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Une métropolisation heureuse est-elle possible ?
Avec la métropolisation et ses mots d’ordre, on atteint les limites humaines et écologiques du modèle économique qui a l’urbanisation de la terre comme emblème de civilisation
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Une métropolisation heureuse est-elle possible ?

Par Robin Rivaton et Guillaume Faburel

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La concentration urbaine peut-elle être bénéfique pour tous, y compris les classes populaires ? Robin Rivaton et Guillaume Faburel en débattent.

Aucun pays n’échappe aujourd’hui à la métropolisation des grandes villes. Phénomène de concentration urbaine qui remodèle les territoires, elle est souvent synonyme de précarisation, hausse sensible des loyers, insécurité et individualisme. Une métropolisation heureuse est-elle possible ? Oui, estime l’essayiste Robin Rivaton, auteur cette année de La ville pour tous (L’Observatoire), à condition de faire baisser la prix de l’immobilier, pour que les classes populaires puissent encore s’y loger. Professeur en géographie, urbanisme et science politique à l’université Lyon 2 et à l’Institut d’études politiques de Lyon, Guillaume Faburel pense au contraire que c’est impossible. Auteur de Les Métropoles barbares : Démondialiser la ville, désurbaniser la terre (Le Passager Clandestin, 2018), lauréat du Prix du livre d’écologie politique 2018, qui vient d’être réédité en poche, l’universitaire pense que la métropolisation, qui "implique une expansion urbaine incessante et l’accélération des flux et des rythmes de vie", est un désastre humain et écologique.

Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire

Marianne : Qu’est-ce que la métropolisation ?

Guillaume Faburel : Je tiens à préciser que la métropolisation n’est pas, comme souvent entendu, une extension "naturelle" des villes. Ceci n’a jamais été, et ce depuis les premières villes de la Mésopotamie antique et leurs Cités-Etats. Une ville est d’abord d’intérêt économique et politique. Doit-on rappeler ce que le rendement économique doit au regroupement et à la densité ? Ce que toute autorité doit aux dispositifs de régulation et de contrôle de la promiscuité ? Et doit-on rappeler comment, pour satisfaire la machine urbaine, les campagnes ont été dépeuplées ?

La métropolisation représente toutefois un moment particulier de cette longue histoire des desseins économiques et politiques dans et par l’urbain. Elle est le stade néolibéral du capitalisme patriarcal, engagé depuis une quarantaine d’années, d’abord dans les pays tôt convertis à cette doctrine, puis dans toutes les grandes agglomérations mondialisées. Ce stade est celui de la polarisation urbaine des nouvelles filières économiques postindustrielles et d’une conversion rapide des pouvoirs urbains aux logiques de firme entrepreneuriale. Le statut de Métropole en vigueur en France depuis 2014 entérine et diffuse nationalement un tel mouvement, alors même que ses effets sont déjà largement connus à bien des endroits.

Tout d’abord, un espace métropolitain n’est pas égalitaire. Les ségrégations et relégations y sont légion. Comme toute grande ville de l’ère thermo-industrielle me direz-vous, mais avec néanmoins une ampleur inégalée des exclusions et évictions sociales. Au point d’interroger ce que la pensée dominante a longtemps défendu comme vertus intégratives de la grande ville : mélange et brassage, anonymisation et émancipation. A en juger par le sort réservé aux migrants, les métropoles ne sont pas les lieux idoines de l’urbanité ou encore de l’hospitalité. Nous y reviendrons. De même, on a connu plus vertueux d’un point de vue écologique. Le fait urbain c’est 55 % de la population mondiale (70 % en 2050 selon l’ONU) pour 70 % des déchets planétaires, 75 % de l’énergie consommée et 80 % des émissions de gaz à effet de serre.

