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« Quel accès au pouvoir des habitants des quartiers populaires? »

- 6 juin 2023

Dans cet entretien, Fatima Ouassak explore les perspectives écologistes depuis les quartiers populaires, pose la question du pouvoir politique de ses habitant.e.s et de leur rapport à la défense de la terre.

Comment définissez-vous l’écologie pirate ? 

Pour commencer je dirai que c’est une écologie européenne. Je le précise parce qu’il y a quelques semaines, lors d’une conférence pour le centenaire de la naissance d’André Gorz, une personne pensait que je défendais une écologie africaine alors que c’est une écologie européenne à laquelle j’aspire. L’écologie pirate, c’est une écologie européenne ancrée dans les quartiers populaires, qui, c’est vrai en France, et je pense dans pas mal de pays européens, sont plutôt composés de populations descendantes de l’immigration extra-européenne, et notamment africaine, mais il s’agit bien de l’Europe et il s’agit bien d’une écologie européenne. Et d’ailleurs, c’est un des enjeux du livre, que d’ancrer l’écologie des quartiers populaires dans l’Europe, dans la terre européenne. Donc c’est une écologie européenne qui regarde vers l’Afrique, et qui a en son centre la question de la liberté, notamment la liberté de circuler. Et, pour revenir sur ces échanges et ces débats qui ont eu lieu à l’occasion du centenaire de Gorz, je crois que l’écologie pirate est plutôt une écologie gorzienne. Malgré les quelques éléments critiques en fin de livre, c’est plutôt une définition assez classique de l’écologie politique, c’est-à-dire que l’écologie pirate est une stratégie pour récupérer de la place, de l’espace, du temps, du pouvoir, les gorziens diraient au système capitaliste, moi pour compléter je dis, au système colonial-capitaliste. C’est une écologie qui est à hauteur d’enfant, je pense que ça aussi, c’est un élément qui est important.  

André Gorz justement a construit sa pensée au fil de questionnements parfois intimes. Est-ce une similitude avec la proposition d’écologie pirate ? 

Poser le fait que l’intime est politique, c’est la question que j’ai posée dans mon livre précédent, La puissance des mères (La découverte, 2020) : comment on politise cet espace-là, l’espace des femmes qui ont des enfants, l’espace des mères ? Parce que ce sont des questions qui souvent sont balayées d’un revers de main, mises sous le tapis, la question de la grossesse, de l’accouchement, toutes les questions qui sont considérées comme des questions de “bonnes femmes”. Ces questions sont considérées comme pas intéressantes, pas politiques.

‘comment on politise l’espace des femmes qui ont des enfants, l’espace des mères ? Parce que ce sont des questions qui souvent sont balayées d’un revers de main, mises sous le tapis, la question de la grossesse, de l’accouchement, toutes les questions qui sont considérées comme des questions de “bonnes femmes”

Moi, ce que j’ai essayé de montrer, c’est que se nichent là également des enjeux de domination, de pouvoir et que c’est là aussi qu’il faut faire de la politique, parce que c’est notre vie, tout simplement. Alors, quand je dis “nous”, c’est nous les quartiers populaires, nous les femmes, nous les femmes immigrées, nous les groupes minoritaires. Et donc oui, pour répondre à votre question, l’intime est politique, mais dans ce deuxième livre je parle plus depuis mon expérience de militante politique que depuis mon expérience de mère. Je pars quand même d’une expérience personnelle. Je ne parle que de ce que je connais la plupart du temps, je m’aventure rarement sur des terrains que je connais moins. Je préfère venir avec quelque chose de très situé car même si ça n’en fait pas quelque chose d’irréfutable – parce que tout peut et doit être critiqué évidemment – c’est d’autant plus légitime dès lors que cela s’appuie sur une expérience. L’écologie pirate a trouvé sa définition notamment via Verdragon (Maison de l’écologie populaire à Bagnolet) qui représente un début d’expérimentation.  

Vous distinguez l’écologie pirate d’une écologie majoritaire qui désigne plutôt l’écologie des classes supérieures, blanches, des quartiers pavillonnaires et des centres-villes ?  

Oui, clairement. 

Entre l’écologie pirate et l’écologie majoritaire, où situez-vous les points de tensions?  

Tout d’abord, les tensions se matérialisent très concrètement par des murs, dont je parle beaucoup dans le livre. C’est pour cela que j’invite à des balades entre quartiers populaires et quartiers pavillonnaires. J’insiste sur les quartiers pavillonnaires parce que je sais qu’on a déjà dans notre champ d’analyse des travaux sur l’opposition centres-villes / périphérie mais ces murs existent y compris dans les villes populaires, typiquement la banlieue rouge autour de Paris. Autour des grandes métropoles en France, et en Europe d’ailleurs, il y a un aménagement urbain au sein même des villes populaires qui montre des disparités, des inégalités, des injustices, entre deux mondes, le monde du quartier populaire et le monde du quartier pavillonnaire. 

