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[Green European Journal] La politique de l’après-croissance

- 8 avril 2020

Dans cet entretien, Riccardo Mastini aborde les possibilités et les défis pour imaginer un monde au-delà de la croissance avec deux penseurs-clés de la post-croissance, Giorgos Kallis et Tim Jackson. Ils retracent notamment l’histoire qui a mené à la primauté de la croissance sur tout le reste, et conceptualisent l’avenir post-croissance.

Cet entretien est la version française de deux articles parus dans le Green European Journal.

lls sont accessibles dans leurs versions anglaises : The Politics of Post-Growth et Beyond the Choke Hold of Growth: Post-growth or Radical Degrowth?

Vous pouvez télécharger l’entretien au format Pdf :

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Riccardo Mastini.pngRiccardo MASTINI est doctorant en économie écologique et en écologie politique à l’Institute of Environmental Science and Technology de l’Université autonome de Barcelone.

Giorgos Kallis.pngGiorgos KALLIS est un économiste qui travaille sur la justice environnementale et les limites à la croissance. Il enseigne l’écologie politique et l’économie écologique à l’Université autonome de Barcelone et a coédité le livre Décroissance – Un vocabulaire pour une nouvelle ère (Le Passager Clandestin, 2015).

Tim Jackson.pngTim JACKSON est professeur de développement durable à l’université du Surrey. Il est également le directeur du Centre for the Understanding of Sustainable Prosperity (CUSP). Il est l’auteur de Prospérité sans croissance (De Boeck Supérieur, 2017).


La conférence « Post-Growth 2018 » au Parlement européen a marqué un tournant dans l’histoire du débat sur l’après-croissance, qui s’était jusque là surtout tenu dans les milieux universitaires. Dans cet entretien réalisé au moment de cette conférence, Riccardo Mastini aborde les possibilités et les défis pour imaginer un monde au-delà de la croissance avec deux penseurs-clés de la post-croissance, Giorgos Kallis et Tim Jackson. Ils retracent notamment l’histoire qui a mené à la primauté de la croissance sur tout le reste, et conceptualisent l’avenir post-croissance.

 

Riccardo Mastini : Nous sommes en ce moment au Parlement européen pour parler de post-croissance avec des universitaires comme vous, mais de manière plus inattendue avec des fonctionnaires de la Commission européenne et des députés européens. En tant que penseurs de longue date d’un monde au-delà de la croissance, où en est aujourd’hui le combat ?

Tim Jackson : C’est un débat qui reste difficile, mais pas autant qu’il a pu l’être dans le passé. Il est intéressant d’y penser dans une perspective historique, en commençant par le discours de Robert Kennedy à l’Université du Kansas en 1968. Dans ce discours, Robert Kennedy n’a pas seulement remis en question le PIB en tant qu’indicateur, il a également évoqué le sens de la vie et ce que nous entendons par progrès social. Ce discours est significatif par son contenu philosophique et social, et par sa vision d’une société différente. Au cours des 50 ans qui se sont écoulés depuis ce discours, beaucoup de choses ont changé, y compris dans le domaine des mesures. La Commission Stiglitz a publié en 2009 son rapport sur la mesure du progrès social quasiment au moment exact de la crise financière. À peu près à la même époque, le mouvement pour la décroissance commençait à émerger. Au cours des dix dernières années, la conversation a été plus riche, plus profonde et a impliqué de plus en plus la société civile, suscitant des échos dans le grand public. Pourtant, le débat n’atteignait toujours pas de manière efficace les oreilles des politiques. C’est ce qui commence lentement à changer. Lorsque j’ai écrit Prospérité sans croissance (Prosperity Without Growth) il y a dix ans, je travaillais pour le Premier ministre britannique. Mais le gouvernement, globalement, ne souhaitait pas en tenir compte. Le rapport était considéré comme trop contraignant, et arrivait au mauvais moment. Il remettait en question le travail en cours, qui consistait à relancer la croissance après la crise financière. Aujourd’hui, en revanche, il est devenu possible d’aborder ces questions au Parlement. Le mérite de ce que nous avons fait aujourd’hui lors de la conférence organisée par Philippe Lamberts est de créer un espace dans un contexte parlementaire pour avoir cette conversation sur l’économie basée sur la croissance et sur une vision post-croissance.

Riccardo Mastini : Dans quelle mesure le débat sur la décroissance en tant que courant de pensée a-t-il progressé en provoquant un débat sociétal plus large ?

