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Comment penser l'anthropocène ?

décembre 2015

#Divers

Alors que se tient en décembre 2015 à Paris la 21e conférence des Nations unies sur les changements climatiques, les représentants des nations vont tenter de négocier un accord à l’horizon de 2020. La Cop21 sera-t-elle un succès ou un échec ? Cette question importante ne nous paraît pourtant pas la plus centrale. Bien sûr, nous espérons un accord qui puisse être à la fois universel et le plus équilibré possible entre les pays du Nord et du Sud, des versements substantiels au Fonds vert qui doit permettre l’adaptation climatique et une association réelle des Ong et de la société civile à ce sommet. Mais nous avons choisi de faire un pas de côté pour évaluer comment les sciences humaines réfléchissent au changement climatique. L’occasion nous en a été donnée par un colloque, dont Esprit était partenaire, « Comment penser l’anthropocène ? », les 5 et 6 novembre 2015, organisé par le Collège de France, la Fondation de l’écologie politique et l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Le terme d’anthropocène a été forgé par deux scientifiques en 2000. Pour l’humanité, y entrer, c’est se situer dans une nouvelle ère géologique marquée par les effets systémiques, globaux et irréversibles des actions humaines sur la nature. Ce constat ne concerne pas que les géologues. L’anthropocène est d’abord une manière de qualifier les responsabilités qui incombent désormais aux êtres humains vis-à-vis de la nature et des générations à venir, et la modification des comportements individuels et collectifs que cela implique. Penser et agir dans l’anthropocène, c’est habiter différemment la Terre.

Selon Catherine Larrère, directrice scientifique du colloque, le « nouveau grand récit » de l’anthropocène donne du sens aux actions humaines en les inscrivant dans une histoire globale de la nature. Cette histoire est elle-même marquée par l’imprévisibilité : en particulier, nous ne pouvons plus prévoir les effets de l’intervention technique sur la nature. La lecture techniciste de l’anthropocène qui croit que nous pouvons réparer la planète est donc vouée à l’échec. Au moment même où les êtres humains prennent conscience de la démesure de leurs actes, ils doivent penser différemment leur lien avec la nature et retrouver le sens de la justice. L’anthropocène qualifie ainsi la redistribution des puissances d’agir et des responsabilités politiques lorsque les hommes entrent dans une histoire globale de la nature.

Comme le souligne le philosophe américain Dale Jamieson, l’anthropocène trouve donc sa force dans un paradoxe : les hommes n’ont jamais eu autant le pouvoir de façonner la nature par leurs techniques, mais ils ont perdu le contrôle de cette transformation et pourraient assister impuissants à la catastrophe qu’ils ont engendrée. Ce sentiment tient au caractère systémique et global des modifications du système-Terre, mais aussi à leur ancienneté. Car même s’il existe encore des débats sur le moment où l’anthropocène a commencé, tous s’accordent à le faire remonter à plusieurs siècles, sans doute à la révolution industrielle.

Comment élaborer des outils conceptuels qui rendent possible une nouvelle manière d’habiter la Terre ? Pour Philippe Descola, ces outils concernent l’adaptation, l’appropriation et la représentation politique. Il faudrait ainsi reconnaître que les écosystèmes sont des sujets de droits, dont les hommes ne sont que les mandataires, et leur accorder une forme de représentation politique. Les milieux de vie étant des systèmes de relations, cette nouvelle écologie politique permet de définir un universel relatif. Dale Jamieson propose quant à lui une éthique des vertus écologiques. Parmi ces vertus, il développe particulièrement celle du respect envers la nature : « Respecter la nature, écrit-il, c’est nous respecter nous-mêmes. »

Cette quête d’un nouvel universalisme et du respect de la nature doit appuyer l’action. Ainsi, pour Pierre Charbonnier, l’événement climatique oblige nos sociétés à reposer la question de la démocratie. En effet, le consensus scientifique ne débouche actuellement sur aucune action politique. Nous devons passer d’une conception de la modernité issue de la révolution industrielle qui se fondait sur l’affranchissement des contraintes naturelles à la reconnaissance que « la dimension écologique des faits sociaux est inscrite au cahier des charges du projet démocratique moderne ». Dans ce contexte, l’auteur cherche à rendre explicite l’impératif de protection de la nature qui se trouve aux fondements du mouvement socialiste et des sciences sociales.

Comment penser enfin les modalités de l’action ? Une table ronde réunit sur ce sujet deux responsables politiques, Yannick Jadot et Chantal Jouanno, le commissaire à la prospective Jean Pisani-Ferry, et les philosophes Catherine Larrère et Marie-Hélène Parizeau. Un consensus s’est dégagé d’abord sur le fait que le climat ne permet pas de définir l’ensemble des défis écologiques actuels, et que l’objectif à poursuivre (le scénario des deux degrés) doit être précisé à la fois selon ses modalités (baisse des émissions et adaptation au changement climatique) et selon son horizon (agira-t-on dès aujourd’hui, en 2020, en 2030 ?).

Mais les processus de transition écologique menés aujourd’hui à leur échelle par les différents acteurs manifestent des intérêts divergents. Alors que les événements écologiques extrêmes se multiplient, ils révèlent de fortes inégalités de situation. Les réfugiés climatiques s’ajoutent aux réfugiés politiques et économiques. Le dérèglement climatique s’installe sur une planète déjà déchirée par les conflits armés, les instabilités politiques et les injustices économiques. Comment élaborer un récit commun au Nord et au Sud alors que les inégalités explosent, que la promesse de solidarité n’est pas tenue et que des actes terroristes d’une gravité extrême viennent de frapper Paris, où les chefs d’État du monde entier viennent parler du climat ?

Les intervenants se sont retrouvés sur la nécessité d’associer les savoirs scientifiques et l’impératif démocratique. C’est bien à l’élaboration d’un grand récit de la mondialisation que nous confronte l’enjeu climatique. Comme l’écrit Catherine Larrère : « Il y a aujourd’hui plusieurs mondes globaux qui s’ignorent, ce qui conduit à une certaine schizophrénie : chacun est persuadé de faire partie du monde global important et ne s’occupe pas des autres. » La question n’est donc pas seulement d’associer une transition écologique confiée au marché et la régulation par les acteurs publics, de plaider pour l’exemplarité des comportements individuels et d’organiser des investissements européens massifs pour les énergies renouvelables. Il s’agit de créer les conditions pour qu’émerge un grand récit de l’anthropocène qui nous apprenne à habiter la Terre autrement.

Jonathan Chalier

Rédacteur en chef adjoint de la revue Esprit, chargé de cours de philosophie à l'École polytechnique.

Lucile Schmid

Haut-fonctionnaire, membre du comité de rédaction de la revue Esprit, Lucile Schmid s'est intéressée aux questions de discrimination, de parité et d'écologie. Elle a publié de nombreux articles pour Esprit sur la vie politique française, l'écologie et les rapports entre socialistes et écologistes. Elle a publié, avec Catherine Larrère et Olivier Fressard, L’écologie est politique (Les Petits…

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