C’est évidemment un rapport de classe avec d’un côté, beaucoup de HLM, et de l’autre, plutôt des propriétés, des copropriétés. Ce n’est pas le même revenu, ce n’est pas le même travail, ce n’est pas le même marché du travail. Je parle de “sous marché du travail” pour les populations qui vivent dans les quartiers populaires. Là encore, c’est quelque chose qui est assez visible sur la région parisienne. A l’occasion du confinement on a vu des personnes de Seine-Saint-Denis dans les transports, très tôt le matin avec des masques faits main, qui se rendaient travailler dans les quartiers plus riches. 

La question du travail distingue également bien ces deux mondes. D’ailleurs, sur les fameux nouveaux métiers de la transition écologique qui permettent de lutter contre le réchauffement climatique et en même temps de retrouver de la dignité au travail, du sens, je montre dans le livre à quel point il ne faut pas rêver. S’il n’y a pas de transformation de fond, autant dire une révolution dans cette société, il n’y aura pas de nouveaux métiers de la transition écologique accessibles pour les populations qui vivent dans les quartiers populaires. En tout cas pas des métiers tels qu’on les imagine, qui permettent de s’épanouir, qui permettent de gagner en émancipation, en dignité, etc, c’est évident. Par contre, c’est sûr qu’on va retrouver dans ce marché du travail, la structuration que l’on retrouve dans d’autres secteurs d’activité, c’est-à-dire que tous les métiers les plus pénibles, les plus mal rémunéré, avec des conditions de travail dégradées, des horaires hachés etc, ce sera pour les populations qui vivent dans les quartiers populaires, donc plutôt les populations de classe ouvrière, plutôt non blanches, d’ailleurs, plutôt les femmes. Les métiers les plus épanouissants où il y a du sens, ce sera plutôt pour les classes moyennes supérieures blanches. J’insiste lourdement sur cette dimension de classe dans les deux livres parce que ce n‘est pas possible de traiter les enjeux écologistes en faisant l’impasse sur les questions raciales et coloniales. Or c’est ce qu’il se passe aujourd’hui, on fait l’impasse.

‘La seule question qu’on se pose vis-à-vis des quartiers populaires, c’est de savoir, à l’occasion des campagnes électorales, qui aura leurs voix mais on ne se pose jamais la question de l’accès au pouvoir des quartiers populaires’

Enfin, il faut aborder la question du pouvoir politique. La seule question qu’on se pose vis-à-vis des quartiers populaires, c’est de savoir, à l’occasion des campagnes électorales, qui aura leurs voix mais on ne se pose jamais la question de l’accès au pouvoir des quartiers populaires, à travers de l’auto-organisation ou juste à travers des représentants, alors même qu’on est dans un système représentatif. Je parle au début du livre d’un échange que j’ai eu lors d’une conférence avec un penseur écologiste il y a quelques années. Il disait que c’était vraiment dommage que les écologistes ne s’intéressent pas aux quartiers populaires, qu’il y avait là de formidables réservoirs d’énergie qu’il fallait aller chercher. Comme si le sujet se limitait à massifier les rangs de la gauche avec les quartiers populaires sans poser la question du pouvoir politique des habitants des quartiers populaires. On le voit dans les villes populaires, où la majorité de la population est de classe populaire, blanche ou non-blanche, le pouvoir est essentiellement détenu par des personnes habitant les quartiers pavillonnaires.  

Dans votre livre, vous soulignez que les habitants des quartiers populaires sont souvent cantonnés à la question de leur utilité.

Même ceux qui ont un discours de gauche qu’on pourrait qualifier de « radical » entretiennent cette logique de l’utilité. Cela se constate notamment pour les personnes dites migrantes. Le débat est très dur. Il est tellement tenu par l’extrême droite que l’argument ultime pour contrer ça c’est de dire “mais si regardez, ces personnes-là sont utiles. Sans elles, plusieurs secteurs d’activité, le bâtiment ou la restauration, s’effondreraient’. On en revient ainsi à réduire ces populations non blanches à leur force de travail et à leur utilité. Argumentation qui n’est pas utilisée dès lors qu’il s’agit de personnes qui viennent d’autres pays que l’Afrique et l’Asie, dès lors qu’elles sont réfugiées politiques, on ne se pose pas la question de leur utilité. On se rend compte dans ces situations là que l’on sous-humanise les personnes en les ramenant à leur utilité économique.