Giorgos Kallis : Chaque fois que je sors de la chambre de résonnance de Twitter et de mes cercles universitaires, je me rappelle que nous avons encore un long chemin à parcourir et que nous commençons à peine à ouvrir un espace pour discuter de croissance et de décroissance. Mais je tire ma force du fait que nous produisons des connaissances plus nombreuses et de meilleure qualité et que nous faisons participer un plus grand nombre de personnes à nos recherches. Nous ne faisons pas que montrer que nous dépassons les limites écologiques, nous explorons également des alternatives. Les jeunes esprits qui se joignent aux discussions sur la décroissance sont enthousiastes et apportent des idées nouvelles. Lors des conférences sur la décroissance, je vois de l’énergie et de nouvelles personnes – chercheurs et militants – se mettre en danger pour mettre fin à l’extraction des combustibles fossiles tout en réfléchissant sérieusement à la manière dont nous pouvons vivre différemment et à la politique à mener pour y parvenir. Sur le plan politique, quelques petits changements me donnent de l’espoir. Par exemple, j’entends dire que la principale opposition au Royaume-Uni, le parti travailliste, est ouverte à l’idée d’un avenir qui ne repose pas sur la croissance et que les jeunes du parti démocrate qui soutiennent Bernie Sanders aux Etats-Unis discutent des idées écosocialistes. On peut donc voir des ouvertures potentielles. S’agirait-il d’une ouverture allant jusqu’à faire émerger un candidat politique ou un mouvement social qui ferait de la décroissance son principal enjeu ? Non, je n’ai jamais pensé que la décroissance déboucherait sur un mouvement comme le mouvement ouvrier, avec des partis politiques défendant la décroissance remportant des élections sur des programmes de décroissance. Un mouvement politique sera victorieux avec un programme portant sur différents aspects de la justice sociale et de la transformation économique, pas seulement sur la décroissance. Mon souhait est que les idées de décroissance soient reprises par des mouvements sociaux et politiques plus larges et deviennent une évidence pour beaucoup de gens, y compris peut-être des personnes au pouvoir.

Le « fétichisme de la croissance » nous a donné à la fois la crise et maintenant la motivation pour parler de ce qui pourrait arriver au-delà du système basé sur la croissance.

Dans un sens, nous sommes dans une situation moins bonne que dans les années 1970, et dans un autre sens, notre situation est meilleure. Au début des années 1970, le président de la Commission européenne était Sicco Mansholt, qui avait lu Les limites à la croissance (The Limits to Growth) et qui avait même appelé à une croissance zéro en Europe. Jimmy Carter aux États-Unis était également ouvert à l’idée des limites de la croissance et de la nécessité d’une vie frugale. Cependant, après la deuxième crise pétrolière et la récession qui a suivi, Ronald Reagan a rejeté Carter et a écarté toute idée de limites, les faisant disparaitre complètement du radar politique dans les années 1980.Même les Verts ont parlé de « développement durable » et de « modernisation écologique », ce qui n’a bien sûr mené nulle part. Même si la décroissance a toujours beaucoup de progrès à faire dans le domaine politique, ses bases sont plus enracinées et elles ne disparaîtront pas. Le débat s’est même poursuivi durant la crise financière et il continue.

Riccardo Mastini : La montée du néolibéralisme de droite ne menace-t-elle pas ce progrès et le potentiel du mouvement de décroissance ?

Giorgos Kallis : De nos jours, il est facile d’être pessimiste. Ici, au Parlement européen, nous débattons raisonnablement avec les personnes qui s’inquiètent du changement climatique, même si elles pensent peut- être encore que la croissance verte est possible. Mais qu’en est-il des gens qui nient ouvertement la réalité du changement climatique et veulent à tout prix poursuivre la croissance au profit des riches ? Trump et de nombreux gouvernements de droite dure à travers le monde représentent la réaction climatosceptique en faveur de la course à la croissance. J’inclurais la Pologne, la Hongrie, les Philippines, l’Inde, la Turquie, l’Australie et maintenant aussi le Brésil. Des militants écologistes sont assassinés en toute impunité et les lois antiterroristes sont utilisées contre les manifestations environnementales. Nous avons des ouvertures mineures sur la décroissance ou l’écosocialisme, mais il y a aussi un durcissement et une accélération du pôle opposé, ce qui est effrayant.

