disponibilité permanente de nouvelles sources d’énergie, de matières premières et critiques, d’eau ou de terre au niveau local et mondial. Sans croissance, il n’y a pas d’abondance. Et sans abondance, il n’y a pas de liberté. C’est le pacte faustien de la liberté moderne.
Ainsi, dans les sociétés industrialisées occidentales modernes, la croissance économique est logiquement considérée et défendue, consciemment ou inconsciemment, comme un outil essentiel et une condition de la liberté et un fondement fondamental de la démocratie. Le capitalisme de marché qui accompagne ce système — soutenu et renforcé par l’État — est par conséquent souvent perçu comme un exemple de liberté authentique. En corollaire, tout obstacle à la croissance peut à son tour être perçu comme un obstacle à la liberté. En d’autres termes, tout projet qui heurte de front ou du moins critique le dogme de la croissance est intrinsèquement en collision avec le modèle dominant de la liberté.
Découpler la liberté et la croissance
Dans ce contexte, le défi de la post-croissance vis-à-vis de la liberté moderne est énorme. En appelant ouvertement à la construction plus ou moins radicale d’une société prospère au-delà de la croissance, sans croissance ou directement avec une croissance négative, les courants de la post-croissance ou de la décroissance sont difficilement compatibles avec la liberté consumériste et orientée vers la croissance. À l’évidence, proposer d’interdire ou de restreindre les voitures et les énergies polluantes, ou le gaspillage, va à l’encontre non seulement de la liberté sans régulation éco-sociale, mais aussi de la simple promesse d’une abondance matérielle infinie. Même le simple fait de mentionner que des limites écologiques existent peut être compris comme une restriction de la liberté conçue sous le prisme de la non-restriction.
Mais même si elle s’oppose directement à la triade croissance-abondance-liberté, la post-croissance ne peut pas abandonner la lutte pour la liberté. Tout d’abord, parce que la liberté est bien plus que la capacité de choisir et de consommer sans restriction dans un monde en constante expansion. La liberté, et le débat sur sa signification, existaient avant que la croissance ne devienne un dogme socio-économique. Il est tout à fait possible de penser et de diffuser une autre conception de la liberté que la non-contrainte. Par exemple, et dans la lignée de penseurs tels que Philip Pettit ou Jurgen Habermas, la liberté peut être comprise comme la non-domination, la sécurité et la protection contre le pouvoir arbitraire ainsi que l’émancipation de la subordination.
Dans ce cadre, les politiques publiques en faveur de la justice environnementale et sociale ainsi que l’État de droit sont les pierres angulaires de l’éradication de la domination de certaines personnes ou de certains groupes sur d’autres. La réduction de cette « surpuissance » et de ce « pouvoir sur » est une condition sine qua non pour étendre la liberté du « pouvoir-faire » de la majorité de la population et, en même temps, garantir les droits des minorités et des générations futures. Pour cela, face à l’offensive techno-libertaire et réactionnaire, reconnecter l’idée même de l’Etat et du public comme garant d’une liberté qui protège des puissants et de la loi de la jungle est une priorité. Mais attention, een ayant conscience du rôle historique de l’État dans la spirale mercantile et productiviste et dans la crise écologique, cela signifie aussi repenser l’État au-delà de la production de bien-être sur la base de plus de consommation et de plus de croissance.
Deuxièmement, ne jetons pas toute la liberté moderne avec l’eau du bain de la croissance. Autant de nombreuses libertés individuelles sont nées dans le feu de l’expansion matérielle des XVIIe et XVIIIe siècles, avec toutes les contradictions que cela comporte, autant ces libertés — et même la démocratie moderne — héritées des Lumières sont aussi l’héritage de la lutte contre l’absolutisme, l’intolérance, l’injustice et le pouvoir autoritaire et arbitraire. L’autodétermination et l’autonomie, qu’elle soit politique, religieuse, d’orientation sexuelle ou d’épanouissement personnel et intime, sont des biens individuels et communs à défendre jalousement et avec encore plus de zèle face aux attaques contre la démocratie et les droits civils, politiques, sociaux et culturels.