Avec la métropolisation et ses mots d’ordre, on atteint les limites humaines et écologiques du modèle économique qui a l’urbanisation de la terre comme emblème de civilisation.
Robin Rivaton

En fait, par tous les grands chantiers d’équipement (transport, commerce, culture, sport, loisirs), toutes les grandes rénovations patrimoniales de l’urbain dense, tous les grands évènements festifs et les grands circuits touristiques, tous les grands desseins numériques et leurs big data... qui peuplent les agendas métropolitains nous assistons à une subjectivation néolibérale totale de nos existences, celle de l’occupation incessante des corps et de la mobilisation continue des esprits, celle de l’encastrement du capitalisme "illimité" (Marx) dans la pierre, les réseaux et les organismes, grâce à quelques préceptes anthropologiques largement soutenus : une mobilité incessante et une accélération sans fin de nos mouvements (notre émancipation !), un divertissement permanent et un nomadisme généralisé (nos humanités !), une connectivité continue et des corps augmentés (notre citoyenneté !).

La métropolisation est donc une reconfiguration accélérée de nos espaces vécus, et des pouvoirs qui s’exercent dessus, avec, pour être acceptée, une écologie officielle des mieux marketée (éco-quartiers et parcs multi-fonctionnels sur le modèle Central Park, renaturation de berges et végétalisation des toitures, fermes urbaines et aquaponie...) et un globish lui-même à consommer : smart et safe... cities, digital et learning... cities, sky et airport... cities. En attendant de pieds fermes le centre commercial all inclusive EuropaCity, avec ses show-, pop-, sun-, hype-, xtrm- et zen-emotion.

Avec la métropolisation et ses mots d’ordre (Enlarge your Paris nous dit un blog de Libération qui recense toutes les activités récréatives du Grand Paris), on atteint les limites humaines et écologiques du modèle économique qui a l’urbanisation de la terre comme emblème de civilisation. La métropolisation est un arrachement définitif de nature, au nom d’une prétendue éternité, prométhéenne et irénique, de notre propre humanité. La maison mère aurait définitivement enterré la terre-mère. Non sans un épuisement social croissant face au déchaînement productiviste de l’emballement métropolitain : sentiment d’accélération sans frein, impression d’étouffement, sensations de suffocation (à l’exemple des fournaises urbaines des épisodes caniculaires).

Non sans que de plus en plus de personnes, et notamment les moins de 35 ans, désobéissent écologiquement face à de tels accélérateurs de particules et leurs chaînes comportementales, par un minimalisme et un frugalisme conduisant au départ des métropoles. Pendant que certains se complaisent en toute insouciance dans le confort contre-écologique des techno-cocons (comme les décrit Damasio) et des hyper-lieux métropolitains, et que le marketing territorial cherche à nous faire aimer un telle mutation : métropoles "douces", "apaisées", "inclusives", "solidaires", "sobres", "frugales".

Robin Rivaton : Le mouvement de métropolisation est mondial et concerne tous les pays. Il a souvent été relié en France à l’idée d’une concentration excessive du pays autour de sa capitale politique et administrative, fruit d’un jacobinisme ancien. Ce n’est pas le cas. L’Allemagne, si souvent montrée en exemple du fait du caractère équilibré de la répartition de la population et des emplois, vit, elle aussi, un mouvement de métropolisation autour des grandes villes de Berlin, Munich, Francfort et Hambourg.

Le phénomène s’accélère. Nous sommes entrés dans le règne des "superstars", entités dont la part des revenus est nettement supérieure à ceux de ses pairs et qui s’éloigne de ses pairs avec le temps. Ainsi aux Etats-Unis, les inégalités territoriales repartent à la hausse dès les années quatre-vingt-dix après un demi-siècle de convergence. Presque toutes les créations d’emplois nettes aux États-Unis proviennent d’entreprises de moins de cinq ans notamment dans le secteur des nouvelles technologies. Or ces nouvelles entreprises se situent principalement dans les métropoles. Les cinq villes de San Francisco, New York, Boston, San Jose et Los Angeles concentrent 80% de l’investissement dans les start-ups aux Etats-Unis. La moitié des emplois du numérique sont en Île-de-France, une concentration deux fois plus élevée que dans n’importe quel autre secteur. Les 100 métropoles les plus riches du monde, qui concentrent déjà 40 % du PIB de la planète, absorberont les deux tiers du développement économique mondial dans la prochaine décennie.