Riccardo Mastini : Tim, votre rapport sur la croissance a été publié pendant la crise financière, alors que tout le monde était désespérément en quête d’un rétablissement et d’une nouvelle croissance. Aujourd’hui, si nous regardons l’économie américaine sous Donald Trump, la croissance est de retour, au détriment de l’environnement, des finances publiques et des droits des travailleurs, mais il est encore difficile de la remettre en question. Quand est-il plus facile de parler de croissance : quand elle est là ou quand il n’y en a pas ?

Tim Jackson : Juste avant la crise financière, lorsque nous avons décidé de mener l’étude qui est devenue Prospérité sans croissance (Prosperity Without Growth), j’ai eu une conversation avec l’un des conseillers de Gordon Brown au Trésor et il m’a dit : « En fait, je pense que nous pouvons dépasser la croissance. On sait comment maintenir la croissance. L’inflation est stable. Les finances publiques sont stables. La dette est inférieure à 40 %. C’est le bon moment pour envisager d’aller au-delà de l’économie basée sur la croissance. » Bien sûr, en réalité, nous n’avions pas dépassé la croissance. Nous ne connaissions pas les fragilités qui émergeaient sous la croissance du PIB en termes de dette, de division entre riches et pauvres, et entre ceux qui détiennent des actifs et ceux qui sont endettés. Ce sont ces fragilités qui ont fait tomber toute l’équation.

Beaucoup d’électeurs de gauche et d’électeurs verts ne veulent déjà pas entendre parler de croissance.

L’économie s’est défaite d’elle-même et à l’époque je pensais que c’était accidentel, qu’elle s’était défaite parce que nous ne prêtions pas attention aux bonnes choses. Mais rétrospectivement, je pense que c’était beaucoup plus fondamental et que nous avons en fait détruit la croissance de l’intérieur. Parce que c’est l’architecture financière de ce système axé sur la croissance qui a provoqué l’expansion du crédit, le relâchement de la politique monétaire et l’expansion des bilans jusqu’au point de rupture. Le « fétichisme de la croissance » nous a donné à la fois la crise et maintenant la motivation pour parler de ce qui pourrait arriver au-delà du système basé sur la croissance.

C’est pourquoi c’est le bon moment pour parler de la post-croissance. Ce ne sont pas seulement les limites environnementales, c’est le système basé sur la croissance lui-même qui se heurte à ses propres limites. C’est la source du dysfonctionnement que nous voyons autour de nous. Les économistes commencent à se rendre compte que la croissance que nous pensions pouvoir obtenir n’a jamais été atteinte que de manière non durable, non seulement en termes de changements climatiques et d’émissions de carbone, mais aussi en termes de conditions financières.

Riccardo Mastini : Même si les contradictions de la croissance s’accumulent, la post-croissance n’a-t- elle pas été reprise simplement parce qu’aucun acteur social ne s’y intéresse ?

Tim Jackson : Il est tout à fait raisonnable de dire qu’aucun acteur social ne s’intéresse à la post-croissance, mais seulement si on y pense d’une manière très simpliste. Si vous pensez que nous disons aux riches : « Désolé les gars, vous ne serez pas aussi riches que vous l’étiez » et aux pauvres : « Désolé, il n’y a plus d’effet de ruissellement », alors il est clair que ni les pauvres ni les riches ne voteraient pour une économie post-croissance. Mais il y a une autre façon d’y penser, c’est que l’inégalité entre riches et pauvres, l’instabilité causée par l’inégalité et l’instabilité accrue d’un système financier créé pour pousser la croissance contre des forces fondamentales comme la baisse de la productivité du travail, finissent simplement par rendre le système entier et sa politique plus instables. Vous réalisez alors que tous les acteurs sociaux s’intéressent à la post-croissance. Ces facteurs font basculer l’idée que «les dindes refusent de voter à Noël ».

Riccardo Mastini : Mais si vous regardez les différents partis politiques en Europe, tous azimuts, la post-croissance n’a pas vraiment été reprise.

Giorgos Kallis : C’est vrai, mais cela ne veut pas dire que ce serait impossible. Certains partis verts et de gauche radicale prônent des politiques post-croissance. « Barcelona en Comú » (Barcelone en commun), le parti local majoritaire au conseil municipal de Barcelone, en est un bon exemple. Le mot « croissance » ne figurait pas une seule fois dans son programme électoral et pourtant il a gagné. Bien sûr, c’est plus facile pour un parti local qui a beaucoup moins de responsabilité dans l’économie que les partis nationaux, mais je ne pense pas que pour un mouvement ou une coalition politique potentielle de gauche verte, il serait impossible d’éviter de parler de croissance ou de mettre en avant un programme de prospérité sans croissance. Beaucoup d’électeurs de gauche et d’électeurs verts ne veulent déjà pas entendre parler de croissance. Il est plus difficile de savoir si une telle coalition pourrait gagner les élections ou si, en cas de victoire, elle pourrait survivre à une chute du PIB.