‘on sous-humanise les personnes en les ramenant à leur utilité économique’

Ce discours participe au fait de sous-humaniser l’ensemble des populations non blanches et notamment celles qui vivent dans les quartiers populaires. On ne pose pas la question de la dignité humaine. Quand bien même je serai inutile et quand bien même je n’apporterais rien, que je coûterais de l’argent à la sécurité sociale, est-ce que pour autant je n’ai pas le droit de vivre, je n’ai pas le droit d’exister, je ne peux pas être libre ? Ce que je montre dans le livre, c’est qu’avec ce genre de petits calculs comptables sur les coûts et les avantages, à un moment donné, si les modes de production, si le système capitaliste évolue vers de moins en moins de force de travail, on se rendra compte que ces populations non blanches ne sont plus si utiles que ça, que finalement on a réussi à les remplacer par autre chose, par des machines, par de l’intelligence artificielle, dès lors ces personnes n’auront plus de raisons d’être ici. A force de s’habituer à ne pas penser en termes de dignité humaine mais d’utilité au capital, ces personnes perdent leur légitimité. Tout le champ politique est concerné. Il faut arrêter avec l’utilité, c’est vraiment une facilité, moi-même j’ai pu à un moment donné utiliser cet argument donc je ne vise personne en disant cela. 

Un des fils rouges du livre, c’est la question de mobilisation écologique depuis les quartiers populaires. Vous faites le lien entre le sentiment d’appartenir à un lieu, et la capacité à s’engager pour défendre ce territoire contre le changement climatique. 

Oui et je ne le dis pas dans le livre, mais moi, la première fois que j’ai fait le lien entre l’ancrage territorial, l’ancrage dans la terre, le lien charnel à la terre et le combat écologiste, le combat pour la protection de la terre, c’est dans le Jura et en Bourgogne. J’y étais en tant que garante à la CNDP, la Commission Nationale du Débat Public, j’avais un poste d’observation. C’est la première fois que j’étais confrontée à une France que je ne connaissais pas du tout. J’ai découvert mon pays, j’ai découvert la France. C’était autre chose, moi je connais plutôt le béton, les grandes villes, la métropole, même si ce sont les quartiers populaires. Dans le Jura il s’agissait d’une France blanche avec un taux de chômage, c’est intéressant, à 6% à l’époque. La réunion concernait un projet Pierre et Vacances, l’installation d’un Center Parcs. On était bien en amont du projet, le rôle de la CNDP étant de faire en sorte que les maîtres d’ouvrage, que ce soit l’État ou un acteur privé comme ici Pierre et Vacances, organisent un débat public avec la population locale pour avoir son avis. Et ça m‘a vraiment étonnée de voir des salles de débat pleines à craquer avec 300, 400, 500 personnes pour un projet qui n’était pas forcément situé aux alentours ou dans l’environnement des personnes qui étaient là dans les salles. Les gens venaient parfois de loin pour venir dire à quel point ils ne voulaient pas de ce projet. Le Center Parcs était qualifié de grand projet inutile, notamment à cause du projet de créer de grands dômes avec de la nature artificielle à l’intérieur, des piscines chauffées à 29° et des eaux polluées destinées à être ensuite déversées en plein cœur d’une forêt. Aujourd’hui encore, je n’ai pas le droit de dire ce que je pense du projet en tant qu’observatrice. Mais j’ai observé. Les gens venaient de loin pour venir dénoncer le projet, certains pleuraient ou hurlaient, certains nous agressaient verbalement aussi, ils faisaient des tracts pour dire à quel point la CNDP était corrompue, achetée par Pierre et vacances. Ce qui était faux bien sûr. Ils disaient à quel point, ils préféraient mourir que de voir ce projet s’installer dans leur forêt, dans leur Jura, dans leur terre, c’était plein de passion. Et il y a eu le même débat en Bourgogne, dans un endroit où le taux de chômage était de 12%. Pareil, je vois une France que je ne connais pas bien, cette France périphérique où il y a une forte désindustrialisation, où la classe ouvrière a beaucoup plus souffert que dans le Jura où certaines industries sont restées fortes. Là on assiste à beaucoup de délocalisations et une situation économique catastrophique. Et là, les gens ne mobilisaient pas un rapport à la terre, on ne venait pas dire « c’est notre terre », il n’y avait pas d’amour de la terre. Ça ressemblait un peu à la terre des quartiers populaires, c’est-à-dire une terre laide, qui est polluée, maltraitée, désaffectée presque, par l’industrie qui est partie ailleurs et puis qui laisse des traces sur la terre mais aussi sur les corps. A l‘issue du débat, Pierre et Vacances a déclaré vouloir installer un Center Parcs en Bourgogne, mais pas dans le Jura. Ça m’avait vraiment beaucoup parlé, d’un côté des gens qui aiment leur terre et qui la protège; et de l’autre côté des populations qui subissent un taux de chômage très élevé et qui ne sont pas ancrées dans la terre: ce n’est pas un hasard si c’est la terre habitée par les populations de ce côté-là qu’on laisse être maltraitée avec des piscines chauffées à 29°. Il y avait là un lien évident entre ancrage territorial, pouvoir politique que cet ancrage permet, et protection de la terre.

