Jamie Kendrick: L’éco-anxiété est de plus en plus reconnue comme étant un problème psychologique particulièrement répandu chez les jeunes. Peut-on échapper au sentiment que notre monde est en train de changer en raison de la crise écologique ?
Nikolaj Schultz : Je considère que l’éco-anxiété fait partie d’un ensemble plus large de changements qui affectent la Terre et notre condition existentielle en tant qu’êtres humains. Tous deux sont en cours de transformation. Le terme « maladie de la terre » est une tentative de ma part pour décrire ce double mouvement nauséabond et simultané du sol et de l’homme. Je ne sais pas s’il est possible ou souhaitable de proposer des « échappatoires » à cette situation, ce que j’essaie de faire, c’est de mieux comprendre ces nouvelles conditions. Nous devons avoir une idée plus claire de l’évolution de nos paysages émotionnel et existentiel.
‘je crois beaucoup à la description […] Si nous voulons recoudre ce terrain, nous devrions probablement commencer par en recueillir les éclats et les fragments’
Que signifie être un être humain à une époque où les conditions nécessaires à la vie sur Terre disparaissent ? Nous avons besoin de descriptions de ce qu’est l’expérience du « moi » dans un monde qui se rétrécit à cause de nos actions, de nos habitudes et de nos façons de l’habiter. Quels sont les registres émotionnels en jeu dans cette situation ?
Comme Bruno Latour, je crois beaucoup à la description, même si ce que nous essayons d’esquisser est le terrain psycho-existentiel des êtres humains. Si nous voulons recoudre ce terrain, nous devrions probablement commencer par en recueillir les éclats et les fragments.
Dans Mal de Terre, vous vous rendez sur l’île française de Porquerolles et rencontrez une vieille femme désespérée par l’érosion de sa terre, de sa maison. Qui est-elle et que vous a montré cette rencontre ?
La femme que j’ai rencontrée est née sur l’île. Elle m’a expliqué que, si cette terre a façonné son identité, il n’y a plus de place pour elle sur la plage en raison de l’érosion et du tourisme de masse. Elle m’a explicitement demandé de partir, car ma présence et les traces que je laissais derrière moi l’obligeaient à quitter le territoire auquel elle appartenait. Cette rencontre montre que l’on ne peut échapper à l’Anthropocène. Tout ce que l’on fait – manger, boire, s’habiller, se doucher, voyager – reflète notre implication dans la catastrophe climatique en cours.
Les conflits environnementaux dessineront-ils les lignes de la politique dans les années à venir ? Vous décrivez comment de telles lignes se trouvent au sein même de votre famille, votre avenir étant enterré dans le passé de votre grand-mère.
Oui, je le crois. L’aspect intergénérationnel de cette question a atterri directement au cœur de la politique. Comme l’a montré le philosophe Pierre Charbonnier, la situation climatique se caractérise par une déconnexion moderne entre le monde ou le territoire dans lequel nous vivons et celui dont nous vivons. De même que certains groupes vivent des territoires des autres, certaines générations colonisent le présent des autres.
La génération de ma grand-mère, par exemple, vivait dans le présent, mais pas dans l’avenir. Cela devient de plus en plus visible avec la menace qui pèse sur les conditions matérielles de vie des jeunes générations et des générations futures. C’est pourquoi il est logique que les jeunes activistes climatiques définissent leurs combats en termes de lutte des générations : les jeunes sont ceux qui ont été témoins de la colonisation de leur territoire et de leur présent. Leur avenir leur a été volé.
Sur le plan existentiel, cela pèse lourd. De la même manière que je laisse involontairement des traces destructrices derrière moi, ma grand-mère est devenue porteuse d’une responsabilité qu’elle ne soupçonnait pas.
