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Christophe Fourel « André Gorz, écologiste avant la lettre »

- 19 janvier 2023

Christophe Fourel revient dans cet entretien sur le parcours et la modernité des reflexions d’André Gorz

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Dans quelle circonstance avez-vous connu André Gorz ? Et que diriez-vous de l’homme qu’il était ?

J’ai rencontré André Gorz pour la première fois au printemps 1987. Avec une vingtaine d’autres personnes, nous avions répondu positivement à l’invitation de la Revue (jésuite) Projet qui organisait une réflexion autour de ce qu’on appelait à l’époque « le Revenu Minimum Garanti ». J’étais venu en tant que représentant du magazine Alternatives Economiques qui était un des premiers media à avoir mis ce sujet dans le débat public ; André Gorz, lui, était-là parce qu’il avait fait paraître en 1983 Les Chemins du Paradis où il développait déjà la nécessité d’instaurer ce qu’il dénommait un « revenu social » déconnecté du temps de travail. Sa présence et ses interventions m’avaient beaucoup impressionné par la clarté de son argumentation et le souci permanent qu’il avait de faire émerger le sens des évolutions de notre société et des choix que nous pourrions être amenés à faire pour les orienter.

Après cette première rencontre, une amitié s’est installée progressivement. Ce qui me frappait toujours lors de mes visites dans la maison de Vosnon (à une trentaine de kilomètres Troyes) où il vivait avec Dorine, c’était son sens de l’écoute et sa façon de se mettre à la portée de son interlocuteur tout en affichant clairement une détermination à engager le débat et au besoin à convaincre. Gorz avait une immense culture et il était doté d’une intelligence très analytique doublée de capacités d’anticipation hors du commun. Il décortiquait toujours le présent en dégageant ses potentialités pour des futurs possibles. Sa devise philosophique, si cette expression pouvait avoir un sens pour lui, serait : « pouvons-nous vouloir ce que nous faisons ? ». Mais l’homme savait aussi quitter les discussions théoriques de temps en temps, surtout en présence de Dorine. Et là, il devenait intarissable sur la production de leur potager, sur les facéties de leur chat ou bien sur les arbres qu’il avait planté sur le terrain adjacent à leur maison et qu’il considérait (malicieusement) comme son œuvre véritable. Contrairement à une légende, il aimait la bonne cuisine. J’ai raconté ma relation à lui dans un petit livre paru en 2017 et que j’ai intitulé Lettre à G. en référence à son dernier livre Lettre à D. où l’homme concret qu’il était apparait nettement et où il donne beaucoup d’indications sur l’itinéraire de sa vie sociale en compagnie de Dorine.

Philosophe autodidacte et journaliste économique, à quel moment, et comment est-il devenu un des précurseurs majeurs de l’écologie politique? 

Comme il aimait le dire lui-même, il est devenu « écologiste avant la lettre ». Cette expression sous-entendait, selon moi, que la critique de la logique capitaliste qu’il avait commencé à construire dès la fin des années 50, notamment dans La morale de l’Histoire paru en 1959, portait en germe les soubassements de l’écologie politique qui s’affirmeront plus tard dans son œuvre. Dans cet ouvrage, il montre comment le capitalisme ignore les besoins collectifs et cherche dans toute la mesure du possible à les transformer en besoins individuels de consommation marchande. Il montre également combien la logique capitaliste ne fait aucune différence entre le nécessaire et le superflu.

‘…il y a une non-économie […] faite de richesses intrinsèques qui ne sont échangeables contre rien d’autre, de gratuité et de mise en commun.  Cette non-économie est la source du « monde vécu », le rapport intuitif et concret au milieu de vie…’

C’est donc cette critique de la logique capitaliste qui le conduit à formuler une écologie politique en rupture avec l’industrialisme le productivisme et condamnant très tôt la religion de la croissance. Jusqu’à la fin de sa vie, il ne cessera de rappeler combien il est important de comprendre qu’à la base de toute société, de toute économie, il y a une non-économie. Que celle-ci est faite de richesses intrinsèques qui ne sont échangeables contre rien d’autre, de gratuité et de mise en commun.  Cette non-économie est la source du « monde vécu », le rapport intuitif et concret au milieu de vie que Gorz met à la racine de sa conception de l’écologie politique.

En juin 1972, au moment de la parution du rapport Meadows traduit en Français sous le titre « Halte à la croissance », Gorz organise à Paris le colloque « Ecologie et Révolution », est-ce un acte politique ?

Comme nous le montrons avec Clara Ruault dans notre livre[1], ce colloque est un repère temporel de premier ordre pour l’écologie politique. Le théoricien André Gorz et son double le journaliste Michel Bosquet (son deuxième pseudonyme) vont, à cette occasion, jeter les bases d’une écologie politique comme critique sociale qui cheminera ensuite vers l’option de l’éco-socialisme. Cette période est déterminante pour la naissance de l’écologie politique. Elle l’est aussi pour l’évolution de la pensée de Gorz qui sous l’influence de deux rencontres majeures va faire évoluer significativement ses options marxistes.