Ces observations et cette analyse m’ont beaucoup fait réfléchir sur ce qui se passait dans les quartiers populaires, pourquoi ces gens-là ne protègent pas leur terre ou la Terre de manière générale, pourquoi ils ne sont pas écolos, pourquoi ils ne s’intéressent pas à la question environnementale ? A la CNDP, la réponse à l’époque, c’était de considérer que ces gens-là étaient éloignés de la question environnementale parce qu’ils étaient trop occupés à survivre, trop occupés par la misère, la précarité. C’est vraiment l’idée de cette fin du mois, où dès lors qu’on a faim, qu’on a peur pour ses enfants parce qu’ils n’ont pas à manger, la question de la liberté, la question de l’attachement à la terre, seraient très secondaires. Or, dans mon livre, je veux montrer que c’est faux puisque les mêmes populations qui semblent ne pas s’intéresser à la terre consacrent une partie non négligeable de leur argent et, depuis des décennies maintenant, c’est toute l’histoire de l’immigration en France et en Europe, à améliorer l’environnement, le rapport à la terre, dans leur pays d’origine, ce sont des circuits qui se matérialisent par des flux de revenus. Moi je viens du Rif au Maroc. Sans les devises dans le Rif marocain, il n’y aurait pas eu d’électricité et très peu de puits. Ce qui contribue à faire vivre le Rif au Maroc, encore aujourd’hui, c’est l’argent qui est envoyé par les émigrés, argent qui est consacré pour l’essentiel à améliorer les conditions de vie et l’environnement des populations restées au pays.

‘dans les quartiers populaires comme ailleurs, on a besoin de terre, on a besoin d’être ancré dans une terre pour pouvoir la protéger’

Alors comment expliquer que cette population-là s’intéresse à cette terre là-bas et pas à la terre ici ? On ne peut pas juste se contenter de dire qu’elle est trop occupée par son chômage. J’essaie de montrer que dans les quartiers populaires comme ailleurs, on a besoin de terre, on a besoin d’être ancré dans une terre pour pouvoir la protéger et donc ça pose la question à nouveau du pouvoir politique, s’ancrer dans la terre, c’est avoir le pouvoir de donner son avis sur l’aménagement urbain d‘une ville et qu’il soit pris en compte, considéré. Les questions de l’ancrage à la terre et du pouvoir politique sont complètement liées. 

Par quoi passe la réappropriation de la terre dans les quartiers populaires ? 

Il y a là quelque chose de très opérationnel. Prenons un exemple. Le droit d’accueillir sans condition qui répond à la question “est-ce qu’on peut se sentir réellement chez soi dès lors qu’on ne peut pas inviter chez soi comme on veut?”. Cela peut être des personnes de sa famille, des proches, ou même des artistes du pays. Pouvoir inviter chez soi, sans que ça ne soit pas conditionné par le capital, l‘entreprise, l’utilité. C’est une barrière au fait de se sentir chez soi. Moi je ne peux pas inviter ma tante chez moi alors que je suis chez moi, il faut que je prouve que ma tante ne restera pas en France, que j’ai assez de place pour l’accueillir, que j’ai de quoi la nourrir mais il faut aussi prouver qu’elle, elle a les moyens alors que les niveaux de revenus requis sont de plus en plus élevés.

‘est-ce qu’on peut se sentir réellement chez soi dès lors qu’on ne peut pas inviter chez soi comme on veut?”

Nous, en tant qu’association, si on veut inviter un artiste sénégalais ou marocain, c’est très compliqué. Une telle revendication, ce droit d’accueillir, permettrait aussi de réparer des décennies de traumatisme que provoque le fait que d’un côté et de l’autre de la Méditerranée, il n’y ait pas la même liberté de circulation. On ne mesure pas les inégalités qu’on a pu produire. Il y a des régions entières en Afrique où la société était relativement homogène et où on a créé un rapport de classe non consenti : moi, je n’ai pas consenti à avoir plus de droits que ma tante. Cela crée évidemment un rapport de classe, et même un rapport de race aux sein même des familles, des villages, des communautés. Et ça, c’est tout ce que décrivent les émigrés quand ils retournent au pays, en Asie ou en Afrique, quand ils parlent du rapport qu’ils ont à leur propre communauté. Ils ne se sentent bien ni ici, ni là-bas. Derrière le droit d’accueillir se niche la question de la liberté de circulation et d’installation sans condition. Voilà, on ne sera chez nous que dès lors qu’on obtiendra ce droit d’accueillir.