Tim Jackson : Alternativet au Danemark, qui a une présence assez importante au Parlement, est très explicite quant à son antipathie pour la croissance. Les Verts, certainement au Royaume-Uni, ont adopté la post-croissance maintenant. Mais c’est difficile. La seule chose qui rendrait les choses moins difficiles serait qu’il n’y ait plus de croissance, ce qui serait un nouvel argument.

Riccardo Mastini : Si l’on s’éloigne de la politique nationale, que signifierait un monde post-croissance pour le système international, qui voit les États commercer et se concurrencer les uns les autres ?

Giorgos Kallis : C’est la question pour laquelle notre réflexion est la moins aboutie dans le mouvement de décroissance car c’est la plus difficile. Une grande partie de notre réflexion porte sur la façon dont la stabilité d’une nation sans croissance serait garantie. Mais il est vrai que nous vivons dans une économie mondialisée caractérisée par la concurrence. Le commerce n’est pas la première chose qui me préoccupe, je pense plutôt à la concurrence internationale et à la géopolitique. La géopolitique a sa propre logique. La dynamique de pouvoir de la sphère militaire et de la domination économique se déroule dans une logique de concurrence différente de celle de la concurrence capitaliste. Vladimir Poutine veut une sphère d’influence pour que la Russie puisse exporter du pétrole et renforcer son économie. La Chine veut construire la Nouvelle Route de la Soie. Les États-Unis veulent contrôler l’approvisionnement en pétrole. Une grande dynamique de croissance découle de cette compétition, qui est aussi une compétition pour la domination militaire. Il serait trop romantique de penser que cette dynamique du pouvoir va s’estomper d’elle-même.

Il y a des possibilités pour une société plus riche, plus conviviale, plus altruiste et plus égalitaire ; une société plus juste, plus satisfaisante et plus créative.

Si l’on pense au cas de la Grèce, l’autre problème est que, dans un monde globalisé, il est difficile de suivre son propre chemin. Imaginez un scénario où un gouvernement au pouvoir dans un petit pays dit : « Vous savez quoi, nous ne sommes pas intéressés par la croissance et nous allons essayer de nous en passer. ». Dès le lendemain, les capitaux étrangers quitteraient le pays, ce qui provoquerait un effet boule de neige déstabilisant entrainant le gel des investissements, la hausse des taux d’intérêt de la dette et la fuite des capitaux. En théorie, il n’est peut-être pas si difficile de gérer l’économie de manière à réduire le PIB de 1 %, mais il y a un risque élevé de sous-estimer les répercussions de ces effets secondaires. La Grèce avait peu de liberté compte tenu de sa dette publique et de ses besoins d’emprunt. Elle aurait bien sûr pu refuser de payer, mais cela aurait également eu d’autres répercussions difficiles.

Notamment dans l’Union européenne, aucun pays ne peut plus agir seul, même s’il le voulait. Si la décroissance ou la transition post-croissance doit commencer, elle devra commencer dans l’un des principaux pays : les États-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre. Les politiques post-croissance doivent s’enraciner dans les pays qui ont le pouvoir politique au niveau mondial de faire les choses différemment tout en se protégeant économiquement.

Riccardo Mastini : Quel est le rôle de l’Union européenne à cet égard ?

Giorgos Kallis : L’Union européenne est une énorme question. L’Union européenne est plutôt une expression du pouvoir. Actuellement, ses politiques et ses contraintes constitutionnelles sont axées sur la concurrence, la croissance et l’innovation. Mais en fin de compte, l’Union européenne suit ce que veulent les États membres les plus puissants. Si l’Allemagne et la France vont dans la même direction, cela influence le reste de l’Union. À l’heure actuelle, l’UE est un obstacle pour ce qui est des politiques post-croissance. La nationalisation du secteur des transports est en contradiction avec les règles de concurrence de l’UE, par exemple. Pour certaines des politiques que nous préconisons, il faut plus de secteur public et moins de secteur privé, de sorte qu’il y a un conflit clair avec l’orientation de l’UE. Ensuite, au sein de l’euro, il y a certaines obligations pour s’assurer que les économies sont orientées vers la croissance et gérées de manière générale selon les principes néo-libéraux. La troïka a demandé à la Grèce d’assouplir les horaires de travail et de permettre le travail le week-end. Pensez-vous qu’ils admettraient un jour une réduction du temps de travail ?