La raison est simple. Nous sommes rentrés dans une économie de l'échange, de la connaissance et de la confrontation. La thèse affirmant que, grâce aux nouvelles technologies de l'information et de la communication, nous allons réussir à décentraliser l'activité économique a fait long feu. Le télétravail stagne depuis dix ans aux États-Unis. Tous ceux qui peuvent pouvaient y recourir s'y sont mis et l’amélioration de la qualité des communications ne fera guère évoluer cela.

Cette concentration a pour corollaire des territoires qui se vident, perdent leur tissu industriel, voient leurs commerces fermer et leurs habitants partir. Parce qu’ils pensent le jeu à somme nulle, certains rêvent d’une autre voie, plus dirigiste que la redistribution. Ils réinventent l’aménagement du territoire comme une sorte de gigantesque jeu de simulation où les activités et les emplois pourraient être déplacés au gré des décisions de hauts-fonctionnaires. Aveugles aux mécanismes de redistribution déjà à l’œuvre qui irriguent depuis les métropoles les autres territoires, ils ne comprennent pas non plus que c’est le progrès technologique qui est en jeu. Au niveau global, revenir en arrière, c’est se priver des inventions qui sont découvertes dans les métropoles. C’est à Boston qu’on trouve les nouveaux médicaments contre le cancer, à Shanghai qu’on crée les panneaux solaires à très haut rendement, à Munich qu’on dessine les nouvelles batteries permettant d’envisager le stockage de l’énergie...

La métropolisation est-elle un processus de concentration des richesses ?

G. F. : Oui, bien sûr. Mais de quelles richesses s’agit-il, et qui les accumule ? Il y a en fait concurrence territoriale croissante pour attirer les activités les plus lucratives et les populations les plus solvables.

Le terme de métropolisation s’applique à ce jour partout pour rendre compte de l’influence des grandes villes, dont l’avantage comparatif serait une capacité à articuler des fonctions de commandement (ex : directions d’entreprises) et de communication (ex : aéroports, interconnexions ferroviaires, etc.), à polariser les marchés financiers (ex : places boursières et organismes bancaires), des marchés d’emplois de "haut niveau" - que l’INSEE qualifie de métropolitains depuis 2002 (conception-recherche et prestations intellectuelles, commerce interentreprises et gestion managériale, culture et loisirs) et des marchés segmentés de consommation (tourisme, art, technologies...). Sur cette base, on a coutume d’entendre que le XXIe siècle sera celui des grandes villes, après que le XIXe ait été celui des empires, et le XXe celui des États-nations. Vaste projet, même s’il n’y a pas de place pour tout le monde.

Car, les populations à fort capital immatériel (diplômes, savoir-faire, réseaux,...) sont prioritaires. Ce sont les "nouvelles classes dirigeantes" de la finance ou de la communication, les élites internationales et groupes du techno-managériat, et les fameuses "classes créatives" des secteurs à haute valeur ajoutée (sciences et ingénierie, architecture et design, arts et marchandising,...). Mais aussi quelques groupes plus historiques, comme la moyenne bourgeoisie intellectuelle (qui n’a d’ailleurs de cesse d’écrire son adoration de l’urbain : "On ne peut être progressiste si on ne reconnaît pas le fait urbain et la disparition des sociétés rurales" - Jacques Lévy, Libération, 14 octobre 2018), et également des jeunes bien formés (adeptes de la mobilité) et un troisième âge bien portant (adeptes des commodités). Nous avons ici l’ensemble des "premiers de cordée".

La métropolisation conduit à une convergence des modes de consommation et des représentations collectives entre ces différents espaces, au-delà de leur attachement national.
Robin Rivaton

R. R. : Il serait erroné de cantonner la métropolisation uniquement à un phénomène de concentration des richesses. Le métropolisation c’est la concentration cumulative dans des aires géographiques restreintes : des activités économiques et des emplois ; des opportunités de progression sociale ; de l’excédent démographique. L’Île-de-France capte à elle seule la moitié de l’excédent démographique hexagonal alors qu’elle n’abrite qu’un Français sur six. Ce n’est pas tant le cadre de vie que l’on vient rechercher en région parisienne, mais davantage des opportunités de progression sociale. Les gens ne choisissent pas seulement leur lieu de vie par rapport à leur emploi, ils sont aussi guidés par la probabilité que leurs enfants vivent mieux qu’eux. La mobilité ascendante a été le moteur de l’exode rural : on vivait parfois moins bien dans les villes, mais on pouvait espérer un progrès pour les générations futures. Le mouvement pavillonnaire a également été fondé sur ce postulat d’une accession ou d’un enracinement dans la classe moyenne. Pour devenir cadre, il faut de plus en plus passer par l’Ile-de-France où la moitié des recrutements y sont effectués.

