Penser et agir avec la nature

Une recension de Mehdi Belhaj Kacem, publié le

Le défi le plus nouveau qu’ait à affronter notre siècle naissant est le défi écologique : à la philosophie, des questions métaphysiques entièrement neuves sont posées. Pour la première fois de son histoire, l’humanité est confrontée à sa finitude radicale, et peut-être imminente, en tant qu’espèce. L’humanité est-elle une espèce supérieure par sa rationalité, et donc orientée vers tous les « royaumes des fins » que les plus grands philosophes ont imaginées pour elle, de Platon à Marx, en passant par Augustin ou Kant ? Ou n’est-elle qu’une impasse évolutionniste d’un certain type, ayant amené sur Terre des souffrances telles qu’il n’en avait jamais existé auparavant, et qui s’éteindra sous peu dans des atrocités qui feront passer même celles du passé pour du nanan ? Bref, jamais les questions philosophiques fondamentales n’avaient à ce point mérité d’être prises au sérieux. C’est-à-dire, comme on va le voir, en tant que questions politiques.

Dans l’abondante littérature qui paraît à ce sujet, deux livres tranchent par leur force panoramique. Le premier, Penser et agir avec la nature, est une véritable « somme philosophique » du tournant écologique. Dans un langage clair, Catherine et Raphaël Larrère récapitulent les constructions conceptuelles essentielles de notre appréhension de la question : la naturalité de Rousseau, la wilderness (l’état sauvage) de Thoreau, la biodiversité, l’anthropocène, la justice environnementale, le catastrophisme… Tous les grands noms de la question, d’Ellul à Descola, de Simondon à Jared Diamond, de Günther Anders à Ivan Illich, sont passés en revue ; le lecteur voyage ici dans un véritable « dictionnaire conceptuel » de l’écologie. Comme prévisible, le « nerf de la guerre » s’arrime au statut à accorder à la technologie. Nous sommes les animaux technologiques, et c’est dès l’avènement du Cro-Magnon que nous avons « ravagé l’environnement ». Mais les Révolutions, industrielle puis atomique, ont porté les dégâts à une ampleur qualitative et quantitative jamais connue auparavant sur Terre. L’écologie politique ne peut consister à promouvoir une aberrante « sortie du technologique », mais à définir le paradigme approprié du lien à la nature que constitue de facto la technologie. Deux options principales se dégagent : celle, dominatrice et prométhéenne, de la fabrication, qui favorise le productivisme pur et le profit personnel illimité, sans regarder aux frais collatéraux (d’où le résultat) ; celle du « pilote », qui considère l’environnement comme un partenaire avec lequel il échange de bons et loyaux services : la technique est un supplément de la nature, une manière d’en extraire de nouveaux débouchés, utiles à l’homme et enrichissants pour la nature elle-même.

«Si nous ne transformons pas notre vie sociale, nos rapports à la nature vont se détériorer jusqu’à rendre notre vie sociale impossible.»

Catherine et Raphaël Larrère

On ne saurait résumer ce livre passionnant puisque toutes les « vues philosophiques » sur la question s’y trouvent. Mais quelle que soit donc celle qu’on préfère, interpréter notre monde ne suffira pas, comme aurait dit Marx : il faut maintenant le transformer. On se penchera alors sur le best-seller réjouissant de Naomi Klein, au titre incisif : Tout peut changer. Il s’agit du panorama à ce jour le plus synoptique des dévastations commises par les multinationales, les grandes entreprises, les États appointés et donc appliqués à la destruction méticuleuse du secteur public : chaque privatisation, démontre Klein, est comme un clou enfoncé dans notre cercueil postévolutionniste. Seule une gestion collective et démocratique des ressources énergétiques principales – et non leur transfert technocratique et étatique, qui ne favorisera en retour que les « tyrans du profit » (le « fondamentalisme néolibéral ») – peuvent ralentir, arrêter, et, qui sait ? un jour inverser la catastrophe. Ce que, en prophète, Jacques Ellul, comme par hasard génial lecteur de Marx, avait appelé « déconcentration fédérale ». Marx triomphe à contretemps, pour des raisons qu’il n’avait pas prévues : soit c’est l’humanité tout entière qui se réappropriera les appareils d’État et les moyens de production, soit elle disparaîtra. Naomi Klein réussit là où tant de vedettes du gauchisme universitaire ont échoué : démontrer au cas par cas que la déva­s­tation accomplie par le néolibéralisme pendant trois décennies contre l’écosystème s’applique de façon quasi symétrique contre la société civile. Mais Klein ne fait pas que dénoncer avec une précision d’acupuncteur ; elle propose de très nombreuses solutions sensées, applicables ici et maintenant, basées sur les victoires déjà obtenues par les populations sur le terrain à travers toute la planète. Reste seulement à coordonner toutes les praxis. Tout un programme, qui attend encore son manifeste d’envergure mondiale.

Le plus grand mal qu’on souhaite à ces deux livres, et à quelques autres, est donc d’agir sur la décennie qui vient comme Le Capital en son temps. Le changement, c’est vraiment maintenant : chacun, à son échelle, peut d’ores et déjà se lever et agir. Comme le résument de manière limpide les Larrère : « Si nous ne transformons pas notre vie sociale, nos rapports à la nature vont se détériorer jusqu’à rendre notre vie sociale impossible. » Littéralement.

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