Riccardo Mastini : Tim, comment peindre une image de la vie dans un monde post-croissance ? Quelles sont les principales caractéristiques d’une société post-croissance ?

Tim Jackson : Il y a des possibilités pour une société plus riche, plus conviviale, plus altruiste et plus égalitaire ; une société plus juste, plus satisfaisante et plus créative. C’est un monde qui ne ressemble pas nécessairement aux Nouvelles de nulle part (News from Nowhere) de William Morris, mais qui a certaines de leurs caractéristiques. Les gens sont intégrés dans cette société et le travail fait partie de la participation à cette société. Mais la qualité et la créativité sont les valeurs qui encadrent les tâches des gens, et non la productivité et le rendement. C’est un endroit où les possibilités pour nous, en tant qu’êtres humains, de nous épanouir sont très différentes. Nous considérons l’économie capitaliste et les démocraties des économies avancées comme une question de liberté, mais c’est un type particulier de liberté : la liberté de choisir entre différents produits sur les rayons d’un supermarché ; la liberté de faire ce que nous voulons pendant notre temps libre, quel que soit l’impact sur l’environnement ; ou la liberté de passer à un emploi plus destructeur ou puissant dans notre carrière. En essayant d’atteindre ces libertés, nous en avons réduit d’autres : la liberté de prendre soin les uns des autres, la liberté d’interagir, la liberté d’avoir du temps pour contempler, la liberté de travailler sur soi-même, ou la liberté d’avoir une vie pleine et créative soutenue par notre société et notre communauté. Vous voudriez probablement que je réponde à des questions comme « Aurai-je encore un téléphone portable ? »Mais honnêtement, je n’ai pas de réponse à cela. Probablement, oui. Parce que cette technologie renforce notre désir humain de communiquer, de s’épanouir, d’accéder à l’information et de se développer. Mais notre idée de ce que cela signifie de vivre et d’apprendre ne sera pas limitée par cette idée que nous ne pouvons faire certaines choses que grâce à la technologie. Au lieu de cela, nous retrouverons une autre liberté : la liberté de réenchanter le monde et de revigorer nos capacités à être des êtres humains.

Riccardo Mastini : La croissance semble être un dénominateur commun sur tout l’échiquier politique, qu’il s’agisse des libéraux et des socialistes, des conservateurs ou même de certains écologistes. Son importance trouve son origine au siècle des Lumières. Pourquoi la croissance est-elle un objectif si partagé et si sacralisé qui marque notre imaginaire depuis des siècles ?

Giorgos Kallis : Tout simplement parce que la croissance stabilise le capitalisme. Le capitalisme est un système fondé sur la logique de la croissance : les bénéfices sont réalisés pour pouvoir être investis et engendrer encore plus de profits. C’est le seul système socio-économique expansionniste dans l’histoire de l’humanité ; toutes les autres civilisations étaient plus ou moins stables. Mais la croissance n’est pas une notion des Lumières. Cette pensée selon laquelle une nation doit, atteindre chaque année une croissance de deux ou trois pour cent est apparue assez récemment, au XXe siècle, dans le contexte des deux guerres mondiales, de la Grande Dépression et de la guerre froide.

L’idée de croissance peut certes en partie trouver ses racines dans la pensée des Lumières, mais ce n’en est pas forcément une évolution directe. Le philosophe franco-grec Cornelius Castoriadis, personnalité influente dans le débat sur la décroissance en France, soutenait que le siècle des Lumières implique deux projets distincts. D’une part, il y a la quête d’autonomie, notre droit à remettre en question nos institutions et le refus d’accepter la vérité telle que transmise par la tradition ou par les dieux. Cette remise en question est au cœur de ce que nous appelons la démocratie. D’autre part, il y avait cet effort de domination constante de la nature et l’expansion, qui est le projet du capitalisme. Pourtant, le capitalisme et le projet d’une nature soumise ne sauraient être remis en question, car cela irait à l’encontre de l’idéal démocratique. Ainsi, alors que l’on voit généralement la démocratie et le capitalisme comme un seul et même système, Castoriadis nous dit qu’il s’agit de deux projets en fait incompatibles.

Je suis en ce qui me concerne tout à fait partisan des Lumières et pour la remise en question des choses, pour la raison et la réflexion, mais cela n’est pas forcément lié à une croissance continue. Ces deux aspects sont en opposition à bien des égards. Un des conflits évidents est que de nos jours, on ne pourrait plus remettre en question la croissance. Prenons le cas de Steven Pinker. Il prétend défendre les Lumières et la raison, accusant ceux parmi nous qui remettent en question son affirmation selon laquelle le monde s’améliore constamment de n’être que des idéologues tendancieux et motivés par des considérations politiques. Pourtant, dans le livre Le triomphe des Lumières, c’est son idéologie à lui qui fait rage. Imaginez à quel point j’étais choqué en lisant son chapitre sur l’environnementalisme. Il commence par mettre le pape François, Naomi Klein et Al Gore dans le même sac que les nazis et les écoterroristes. On voit ainsi comment la défense du système capitaliste au nom de la raison va en fait totalement à l’encontre de la raison elle-même.

Riccardo Mastini : Tim, selon vous, la défense de la croissance dans l’abstrait peut déborder jusqu’à la religion.

Tim Jackson : L’une des idées fondamentales des Lumières était le progrès social, qui avait acquis une importance particulière en raison de l’offensive rationaliste des Lumières contre la religion traditionnelle. Dans un monde sans paradis ou sans Dieu, le progrès social devait être matérialisé par ce qui est ici et maintenant. Ainsi, comme nous somme passés d’un monde enchanté à un monde désenchanté, nos structures économiques devenaient de plus en plus importantes, et l’économie est considérée comme le facteur déterminant du progrès social.

Les économistes classiques ont abandonné cette vision pour élargir la notion de progrès social à celle du bonheur pour le plus grand nombre, à celle d’un système établi, symbolisé par les flux financiers. Suite aux difficultés liées à la Grande Dépression et la Seconde Guerre mondiale, le bonheur et le bien-être ont été relégués au second plan pour redresser l’architecture financière et la structure comptable du produit intérieur brut. La dévotion avec laquelle nous pensons désormais à la croissance et au PIB est directement liée à la religion-même, puisque nous avons renoncé a un Dieu capable de nous sauver.

Riccardo Mastini : Beaucoup craignent que la remise en question de la croissance économique puisse limiter les réalisations humaines et que, dans un monde désenchanté, l’expansion de l’être humain soit la seule chose qu’il nous reste. Ne devrions-nous pas mettre l’accent sur la nécessité d’une croissance qualitativement différente, plutôt que d’être hostiles à la croissance ?

Tim Jackson : Je ne dirai pas le contraire, l’enchantement est nécessaire. La croissance ou le développement d’un point de vue personnel peuvent être perçus comme une part de cet enchantement. Mais il est intéressant de voir la manière dont c’est formulé : « Pouvons-nous à tout prix garder le mot croissance, s’il vous plait ? ». Nous devons être un peu méfiants à ce propos.

Giorgos Kallis : Il existe une idéologie sous-jacente qui se dessine dans l’idée d’une croissance qualitative et qui m’inquiète. C’est une façon de penser contemporaine très occidentale qui veut que les choses ne soient pas forcément bonnes, belles ou agréables, mais qu’elles soient en expansion constante. Cette idée n’est pas inhérente au genre humain et de nombreuses civilisations avant la nôtre ne la partageaient pas. La croissance qualitative reproduit cette idée d’expansion continue. Ce terme n’est pas vraiment logique, car la qualité ne peut pas croître. La qualité peut changer ou évoluer, mais seule la quantité peut augmenter. Bien sûr que nous souhaiterions avoir plus d’éoliennes ou de parcs dans les villes, mais « plus » n’est pas synonyme de « croissance » qui signifie expansion constante et perpétuelle à un taux de croissance composé. Cette idée d’expansion perpétuelle qui nous vient de l’économie est entrée dans notre subconscient. Prenons la notion de « croissance personnelle », innocente à première vue. Comment expliquer de manière significative qu’une personne croît ? Est-elle trois fois meilleure ou plus gentille qu’il y a 10 ans ? Votre personnalité peut s’épanouir, évoluer, mûrir ou changer, mais pas croître !

Il existe une idéologie sous-jacente qui se dessine dans l’idée d’une croissance qualitative et qui m’inquiète

Riccardo Mastini : La décroissance a en partie évolué vers une critique du raisonnement économique. Giorgos, vous plaidez pour une décroissance radicale, tandis que vous, Tim, vous vous orientez plus vers un monde sans croissance. Quelle est la différence entre ces deux perspectives ?