Enfin, la métropolisation conduit à une convergence des modes de consommation et des représentations collectives entre ces différents espaces, au-delà de leur attachement national. Le fossé qu’elle crée avec les, nombreux, habitants qui n’habitent pas dans ces métropoles est tout autant matériel que symbolique. Par un biais de représentation fort, des services comme le transport de personnes, la livraison à domicile ou encore les trottinettes électriques, occupent une place importante dans les médias en étant présentés comme l’horizon final de la consommation alors qu’ils ne concernent qu’une minorité de citoyens. Quant au traitement de l’immobilier, il est symptomatique. On ne parle que de la hausse sans fin alors que de plus en plus de Français sont confrontés à la baisse de valeur de leurs biens. Sur les dix dernières années, -18% à Roubaix ou -24% à Béziers par exemple.

Les classes populaires sont de plus en plus expulsées des métropoles, qui finissent par abriter très majoritairement des classes éduquées et aisées. Ce processus est-il inéluctable ? La "classe créative" est-elle le produit de la métropolisation ?

R. R. : Londres deviendra une ville de locataires avec 60 % en 2025. Ça sera un renversement de situation par rapport à 2000 où 60 % des Londoniens étaient propriétaires. Parce que les métropoles sont devenues impénétrables, le rêve de la propriété est de plus en plus réservé à quelques-uns.

Les plus âgés d’abord. Le taux de propriétaires en France depuis une génération a baissé dans toutes les catégories d’âge sauf les plus de 65 ans. Une génération a bénéficié de taux réels très faibles grâce une forte inflation et de prix en cœur de ville relativement faibles, inférieurs à 2 000 euros par mètre carré hors inflation dans les années soixante-dix à Paris. Deux Britanniques de 25-34 ans sur trois étaient propriétaires dans les années 1980 et 1990. Ils ne sont plus que 1 sur 2. Une célèbre publicité pour montres de luxe affirmait : "En réalité, vous ne possédez jamais une Patek Philippe. Vous en prenez seulement soin pour la prochaine génération." Aujourd’hui pour les plus jeunes, ce pourrait être : "Vous ne possédez jamais vraiment un appartement. Vous en prenez soin pour le prochain locataire." C’est la génération locataires.

Les plus aisés ensuite. Ce qu’on appelle la gentrification, ce terme forgé pour décrire le remplacement des catégories populaires par des professions intermédiaires dans le Londres des années 60, finit par repousser la classe moyenne elle-même. Les familles d’enseignants, d’infirmières ou de secrétaires doivent faire face à la concurrence des étudiants, de professionnels de la finance ou du digital préférant la centralité ou de retraités qui décident de revenir vers le cœur des métropoles. La classe créative chère à Richard Florida ne représente qu’une fraction de cette pression. D’ailleurs, la concurrence est mondiale, entre touristes et investisseurs fortunés. D’un côté, Airbnb est pointé du doigt pour sa responsabilité dans la crise du logement. De l’autre, près de 300 milliards de dollars ont quitté la Chine entre 2012 et 2016 pour des investissements immobiliers à l’étranger. Au cours de la prochaine décennie, ce chiffre sera multiplié par cinq.

Les métropoles renvoient les classes moyennes loin. Pour embaucher des enseignants ou des médecins, les rectorats ou les hôpitaux n’hésitent plus à recruter à des étrangers, souvent célibataires, qui vont accepter de moins bonnes conditions de logement. Les villes vont également manquer des travailleurs essentiels pour le fonctionnement, que ce soit dans les services à la personne, la restauration, le tourisme, les loisirs, l’enseignement... Ecarter les populations migrantes les plus modestes à Shanghai comme le fait le gouvernement chinois rendra la vie bien compliquée pour les citadins dont un sur trois a déjà plus de 60 ans.