Cela rejoint aussi le pouvoir politique. Parce que oui il y a des partis politiques qui s’ouvrent à la question des quartiers populaires mais on ne peut pas accepter que ces quartiers et les millions de personnes qu’ils représentent soient réduits à uniquement voter pour tel ou tel parti politique ou offre une masse supplémentaire à telle ou telle organisation. Il faut aussi que l’on puisse avoir un petit rapport de force. C’est ce qui s’est passé à Bagnolet. Je peux témoigner du fait que, parce qu’on s’est engagé politiquement, qu’on a essayé de mettre un pied dans le système électoral, un pied dans l’institutionnel, on a obtenu un rapport de force plus favorable. Donc oui l’ancrage territorial, il passe évidemment par du pouvoir politique et j’insiste là-dessus : c’est vraiment au niveau local voire hyper local que ce pouvoir va aller se chercher, beaucoup plus qu’au niveau national. 

Vous faites référence à d’autres batailles pour la terre, de la guerre d’indépendance de l’Algérie à la lutte contre l’installation d’une centrale nucléaire à Plogoff dans le Finistère.  Y a-t-il une résonance entre la défense de la terre dans les quartiers populaires et des mouvements comme ceux, plus actuels, de la ZAD de Notre Dame des Landes ou des Soulèvements de la Terre ?  

Je suis très sensible à l’écologie politique des années 60-70. Les luttes des années 70 sont vraiment incroyables. Plogoff, c’était une écologie populaire, au sens où, elle n’était pas réservée à des experts, elle n’a pas été réduite à des questions techniques, critiques que l‘on peut faire à l’écologie politique aujourd’hui. Je trouve ça amusant de faire le lien entre la lutte qu’ont pu mener des mères à Bagnolet aujourd’hui, dans le 93, avec cette lutte qui peut paraître totalement éloignée. C’est la Bretagne, une population blanche, une autre époque, mais on peut complètement joindre ces deux luttes là. A l’époque, beaucoup d’hommes étaient en mer, ce sont plutôt des femmes qui ont mené le combat. La lutte de Plogoff est une lutte pour la terre. J’en parle dans le livre, comme je parle de la guerre de libération de l’Algérie ou celle de la Palestine, pour montrer que la question coloniale ne se réduit pas à la question raciale. C’est à dire que l’État français peut avoir un rapport colonial à des populations blanches parce que dans le colonial, l’idée de spoliation de la terre est centrale, ce qui n’est pas complètement le cas pour la question raciale. J’avais besoin de dire dans le livre qu’on pouvait se retrouver derrière une lutte anticoloniale, que ce n’est pas une lutte que pour les non-blancs. La preuve, c’est que ces années-là, les années 50, 60, 70, c’est un moment où la gauche française, avec Jean-Paul Sartre ou Simone de Beauvoir, est très engagée dans la lutte anticoloniale, c’est bien la preuve que c’est une question universelle. Je pense que sur les prochaines années, on va réussir à faire quelque chose de vraiment intéressant autour de la terre. De toute façon, on est obligé parce que sinon on va laisser le champ libre à l’extrême-droite et il y a vraiment une urgence à se réapproprier les enjeux autour de la lutte contre la dépossession de la terre.

Il y a une résonance, mais je parle des Sans-terres dans le livre pour parler des populations qui vivent dans les quartiers populaires parce qu’il y a là quelque chose de spécifique quand même. En France, les seules populations qui sont « sans terre », ce sont les populations qui sont racialisées, qui vivent dans les quartiers populaires, ce sont les Roms, les personnes dites migrantes, Sans-terres au sens où ces populations ne sont pas considérées comme étant chez elles et pour lesquelles se pose la question d’extrême-droite de la « re-migration ». On ne se pose pas la question de la « re-migration » pour les populations blanches, y compris quand elles sont de classes populaires, qu’elles vivent dans les campagnes. Dans les quartiers populaires, il y a une vraie problématique autour du désancrage et de la mise en errance, acceptons donc de poser la question raciale et la question coloniale en France, et de ne pas se contenter de l’observer à l’autre bout du monde. C’est toujours plus simple de poser la question raciale et la question coloniale quand c’est aux États-Unis ou en Amérique du Sud, c’est plus compliqué de poser la question coloniale et raciale ici en Europe pour les quartiers populaires et dans le rapport que l’Europe entretient avec l’Afrique. 

Les politiques locales écologistes, de la cantine à la redéfinition de la place de la voiture, sont-elles vectrices de réappropriation pour les habitants des quartiers populaires ?