Tim Jackson : Je n’insiste pas tant sur le « sans croissance » que sur la « prospérité sans croissance ». Je cherche à faire la distinction entre la prospérité et la croissance et à dire qu’elles sont différentes. La croissance économique peut parfois être une bonne solution pour parvenir à la prospérité, mais aujourd’hui, nous sommes allés au-delà de cela. La croissance a atteint les limites imposées non pas par nous ou par Dieu, mais par la réalité d’une planète aux ressources limitées et des écosystèmes fragiles.

Lorsque je travaillais sur le rapport pour la Commission pour le développement durable, qui a fini par s’appeler Prospérité sans croissance, le mouvement de décroissance a également été mentionné à l’occasion de la première conférence internationale sur la décroissance tenue à Paris, en 2008. Je me suis rendu à cette conférence parce que je voulais une réponse à ce qui me semble être la question la plus difficile : comment assurer la bonne marche de l’économie, si elle ne croît plus ? Je m’entendais vraiment bien avec les participants à la conférence, car nous partagions la même vision du monde en ce qui concerne non pas le productivisme, la production ou la consommation, mais la qualité de vie, le milieu social et la créativité. La seule chose que je n’ai pas vue à cet évènement, c’est une manière structurée, voire même conventionnelle, de voir l’économie et son fonctionnement. À ma connaissance, le point de vue majoritaire au sein de la communauté de décroissance est que nous devons rejeter l’économie, car elle a corrompu notre imaginaire et limité notre pensée par le biais d’une rationalité institutionnalisée.

Bien que je partage quelque peu ce point de vue, nous devons comprendre les institutions économiques existantes et procéder à leur réforme si nous voulons progresser. Il s’agit d’une tâche profondément économique et d’une grande complexité. Sa vision est tournée vers un magnifique paysage dans lequel nous serions libérés des chaînes du consumérisme et du capitalisme, mais elle tente en réalité de créer des structures alternatives qui nous mèneront d’une situation à une autre sans pour autant se retrouver dans une dystopie.

Giorgos Kallis : L’aspect créatif de la communauté de décroissance réside dans la tension contradictoire entre la critique radicale du raisonnement économique et la volonté de s’engager dans des modèles économiques, de proposer des politiques. Dans mon dernier livre, Décroissance, je tente de concilier ces deux choses. Il ne manque pas de pensées utopiques auxquelles pourrait ressembler un monde de décroissance et sur les failles du raisonnement économique, mais je mets également en avant des propositions concrètes, telles que la réduction du temps de travail. Je me suis inspiré d’André Gorz qui a trouvé un équilibre entre les deux en écrivant la Critique de la raison économique, tout en promouvant également la réduction du temps de travail en s’appuyant sur des arguments économiques.

En outre, je ne suis pas hostile à utiliser le terme « sans croissance » plutôt que « décroissance », en fonction du contexte. Lorsque l’association « Recherche et Décroissance » a publié son op-ed avec 10 propositions de politique pour les élections de 2015 en Espagne, nous n’utilisions pas l’expression « décroissance », mais parlions plutôt de « prospérité sans croissance », même s’il s’agissait des mêmes politiques. Politiquement parlant, le premier pas consiste à rompre avec l’idée que la croissance économique doit figurer dans un agenda politique gagnant. La « prospérité sans croissance » contribue à cela. Mais analytiquement, le terme de décroissance correspond davantage. Si nous considérons l’hypothèse courante de l’économie écologique qui suppose que l’économie est matérielle, je ne vois pas comment nous pouvons soutenir qu’une écologie économiquement durable, décarbonée et qui utilise moins de matières premières ne serait pas beaucoup plus petite.

Dans les régions du monde les plus pauvres, la croissance sera nécessaire et, par conséquent, il devra y avoir une période de repli dans d’autres régions

Je comprends, dans une certaine mesure, l’approche tactique qui consiste à ne pas utiliser le terme « décroissance », mais les chiffres ne sont pas clairs. De plus, le terme de décroissance met en évidence un conflit. Si par « sans croissance » nous comprenons que nous pouvons mettre en œuvre des politiques compatibles avec la durabilité et simplement attendre de voir comment évolue la croissance, cela ne suffit pas. Nous devons combattre l’idéologie de la croissance ; il ne suffit pas de l’ignorer pour la faire disparaître.

Riccardo Mastini : Tim, êtes-vous d’accord que la décroissance est en quelque sorte nécessaire ?