G. F. : Ce processus n’est pas inéluctable mais totalement consubstantiel de la métropolisation, certes par la mondialisation néolibérale qu’elle signe - le stade Dubaï du capitalisme selon Davis - mais, plus encore, par les programmes politiques qui l’accompagnent, y compris dans des petites villes qui n’ont pourtant rien de comparables avec les méga-cités.

L’"inéluctable" est à trouver du côté de la faiblesse du politique. Sinon, comment expliquer que les effets pourtant constatés n’incitent pas à la critique radicale. Comment continuer de croire qu’un tramway ne renchérira pas l’immobilier par requalification de ses pourtours. A l’ère industrielle, les ouvriers vivaient par nécessité productive à proximité des manufactures et des ateliers, donc étaient a minima intégrés à la vie urbaine. La géographie urbaine des filières économiques mondialisées n’a plus guère intérêt à cette promiscuité. Gentrification et ségrégations peuvent prospérer. A Paris, plus de 50 % des actifs occupés sont des cadres ou des entrepreneurs. A Lille ou Bordeaux, leur croissance est de 1% par an en moyenne depuis 10 ans. A Paris de nouveau, la barre des 10 000 euros du m2 vient d’être franchie, et la fermeture de classes liée au départ des classes populaires et des catégories intermédiaires commence à émouvoir.

Entre fortification des centres métropolitains et extension sans fin d’un périurbain diversement constitué, les keyworkers (nécessaires au fonctionnement des services scolaires, hospitaliers...) se voient dans l’obligation de déménager, pendant que les quartiers populaires (et leurs cultures d’appartenance) sont de plus en plus éclatés pour faire place aux nouveaux arrivants, et que les masses laborieuses précarisées (celles aux emplois déqualifiés de la restauration et de l’hôtellerie, des services de livraison, de sécurité et d’entretien) vivent dans des périphéries de plus en plus étendues et désaffiliées. Tout écho à un mouvement populaire récent est bien évidemment purement fortuit. Et il n’est de ce fait pas près de s’éteindre.

Une métropolisation heureuse est possible. Revenir en arrière, se raccrocher au clocher du village, c’est la facilité, c’est condamner notre futur par manque d’imagination.
Guillaume Faburel

Faut-il accompagner ou combattre la métropolisation ?

R. R. : Une métropolisation heureuse est possible. Revenir en arrière, se raccrocher au clocher du village, c’est la facilité, c’est condamner notre futur par manque d’imagination. Laisser faire, et c’est la ruine qui menace, le jour où les destinées territoriales auront fini de diverger. "J’aurais voulu reculer le plus possible, éviter s’il se peut, le moment où les barbares au-dehors, les esclaves au-dedans, se rueront sur un monde qu’on leur demande de respecter de loin ou de servir d’en bas, mais dont les bénéfices ne sont pas pour eux." Cet extrait des Mémoires d’Hadrien ne devrait cesser de nous habiter. La réponse ne viendra pas du local. Les électeurs d’une métropole ne se posent jamais la question des désirs de ceux qui habitent au loin. C’est le problème du château fort : ceux qui vivent dedans ne veulent pas abaisser le pont-levis pour faire entrer ceux qui sont à l’extérieur. Jamais personne ne se portera volontaire pour avoir de nouveaux voisins.