L’écologie c’est du pouvoir politique et tout le monde n’est pas autorisé à s’en prévaloir, notamment du point de vue des autorités et des décideurs.  Par exemple, le bio à la cantine ou l’alternative végétarienne, quand ce sont des gens comme moi qui portons ces questions-là, la revendication est refusée, elle est disqualifiée, diabolisée etc. Quand ce sont des personnes de classe moyenne supérieure blanche – c’est ce que j’ai montré dans la puissance des mères – tout à coup, cela devient quelque chose d’honorable et de respectable. On ne va pas forcément répondre à la revendication mais en tout cas elle est considérée comme totalement légitime.

Alors après, effectivement, sur la question des pistes cyclables par exemple, il y a toute une légende urbaine sur le rapport que les habitants des quartiers populaires ont à la voiture. Ils seraient persuadés que réduire la circulation de la voiture leur enlèverait quelque chose, du confort, la possibilité d’aller travailler, etc. C’est pourtant faux. Je ne connais personne dans mon entourage qui a acheté une voiture neuve, c’est toujours de la deuxième ou de la troisième main. L’achat de voitures et en particulier de SUV, ce n’est pas la classe populaire, c’est plutôt la classe moyenne supérieure. Et dans l’usage au quotidien, dans les villes très populaires comme Bagnolet, seule une petite minorité des classes populaires prend la voiture pour aller travailler.

En bonne gorzienne, je suis contre la voiture, c’est évident parce que je milite contre la pollution de l’air, parce que j’habite face à l’échangeur autoroutier de Bagnolet, cette pollution atmosphérique, c’est dans mes poumons, c’est dans les poumons de mes enfants, c’est de l’espérance de vie en moins, c’est de la dépression parce qu’en plus il y a le bruit et donc des pollutions sonores. Donc oui, je milite pour qu’il y ait moins de trafic routier et de pollution de l’air, et même pour qu’il n’y ait plus de voitures en ville… On a lancé un projet : “parcours d’enfant” autour de One Piece et mon projet « masqué’, s’il fallait qualifier ça de « masqué », c’est qu’il n’y ait plus de voitures, c’est de piétonniser, c’est de déminéraliser, c’est de montrer à quel point on n’a pas tant besoin de la voiture, et que sans voiture, on aurait une ville à hauteur d’enfants, et on y gagnerait toutes et tous.

On avait mené une campagne à l’occasion de la journée sans voiture organisée par Paris, il y a deux ans, on avait fait ça avec Alternatiba, on s’était mis sous l’échangeur autoroutier avec une belle pancarte : “Pendant que Paris respire, Bagnolet s’étouffe” et ça avait cartonné. On montrait à quel point le confort des uns avait des conséquences sur la qualité de vie des autres, mais c’est vrai que des personnes des quartiers populaires sont venues nous interpeller comme si on allait leur enlever quelque chose, des personnes très pauvres, des personnes racisées, en disant : “mais arrêtez de faire les gauchistes, on a besoin de la voiture, vous voulez nous enlever la voiture, comment on va faire sans voiture”. Il y a donc un travail militant à faire pour envisager une alternative. Y compris pour mes proches, au sein du Front de mères, donc des mamans militantes, pour qui l’école est à quelques mètres. C’est vraiment deux, trois rues plus loin et pourtant elles vont conduire leurs enfants en voiture. Elles savent que ce n’est pas bien mais dès lors qu’on leur pose la question, parce qu’il faut écouter quand même un peu les gens, elles vont mettre en avant la dangerosité pour les enfants. Il y a notamment cette peur des parents, des mères en particulier, que leurs fils dès 7, 8, 9, 10 ans tombent dans la drogue, dans le trafic de drogue. Moi j’habite à Bagnolet, c’est une des plateformes de la drogue du 93 donc je vois bien que dans l’immeuble, il y a des mamans qui sont collées à leurs garçons pour faire du soutien scolaire en bas parce qu’il y a un centre social et qu’elles veulent pas laisser leur enfant tout seul dehors parce qu’elles se disent “on ne sait jamais, les mauvaises fréquentations” parce que quiconque milite dans les quartiers populaires sait à quel point c’est un gros, gros problème le trafic de drogue. Donc effectivement, le fait de conduire en voiture son enfant, y compris adolescent, même si ce n’est pas trop loin, ça permet de contrôler et de faire en sorte que l’enfant soit en sécurité.