En même temps, il est nécessaire de prendre en compte le paradoxe qui entoure ces libertés des derniers siècles. Dans le pacte faustien décrit ci-dessus, la liberté a été pensée comme notre possibilité quasi-théologique d’émancipation de toute dépendance matérielle, mais en même temps elle a été construite sur la base d’une croissance matérielle infinie sur une planète finie. Au XXIe siècle, nous savons que ce rêve prométhéen n’est pas possible pour la majorité de la population. Une telle combinaison de liberté et de croissance, a fortiori dans une société de masse, ne peut être exploitée durablement que par quelques privilégiés. Ceux-ci mènent la belle vie dans leurs ghettos ou leurs pays ultra-sécurisés ou rêvent d’émigrer sur Mars, tandis que les autres luttent pour survivre, la Terre étant leur seul point de repère et d’horizon.
Pour éviter de tomber dans ces scénarios écofascistes, il est essentiel de découpler la liberté de la croissance. Le projet d’autodétermination humaine post-croissance s’apparente davantage à une « liberté frugale », c’est-à-dire une liberté dont la jouissance implique le moins d’impact socio-environnemental et d’empreinte matérielle. De la même manière que le mouvement de la décroissance a rendu à la mode le fait de « vivre bien avec moins », nous pourrions utiliser le slogan « être libre avec moins ». En même temps, et bien que cela puisse sembler contre-intuitif à première vue, cette liberté à faible impact ne doit pas non plus renoncer à l’abondance. Tout comme une société post-croissance ne signifie pas que tout doit diminuer, la liberté au-delà de la croissance ne signifie pas non plus qu’il ne peut y avoir une abondance de plaisirs et d’activités non productivistes.
À titre d’exemple, dans ce cadre d’écologisation de la liberté, être libre n’est pas travailler et gagner plus pour accumuler plus de biens matériels, mais travailler moins pour avoir plus de temps pour mieux s’occuper de sa famille, de son environnement et de la démocratie. Être libre, ce n’est pas s’engager (souvent sans pouvoir le choisir) dans une activité rémunérée pour élever son statut social sans tenir compte des effets collatéraux, mais c’est pouvoir exercer une profession qui donne plus de sens à sa vie et apporte plus de valeur écologique et sociale à la société dans son ensemble. En fait, être libre, c’est pouvoir joindre les deux bouts sans provoquer la fin du monde, c’est-à-dire plus de sécurité et plus de durabilité. Parce que la liberté exercée aujourd’hui de manière responsable, écologique, juste et démocratique nous permet de jouir demain de plus de liberté ou d’en faire profiter d’autres en dehors de nos frontières géographiques et temporelles.
Il s’agit d’un engagement en faveur de la frugalité dans le domaine matériel et de l’abondance dans d’autres domaines : la solidarité, la qualité, la durabilité, la démocratie, le bien-être, la sécurité, la sûreté et les liens sociaux. En d’autres termes, il s’agit d’une re-signification profonde et positive de ce que sont la liberté et le bien-vivre. Ceci peut servir à se situer stratégiquement dans la lutte contre l’accaparement de la liberté par les courants négationnistes et réactionnaires, à reprendre l’initiative du récit et à positionner ainsi la post-croissance comme une alternative transversale pour le plus grand nombre, souhaitable et crédible.
En outre, plus encore dans un moment historique de repli sur soi généralisé et contrairement au repli imaginaire qui se produit parfois dans le mouvement environnemental, il s’agit d’une stratégie offensive pour porter la bataille pour l’hégémonie sur le terrain des valeurs qui existent réellement dans la société européenne. Avec un objectif : faire de la liberté et de la soutenabilité, au-delà de la croissance, les deux faces d’une même médaille.