Elle fait partie d’une génération qui, après la Seconde Guerre mondiale, s’est battue pour développer une économie capable de garantir la liberté et la prospérité. Elle était certaine que ses descendants adopteraient ces valeurs à bras ouverts. Mais aujourd’hui, les choses ont changé, donnant à sa vie un tout autre sens. Elle se rend compte aujourd’hui que les horizons auxquels elle croyait sont devenus obsolètes. Pire encore, elle sait que tout ce pour quoi elle s’est battue a piégé ses descendants sur une Terre en feu. Il s’agit d’un drame existentiel dont la profondeur est difficile à cerner. C’est pourquoi je pense qu’il est si important de décrire les implications affectives de cette expérience.
Les divisions et les conflits environnementaux sont encore plus marqués sur une petite île comme Porquerolles. Les questions sociales et existentielles que vous analysez dans Mal de Terre sont-elles présentes de manière plus générale ?
Tout comme les divisions existentielles au niveau individuel, les conflits géosociaux sont à l’œuvre partout : les peuples indigènes qui résistent à la dépossession de leurs terres, les activistes allemands qui s’opposent à l’expansion des mines de charbon, les Français qui luttent contre le développement des mégabassines (gigantesques réservoirs d’eau), etc. Mais je trouve les îles et les régions côtières particulièrement intéressantes. Elles incarnaient autrefois l’idée de distance, d’isolement et de liberté. Aujourd’hui, les îles font partie des endroits où les problèmes climatiques se manifestent le plus visiblement et le plus violemment, sous la forme d’une élévation du niveau de la mer, d’une érosion côtière, d’une perte de biodiversité, d’eaux polluées et de la disparition de plages.
‘les conflits géosociaux sont à l’œuvre partout : les peuples indigènes qui résistent à la dépossession de leurs terres, les activistes allemands qui s’opposent à l’expansion des mines de charbon, les Français qui luttent contre les mégabassines’
Les zones côtières sont devenues des « laboratoires de l’Anthropocène » qui peuvent nous en apprendre beaucoup sur ce que nous sommes devenus, sur notre situation actuelle et sur notre avenir. Elles constituent une boîte de Pétri pour de nombreuses dynamiques du nouveau régime climatique [de Bruno Latour], y compris l’intensification des conflits socio-territoriaux et les divisions existentielles angoissantes.
Ces conflits esthétiques, sociaux et territoriaux marquent nos paysages émotionnels, nos terrains de vie et nos modes d’orientation existentielle.
Votre travail avec Bruno Latour théorise une nouvelle politique de classe autour de la crise écologique. Qui représente cette « nouvelle classe écologique » et qu’est-ce que c’est ?
Ce que nous soutenons dans Mémo sur la nouvelle classe écologique, c’est que nous commençons à voir l’émergence d’une « classe écologique » réunie autour d’un intérêt collectif à lutter contre les conséquences destructrices des pratiques de production actuelles et pour l’habitabilité de la planète.
À Porquerolles, un nouveau type de division et de conflit a émergé des ruines écologiques de l’économie touristique. D’un côté, il y a ceux qui souhaitent maintenir ou développer le secteur touristique de l’île. De l’autre, il y a ceux qui luttent contre les effets ravageurs du tourisme sur l’habitabilité de l’île. Il s’agit d’un conflit entre deux classes géo-sociales distinctes. Le groupe qui se bat pour l’habitabilité de l’île illustre ce que nous appelons la « classe écologique ». Cette classe émergente ne se contente pas de lutter pour s’approprier les moyens de production ou pour répartir différemment les bénéfices, elle a détecté les coûts néfastes des pratiques de production actuelles et s’efforce de sauvegarder l’île et sa capacité à maintenir la vie.
Le Mémo était destiné à être lu par les membres des partis écologiques et leurs électeurs présents et à venir, cela est même indiqué sur la couverture de l’édition française originale. S’agit-il des forces qui conduiront la nouvelle classe écologique ?
Il incombe aux partis écologiques de représenter la classe écologique, de participer à son développement idéologique et organisationnel et de présenter une offre politique conforme à ses intérêts collectifs. Mais oui, ce livre s’adresse également aux électeurs actuels et futurs des partis écologiques. Il a été repris différemment par différentes personnes dans différents pays.