‘…ce n’est plus la condition prolétaire (de fait, moins prégnante) mais la prospérité aliénante auquel le sujet révolutionnaire doit désormais faire face.’

D’abord celle avec Herbert Marcuse, philosophe américain d’origine allemande, dont il a fait la connaissance au début des années soixante. Leur convergence intellectuelle est primordiale pour comprendre comment l’option écosocialiste de l’écologie politique s’est affirmée notamment en France. Marcuse et Gorz venait du marxisme et ont beaucoup contribué à sa réinterprétation. Marcuse en s’appuyant notamment sur la théorie freudienne ; Gorz sur le Sartre de la Critique de la raison dialectique. Pour faire bref, la convergence Marcuse-Gorz démontre que dans la société d’abondance qui s’est peu à peu mise en place dans les années soixante, ce n’est plus la condition prolétaire (de fait, moins prégnante) mais la prospérité aliénante auquel le sujet révolutionnaire doit désormais faire face. Ensuite c’est la rencontre avec Ivan Illich (d’origine autrichienne comme lui) qui venait d’une autre tradition mais dont la pensée a influencé Gorz pour sa critique de l’industrialisme. Gorz a beaucoup utilisé (en les remaniant) les concepts forgés par Illich : « contre-productivité », « monopole radical », « autonomie vs hétéronomie ». Ainsi en convergence avec Illich, Gorz démontrait dans Ecologie et Politique que les citoyens sont définis dans leurs besoins par un ensemble d’institutions, de professions, de prescriptions et de droits. Ils sont invités à se conduire en consommateur, usager et ayant-droit d’un ensemble de prestations, d’équipements et de prises en charge. « [Ils] ne consomme plus les biens et services dont ils éprouvent le besoin autonome mais ceux qui correspondent aux besoins hétéronomes que [leur] découvrent les experts professionnels d’institutions spécialisées. »

Pour revenir à la question de « l’acte politique » du colloque de 1972, je soulignerais combien Gorz utilisait tous les registres possibles pour animer le débat public, en particulier celui autour de l’écologie. L’alliance du théoricien et du journaliste lui conférait un « pouvoir » de convocation hors du commun.  D’où le fait que les personnes qu’il invite à intervenir à ce colloque sont à la fois diverses en termes de fonctions (chercheurs, syndicalistes, hauts fonctionnaires, responsables gouvernementaux) et en termes d’option politique. Pour ce colloque, Gorz est à la fois initiateur et intervenant. Il est donc la clé de voûte de cet évènement politique.

Quelle a été sa relation à la vie politique française ? 

Dans un entretien paru dans la New York Review of Books (en juillet 1967) lors de la traduction de son livre Stratégie ouvrière et néocapitalisme (paru en France en 1964) Gorz dit qu’il n’a jamais appartenu à un parti politique parce qu’un « intellectuel marxiste » est plus libre dans sa recherche et exerce plus d’influence s’il conserve son autonomie.  Autrement dit, il faut que le « radical » pense au-delà du cadre de la politique, comme l’interprète très bien notre ami commun le philosophe américain Dick Howard.

Mais Gorz n’a cessé de dialoguer avec les responsables politiques. En Allemagne avec les Grünen et avec le SPD. En Italie et en France avec le monde syndical : la CGIL et la CFDT notamment. Et aussi avec la mouvance écologiste du début des années soixante-dix : les Amis de la Terre, et les deux journaux écologistes auxquels il collaborait: la Gueule ouverte et Le Sauvage. Il deviendra avec son ouvrage Ecologie et Politique une des références théoriques aux côtés de Serge Moscovici et René Dumont.

Sa carrière professionnelle de journaliste a fortement été marquée par son entrée à l’Express en 1955 que Jean-Jacques Servan-Schreiber avait fondé notamment pour venir en soutien à Pierre Mendès-France. L’œuvre de Gorz a toujours été débattue au sein de la deuxième gauche et au sein des écologistes.

Y-a-t-il actuellement un moment de redécouverte de Gorz ? 

Je dirais que la pensée de Gorz n’a cessé de gagner en influence depuis sa mort. Malraux disait que la mort transforme la vie en destin. La mort de Gorz n’a pas été banale puisqu’il s’est suicidé à l’âge de 84 ans en compagnie de Dorine (qui en avait 83 et qui était très malade). Même ce « suicide à deux » fait, pourrait-on dire, partie de son œuvre. Puisque cet acte (qui leur appartient et à eux seuls) est un acte qui a néanmoins une portée sur les débats actuels concernant la fin de vie par exemple. 