Le danger vient aussi de l’aménagement là où on n’a pas réfléchi à une ville à hauteur d’enfants, c’est compliqué d’être sur le trottoir avec des poussettes, il y a des travaux tout le temps, on est obligé d’être avec la poussette sur la route, donc il vaut mieux être en voiture qu’à pied et c’est ça qu’il faut repenser. Mais avant de réfléchir du seul point de vue des classes moyennes supérieures des quartiers pavillonnaires qui ont besoin de pistes cyclables au nom de la cause environnementale, qui est une cause commune, on pourrait s’intéresser à ce qu’il faudrait mettre en œuvre pour accompagner les pistes cyclables : moins de murs, plus de “sécurité” au sens de la tranquillité, lutter contre les autres pollutions. Aujourd’hui on impose et après on se demande pourquoi les pistes cyclables ça passe pour quelque chose de “bobo”, mot que je déteste, que je ne mobilise jamais mais évidemment, c’est quelque chose qu’on entend beaucoup. Ce n’est pas faux que de dire que ce n’est que pour une catégorie de la population, ce n’est pas pour nous, et c’est pour ça aussi que les habitants des quartiers populaires passent pour des non écolos ou anti écolos. On leur demande de se rallier sans les associer, sauf à travers des dispositifs de concertation, de consultation, mais je suis bien placée pour les connaître ces dispositifs, j‘ai beaucoup travaillé sur les politiques de la ville donc je sais très bien que ce n’est pas sérieux, en tout cas au niveau local. Je reconnais le travail de la CNDP mais la concertation au niveau local ne sert à rien. On fait semblant de ne pas le savoir pour les autorités, pour les associations aussi, parce qu’il y a quand même des subventions, des financements etc.

Ce n’est pas de ça dont je parle quand je parle de pouvoir sur son sort et le sort de ses enfants, c’est bien le pouvoir politique et donc encore une fois de l’auto-organisation et les élections. Et pas les élections dans la seule perspective d’avoir des personnes non blanches par exemple, tout cet antiracisme un peu libéral, moi je ne suis pas du tout là-dessus, je pense même que c’est vraiment un gros problème : décorer de corps non blanc les listes électorales, les manifestations, je ne vois pas trop en quoi ça va régler le problème, c’est une question de projet politique, d’aborder les enjeux du point de vue des populations et pas juste de s’en servir comme décoration quoi. 

Depuis le mouvement des gilets jaunes, la question de la responsabilité du 0,1% dans la crise écologique s’est installée dans le débat. Est-ce la clé d’un rapprochement politique ?  

Évidemment qu’il faut pointer du doigt les ultra riches, les superprofits et donner à voir les inégalités. Je me souviens de chiffres d’Oxfam qu’on avait beaucoup relayés il y a quelques années parce que c’était nécessaire dans la mesure où on était à un moment où le pouvoir en place voulait faire croire qu’on était tous et toutes responsables de la même manière face aux désastres climatiques, et donc il y avait besoin de dire que certains sont plus responsables que d’autres, que ce soit au sein d’un même pays ou entre le Nord et le Sud. A cet égard, les rapports du GIEC récents montrent à quel point ces inégalités sont fortes, notamment entre l’Europe et l’Afrique. Mais il ne faudrait pas réduire l’analyse politique, et donc le projet politique, à cette seule dimension.

Revenons sur le mouvement des gilets jaunes et la manière dont il a contribué à faire émerger l’idée d’écologie populaire, donc en opposition à une écologie qui ne le serait pas. C’est intéressant d’analyser ce qui s’est passé pendant quelques semaines, au lancement du mouvement en novembre 2018. Beaucoup de cadres de l’écologie ne se sentaient pas concernés par ce mouvement naissant. Derrière cette première réaction, c’est un rapport de classe qui transparaissait. D’un côté on défendait la taxe carbone et on évacuait justement la question de classe, de l’autre, la question de classe et la répartition des richesses et responsabilités était posée.

Et c’est sûr que le projet écologiste aujourd’hui, c’est un projet qui est souvent un projet pour la classe moyenne supérieure, pour maintenir un niveau de confort. Lorsque des militants écologistes disent “j’ai peur que mes enfants n’aient pas ce que j’ai aujourd’hui » cela ouvre moins la voie à un projet révolutionnaire qu’à un projet conservateur, de préservation d’acquis. C’est cela qu’il faut essayer de changer, au moins en discuter. Mais j’ai bon espoir !

‘c’est plus payant de considérer qu’on est tous sur le même bateau, presque tous, les 99,9%, et les méchants, c’est le 0 1% et ça va devenir l’ennemi principal. La conséquence de ça c’est que les rapports de domination entre les uns et les autres dans ces 99,9% de la population deviennent très secondaires’

La question de l’écologie populaire implique en effet de traiter les rapports de classe, à grands traits, entre classes populaires, classes moyennes et classes supérieures. Cela va au delà de Bernard Arnault. J’ai l’impression qu’on a considéré que c’était trop compliqué, et peut-être qu’électoralement, et donc dans une logique court-termiste, c’est plus payant de considérer qu’on est tous sur le même bateau, presque tous, les 99,9%, et les méchants, c’est le 0 1% et ça va devenir l’ennemi principal. La conséquence de ça c’est que les rapports de domination entre les uns et les autres dans ces 99,9% de la population deviennent très secondaires. Moi, c’est ça qui me gêne parce qu’en plus je pense que c’est une erreur d’analyse qui nous empêche par exemple de comprendre pourquoi sur les réseaux sociaux, il y a des gens de classes populaires, parfois de classes moyennes, qui ne gagnent pas tant d’argent, qui défendent Bernard Arnault qui, comme Total, servirait les intérêts de la France au détriment des populations racisées en Europe, des populations des Suds. On ne prend pas assez la mesure du fait que, dans une certaine mesure, la population française se sent représentée par Total, quand Total est en Afrique, par exemple en Ouganda, il y a des personnes qui pensent que c’est l’intérêt de la France, que ça va nous revenir. Entre la France et l’Ouganda, entre la France et d’autres pays africains, il y a un rapport de domination et je trouve qu’on ne dit pas assez à quel point remettre en question Total, c’est remettre en question le rapport de domination dont on profite tous et toutes, en France et en Europe.

 

Face au risque RN, les classes populaires sont au centre de l’attention des appareils politiques. 

La classe moyenne supérieure, à travers les organisations politiques, a un projet pour les classes populaires, notamment écologiste. Projet qu’elle ne remet pas en question. Et le jeu consiste à aller voir les classes populaires pour leur montrer à quel point ce projet leur convient. Si problème il y a, il vient plutôt des classes populaires et notamment les classes populaires blanches que l’on considère comme fascisante. Il faut alors aller expliquer à cette classe populaire que son ennemi, ce n’est pas l’immigré, ce n’est pas le musulman, la question qui doit la travailler, c’est la question sociale, la question du chômage, la question des retraites, les services publics etc. La classe moyenne supérieure prétend se charger, bonne comme elle est, presque par charité chrétienne, de faire le pont entre les différentes factions des classes populaires.

‘Ce n’est pas la classe populaire qui produit l’hégémonie culturelle qui permet la montée en puissance de l’extrême droite. […] le danger de la normalisation de l’extrême droite et du Rassemblement National se joue largement dans la classe moyenne supérieure’

C’est une approche contestable. Surplomber les classes populaires et jouer l’arbitre entre les uns, les unes, les autres en disant “l’immigré n’est pas votre ennemi” aux classes populaires blanches sans s’autocritiquer sur le projet politique que l’on défend, sans s’inquiéter qu’il ne corresponde pas aux enjeux des quartiers populaires ou des classes populaires de manière générale, est une impasse. Mais ce n’est pas tout. Ce n’est pas la classe populaire qui produit l’hégémonie culturelle qui permet la montée en puissance de l’extrême droite. Ce que j’essaie de montrer dans le livre, c’est que le danger de la normalisation de l’extrême droite et du Rassemblement National se joue largement dans la classe moyenne supérieure. Là où le pouvoir se concentre, notamment dans le champ culturel, les médias, le monde de l’édition. C’est là que se mène aujourd’hui l’offensive de l’extrême droite. Face à l’offensive, il existe aussi un risque de relâche à gauche. L’idée que Macron et Le Pen ce serait pareil, j’ai pu l’entendre dans le mouvement climat à quelques jours du second tour en 2022. J’ai pu voir des banderoles “ni Macron, ni le Pen”. J’ai eu des débats très durs avec certains militants pour rappeler que ce n’était pas la même chose et rappeler ce que ça voulait dire l’extrême droite au pouvoir. Ces débats-là, je ne les ai pas quand je réponds à l’invitation de camarades qui sont dans les campagnes, dans cette France périphérique.

‘je n’attends pas que les appareils politiques viennent sauver les quartiers populaires. […] Changer les programmes des appareils, ça passe aussi par une forme de rapport de force.’

Mais au-delà du risque RN, en tant que militante politique, je n’attends pas que les appareils politiques viennent sauver les quartiers populaires. Je sais très bien à quel point il ne faut pas rêver. Les rapports de classe persistent. La question qui se pose à nous c’est : dans quelle mesure on s’organise politiquement, on produit de la pensée, des réflexions, des pistes de changement? Changer les programmes des appareils, ça passe aussi par une forme de rapport de force. Par exemple sur la question de la liberté de circuler, de ne pas étouffer, pour nous c’est central, alors on s’organise dessus, on a des endroits pour militer, on a des propositions, des revendications, on a des élus, on a des ambitions, on a des utopies, on a des artistes avec nous qui peignent, qui sculptent. Je suis sur un schéma très classique de l’auto-organisation, et je me dis qu’avec l’envie des appareils de gauche et de l’écologie de s’élargir aux classes populaires, on va réussir à faire quelque chose mais ça sera bien une rencontre sur une pied d’égalité et pas quelque chose qui va tomber du ciel. De toute façon, on n’a pas le choix.

Propos recueillis par l’équipe de la FEP

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