‘Il incombe aux partis écologiques de représenter la classe écologique, de participer à son développement idéologique et organisationnel et de présenter une offre politique conforme à ses intérêts collectifs’.
En France, certains groupes au sein du parti écologiste – qui a subi une terrible défaite en 2022 – ont utilisé le livre pour relancer les discussions sur le parti, ses fondements idéologiques, les personnes qu’il représente et les alliances qui devraient être conclues. En Allemagne et au Danemark, le livre a été adopté par les mouvements climatiques et distribué aux participants, y compris aux jeunes activistes, comme point de départ pour l’organisation de leurs actions. L’activiste climatique allemande Luisa Neubauer a beaucoup travaillé avec et pour le livre. Il semble donc que l’idée d’une classe écologique a été reprise sur deux fronts différents au moins. L’idéal serait que ces fronts coopèrent plus étroitement, en particulier en Allemagne, où il existe un conflit important entre le parti des Verts et les jeunes militants écologistes.
Mal de Terre commence par un sentiment d’enfermement et se termine par l’envol de milliardaires dans l’espace. Qu’est-ce que cela signifie pour notre politique ?
Comme les milliardaires qui achètent des bunkers à l’épreuve du climat en Nouvelle-Zélande ou ailleurs, ces cow-boys de l’espace représentent un exemple extrême de la classe géo-sociale. Bien entendu, ils conçoivent leurs projets spatiaux comme une entreprise collective, dans le prolongement des principes et des politiques modernes. Mais pour moi, ces efforts s’apparentent davantage à de l’évasion.
Les élites dépassent les limites terrestres d’une planète endommagée par le climat, laissant derrière elles les idéaux du progrès collectif. Ils abandonnent l’idée d’un monde commun et habitable, la sacrifiant sur l’autel de la survie personnelle. À la fin du livre, j’essaie d’esquisser quelques principes individuels et collectifs pour rester ensemble sur une planète endommagée. Ces principes s’expliquent le plus facilement par le fait qu’ils font le contraire des milliardaires à la conquête de l’espace. Il s’agit d’établir un lien entre l’homme et les conditions écologiques nécessaires au maintien de la vie, en intégrant la société dans l’habitabilité locale et planétaire. Nous devons aborder l’avenir de manière réfléchie, en assurant une médiation permanente entre les multiples forces et formes de vie qui garantissent l’habitabilité du monde. Cela nécessite des connaissances mêlées de curiosité, d’attention, de prudence et d’imagination.
Pouvons-nous être libres face à la crise écologique ?
Je crois qu’il faut s’en tenir au concept de liberté, même si de nombreux théoriciens de l’écologie le considèrent comme démodé ou problématique en raison de ses connotations contemporaines. L’attachement émotionnel, existentiel, politique et esthétique des citoyens à l’idéal de liberté est trop fort pour que l’on puisse simplement laisser ce concept derrière soi ou le considérer comme une fiction dépassée du passé. Nous devons rester fidèles à l’idéal de liberté mais trahir les notions hégémoniques qui y sont actuellement attachées. Heureusement, ce n’est pas impossible, car la liberté a été comprise, institutionnalisée, pratiquée et vécue de différentes manières et sous différentes formes tout au long de l’histoire.
Nous devons développer une idée de la liberté fondée sur les dépendances terrestres qui nous permettent de respirer, de vivre et de prospérer. Ce type de liberté est négocié avec les formes de vie non humaines dont les sociétés humaines dépendent pour vivre. La liberté pourrait être vécue comme « être soi-même avec un autre », où « un autre » inclut des formes de vie qui ont été traditionnellement exclues du domaine de la liberté. Bien sûr, il sera difficile d’institutionnaliser une nouvelle conception de la liberté, et encore plus de la rendre émotionnellement attrayante. Comme toutes les autres valeurs, elle doit être entretenue. Pourtant, nous n’avons pas d’autre choix que d’essayer.
Propos recueillis par Jamie Kendrick, rédacteur en chef du Green European Journal
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