Cela dit, sa pensée et son œuvre intéressent de plus en plus de personnes. Elle est désormais enseignée à l’Université et il y a de plus en plus de thèses qui interrogent la portée de son œuvre, son influence, sa portée, sa critique, etc…. Ce qui fait son intérêt est la rigueur avec laquelle il l’a construite en tenant toujours le même fil conducteur, fidèle à la cause de l’émancipation sociale. Par ailleurs, André Gorz fait preuve d’un grand sens de l’anticipation. Il a été un des rares penseurs par exemple à avoir anticipé la crise financière et bancaire de 2008. Toutes ses réflexions d’alors tentaient de démontrer que le système capitaliste ne se maintient en survie que sur des bases de plus en plus précaires. Comme il le disait lui-même : le capital semble avoir approché au plus près son rêve, celui de faire de l’argent avec de l’argent, sans passer par le travail. Il a montré que c’est toute une civilisation qui était entrée en crise. Que le sens que l’humanité occidentale donnait à son existence était en train de s’effondrer en même temps que la façon dont cette société se comprenait elle-même. Mais pour lui les signes qu’une autre société reposant sur d’autres rapports sociaux et d’autres modes de vie demandait à naître. Déjà cette société nouvelle s’exprime par une multitude d’initiatives et une mobilisation citoyenne qui démontrent sa nécessité et sa viabilité. Gorz, dans ses analyses, ne dissocie jamais les « misères du présent, de la richesse du possible » pour paraphraser le titre d’un de ces derniers livres (paru en 1997). La pensée d’André Gorz devrait donc nous accompagner longtemps encore. Et c’est tant mieux.

Il se dégage des écrits d’André Gorz une forme de modernité, d’actualité. A quels défis de la période apporte-t-il des clés selon vous utiles, par exemple en ce qui concerne le rapport au travail? 

La question du travail et sa critique sont centrales dans l’œuvre de Gorz. Cependant c’est un sujet pour lequel ses thèses n’ont pas toujours été bien comprises. Gorz a été « catalogué » comme théoricien de « la fin du travail » sans que son analyse ne soit appréhendée dans toute sa rigueur et toute son originalité.

‘Il critique aussi la gauche pour avoir cherché à sauver la « société du plein emploi » en étendant la sphère du travail rémunéré et de « l’économie » à toutes les activités imaginables’

Certes Gorz a longtemps plaidé pour la réduction du temps de travail. Et c’est ce que l’opinion a retenu de son message. Pourtant dans un livre comme Métamorphose du travail, Quête du sens, paru en 1988, Gorz interroge plus profondément l’idéologie du travail telle que celle-ci s’est construite pendant des décennies et concomitamment avec celle de la rationalité économique. Il critique aussi la gauche pour avoir cherché à sauver la « société du plein emploi » en étendant la sphère du travail rémunéré et de « l’économie » à toutes les activités imaginables. Mais puisque votre question évoque la modernité des écrits de Gorz, j’attire votre attention sur le fait que dès 1980 (il y a plus de 40 ans donc !), dans Adieux au prolétariat, Gorz perçoit l’émergence de ce qu’il appelle la « non-classe des non-travailleurs ». Pour lui, ce ne sont pas des exclus du travail mais plutôt tous ceux qui ne peuvent plus s’identifier à leur travail salarié et qui réclament non pas un « emploi meilleur », mais une vie où les activités autodéterminées l’emportent sur le travail imposé. On peut y voir ici l’incroyable anticipation de Gorz sur ce que nous observons aujourd’hui sous les appellations de la « grande démission », du « quiet quitting », etc…    

S’il fallait conseiller de lire un écrit d’André Gorz pour le découvrir, lequel conseilleriez-vous ? 

Si on veut entr’apercevoir l’homme concret qu’il a été, il faut évidemment lire sa Lettre à D.  Dans cette lettre de soixante-quinze pages il dit à Dorine toute sa reconnaissance pour lui avoir permis d’accepter son existence. Se faisant, il retrace une grande partie de sa vie publique, vécues inlassablement à deux avec Dorine. C’est donc un livre à la fois émouvant, qui appartient désormais à la littérature amoureuse, mais c’est aussi un livre riche d’enseignements sur son rapport à la vie sociale et, pour une fois, sans théorisation.

Si on cherche plutôt découvrir son œuvre théorique, le mieux, selon moi, c’est de commencer par Ecologica. Cet ouvrage est un recueil paru en 2008 un an après sa mort. Gorz avait soigneusement choisi les textes qui le compose avant son « exit ». Il avait envisagé de les faire précéder d’une longue préface qu’il n’aura finalement pas eu le temps d’écrire. Comme le titre l’indique ce sont des textes tous orientés vers l’écologie politique. Certains sont très anciens et datent des années soixante-dix, d’autres des années quatre-vingt-dix comme le texte incontournable : « l’écologie politique, entre expertocratie et autolimitation ». D’autres enfin sont des textes ou des entretiens réalisés à la fin de sa vie. Avec ce livre, on embrasse ainsi très largement son œuvre et on peut en percevoir l’immense richesse et l’impressionnante acuité. Ce livre me semble être un lègue testamentaire pour tou-tes ses lectrices et lecteurs présent-e-s et à venir.



[1] Christophe Fourel et Clara Ruault, « Ecologie et révolution », Pacifier l’existence, éditions Les Petits Matins, Paris 2022.

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