Tim Jackson : Je ne suggère pas que nous devrions nous pencher vers une économie stable à croissance nulle. Dans les régions du monde les plus pauvres, la croissance sera nécessaire et, par conséquent, il devra y avoir une période de repli dans d’autres régions. La principale divergence que j’ai avec la communauté de décroissance, du moins avec une partie de celle-ci, c’est qu’en effet, je voudrais renoncer à une économie basée sur la croissance, mais je ne veux pas renier la pensée économique. Je partage en quelque sorte le point de vue critique selon lequel le monde entier et notre langage sont dominés par l’économie, mais je ne vois pas comment nous pouvons y échapper, car nous sommes confrontés à ce qui est essentiellement un défi économique.

Giorgos Kallis : Nous ne devons pas rejeter les sciences économiques, mais il y a certains pièges dans la pensée économiste. Il est risqué d’accepter l’idée occidentale selon laquelle certaines normes de développement humain sont supérieures, quel que soit le contexte. Je suis d’accord avec Tim quand il dit que, lors de la première conférence internationale sur la décroissance en 2008, un rejet total de l’économie était très fréquent, mais ce n’est plus le cas à présent. Nos conférences sont aujourd’hui bien plus grandes et bien plus diverses. Les uns se focalisent sur la modélisation économique, d’autres sur la philosophie et les discours. Bien évidemment, tout le monde n’a pas les mêmes opinions : certains peuvent penser que les modèles économiques reflètent le mode de pensée dominant, d’autres disent qu’ils sont utiles pour concrètement envisager comment s’en sortir sans la croissance. Le plus important, c’est que la communauté de décroissance ne se renferme pas et ne bloque pas l’économie, ou une toute autre branche.

Riccardo Mastini : Et le capitalisme ? Est-il prêt pour la fin de la croissance ?

Giorgos Kallis : La croissance est nécessaire à la stabilité du capitalisme, mais cela ne veut pas dire qu’il soit impossible d’avoir un capitalisme sans croissance. On aurait tout simplement affaire à un capitalisme plus désagréable. Sans croissance, il reste moins de parts du gâteau à distribuer. Sous un régime capitaliste, cette distribution sera sans doute faite en faveur de ceux qui ont le plus de pouvoir. La stagnation sous le capitalisme mène à une explosion de la dette et, à terme, à une austérité visant à protéger le profit, comme en Grèce.

En même temps, je ne suis pas le genre de socialiste qui présente un argument abstrait que nous devons d’abord nous débarrasser du capitalisme pour arriver à améliorer les choses. Nous devons formuler des propositions claires ainsi que poursuivre et faire progresser les réformes en commençant par là où l’on se trouve actuellement. Néanmoins, si toutes les réformes proposées par des gens comme nous étaient mises en œuvre, le système qui pourrait accueillir de telles réformes ne serait évidemment plus capitaliste, au sens le plus strict de ce terme.

Riccardo Mastini : Pourriez-vous imaginer un avenir prospère, durable, juste et toujours capitaliste?

Tim Jackson : Le capitalisme est une question de propriété. Dans la forme actuelle de ce régime, la propriété est inégalement répartie. Combiné à la recherche du profit, il crée des tendances à l’expansion avec tous les dégâts pour l’environnement et l’accroissement des inégalités qui vont avec. Si nous définissions le capitalisme comme une simple expansion qui détruira notre planète et dont sommes conscients, alors oui, bien sûr, nous devons le faire disparaître. Mais la vraie question, selon moi, porte sur l’inégalité sociale. Le modèle capitaliste peut-il, surtout s’il y a une contraction de l’économie ou que l’économie a un taux de croissance plus lent, redistribuer afin de garantir un avenir équitable et durable ? Actuellement, les institutions capitalistes s’y opposent. La répartition des actifs est disproportionnée, tout comme les politiques relatives à la propriété. On accorde moins d’importance aux droits des travailleurs qu’aux droits des détenteurs de capitaux. Si les choses ne changent pas, il est clair que nous ne pouvons pas concilier une société équitable avec une récession économique.

À quel point le capitalisme devrait-il changer ? Il faut certainement changer la structure de la propriété, il faut qu’il y ait plus de redistribution et de droits des travailleurs. Le principe général qui dit que la croissance des salaires va de pair avec la croissance de la productivité du travail devrait disparaître, car cette dernière pourrait ne plus exister. Cela représenterait un changement fondamental dans le contrat social tel que déterminé au cours des 40 dernières années par une forme particulière du capitalisme. Cette forme devrait à terme disparaître.

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