La pression démographique est devenue énorme, avec une demande gigantesque. Sans parler des familles qui dé-cohabitent. Face à cela, l’offre de logements est contrainte. Nulle part, on n’en produit suffisamment pour répondre à la pénurie. Pire les villes se figent, ceux ayant du patrimoine immobilier préférant le conserver même sous-utilisé. Des solutions radicales sont à considérer. D’abord densifier. Haussmann construisait laissait construire jusqu’à sept étages pour une aire urbaine, départements de Paris, Saint-Denis et Sceaux, de 1,7 million d’habitants. Aujourd’hui on ne dépasse guère cette hauteur alors que nous sommes six fois plus nombreux sur la même zone. Ensuite faire circuler. Dans la capitale, le volume d’offre par rapport au parc a dégringolé ces dernières années, expliquant en partie la flambée des prix. Seulement 36 000 biens sont vendus sur un parc de 1,4 million de logements. Cette faiblesse de la rotation s’explique par la faiblesse des coûts de stockage. Pour refléter les vrais coûts de la propriété immobilière, il faut basculer d’une fiscalité de flux vers une fiscalité de stock. Assis sur la valeur nette des biens, un impôt à taux unique – autour de 3 à 4 % annuel – inciterait les propriétaires de longue date, qui pour la plupart ont remboursé leur crédit immobilier et acquis à des prix bas, à céder et à réaliser leurs plus-values.

Cette mécanique implacable qu’est la métropolisation ne peut faire advenir aucun progrès digne de ce nom : refaire urgemment corps avec le vivant face à l’ampleur des crises sociales et écologiques.
Guillaume Faburel

G. F. : Cette mécanique implacable qu’est la métropolisation ne peut faire advenir aucun progrès digne de ce nom : refaire urgemment corps avec le vivant face à l’ampleur des crises sociales et écologiques. Comment l’artificialisation sans fin serait-elle à même de lutter contre l’épuisement des ressources écologiques ainsi que de nos vies ? Comment croire que densifier toujours plus, y compris en confisquant les logements vacants pour garantir le (sur)peuplement, va aider à retisser des liens respectueux à la nature ? Bref, par quel miracle la métropole aurait-elle les solutions aux problèmes qu’elle a elle-même augmentés ? Des jeux olympiques pour lutter contre le péril climatique ? Inéluctable ne veut pas dire accompagner la métropolisation, et ce particulièrement lorsque les forces de l’accompagnement sont les mêmes que celles de l’accomplissement. "Il faut s’adapter et mettre nos outils politiques en conformité avec l’ordre mondial", disait le maire de Montpellier en janvier 2018.

Les actions métropolitaines, qu’elles visent ou non la régulation, poursuivent en fait le mythe de la grandeur (et sa démesure). A travers les statut, compétences et périmètres métropolitains, il s’agit de fournir aux pouvoirs urbains les moyens d’accumuler du capital, de libérer la consommation, d’accélérer et de grossir toujours plus. La seule solution sérieuse face à cette totalité est de décoloniser les imaginaires croissancistes et, donc, de dégonfler ce régime passionnel qui, par la standardisation et la saturation des corps et des esprits, nous dépossède simplement de nos capacités d’agir. La mobilité incessante rend nos mouvements traçables, localisables et donc surveillables. Le divertissement généralisé nous rend malléables, adaptables et donc autrement gouvernables. Et le numérique sert à ce jour d’opérateur à cet encastrement, entre fluidité des informations et mise en spectacle des signes, entre transparence des existences et biométrie. La seule solution sérieuse est de rompre avec l’ensemble des dépendances techno-urbanistiques et avec les servitudes qu’elles ont créées. Il nous faut nous désaliéner de l’urbain généralisé.

Dans ce registre, remarquons qu’il existe de plus en plus de résistances sociales à la métropolisation : marches anti-touristes à Venise et à Barcelone, lutte contre la gentrification à Lisbonne et Marseille, mouvement engagé à Berlin contre les grands bailleurs privés. Mais, plus encore que ces luttes, qui souvent, à leurs corps défendant, servent l’imagemétropolitaine par subsomption contre-culturelle, ilconvient de nous sevrer rapidement de ces milieux qui ont rendu, en toute insouciance, désirables et réalisables de tels comportements. C’est ce que je défends dans l’ouvrage en analysant d’autres manières de vivre et d’agir qui foisonnent justement bien loin des cadres métropolitains. Un habiter/coopérer/autogérer du ménagement écologique et de la tempérance sociale, par la désurbanisation. "La révolution ne consiste pas à détruire le capitalisme, mais a refuser de le fabriquer", nous dit Holloway. Voilà qui me semble bien plus rassurant que tout accompagnement.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne