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William Acker : les gens du voyage sont « soumis à une pollution systématique »

Parqués dans des aires d’accueil à l’environnement pollué, dissuadés d’émettre la moindre protestation, les Voyageurs sont en France toujours victimes d’un traitement d’exception. Pour le juriste William Acker qui a dressé un inventaire critique de ces aires, ils sont en première ligne d’une des luttes du XXIᵉ siècle : le racisme environnemental.

William Acker est juriste, issu d’une communauté de Voyageurs, qu’on appelle communément « gens du voyage ». Depuis 2019, il participe à plusieurs recherches sur les politiques publiques d’accueil des gens du voyage et sur l’antitsiganisme. Où sont les « gens du voyage » ? (éditions du commun) est son premier livre.


Reporterre — Dans votre livre, vous démontrez que les aires d’accueil pour les Voyageurs [1] sont systématiquement situées dans des environnements hostiles. Qu’est-ce qu’on ressent concrètement quand on grandit entre les vapeurs des fumées toxiques et les vibrations des autoroutes ?

William Acker — Physiquement, c’est un grand espace de goudron, une dalle avec des marquages au sol, comme un parking entouré d’une clôture. Dans les aires les plus anciennes, les blocs sanitaires sont collectifs, on a des toilettes turques et des douches qui, bien souvent, ne fonctionnent pas. Dans les aires les plus récentes, les espaces sont individualisés mais pas toujours mieux équipés. En hiver, les tuyauteries gèlent et vous ne pouvez plus les utiliser. Vous êtes parfois privés d’eau pendant une ou deux semaines. On sort souvent du champ de l’accueil pour celui du parcage. Et personne ne s’en soucie. Dans certains de ces espaces, la dignité disparaît. Ils pourraient servir à du stockage de matériel. Mais ce qui me choquait le plus, c’était d’entendre les autres parler de nous. La situation des aires est aussi un résultat des assignations et des stéréotypes dans lesquels l’autre nous enferme. Et le sentiment d’éloignement est renforcé par ce racisme. L’isolement physique est aussi un isolement sociétal et politique. L’image d’Épinal du Voyageur et de sa liberté ne correspond pas à la réalité


Sur les 1 358 aires que vous avez répertoriées, plus de la moitié sont polluées et 70 % sont isolées. Quels sont les exemples les plus frappants ?

Il y a en a tant. À Strasbourg, l’aire est surnommée « petit Auschwitz » par les habitants. Elle est située au milieu des usines et de huit voies de chemin de fer. Celle d’Avignon se trouve entre une station d’épuration et une déchetterie. Je pourrais en citer plus d’une centaine et encore, je me suis contenté d’observations vues du ciel et de témoignages. Je ne prends pas en compte la pollution des sols, des airs, ou les vibrations et odeurs des usines. En réalité, il y a encore beaucoup plus d’aires qui sont contaminées.

Des câbles à haute-tension passent juste au-dessus de l’aire d’accueil de Tremblay-en-France, qui est en plus tout près de l’aéroport de Roissy.



Pourquoi personne ne s’élève-t-il contre cette situation ?

En France il est souvent difficile de remettre en cause le modèle établi. Les pouvoirs publics estiment que l’accueil tel qu’il existe est la voie à suivre. Moi, je critique la loi Besson [2] qui contribue à une mise à l’écart des Voyageurs, et crée un système d’accueil d’exception. Mais il n’est pas simple de s’attaquer à ce texte, il y a des réticences de la part des acteurs institutionnels et de certains Voyageurs. Et puis il faut dire qu’on nage dans une sorte d’ambivalence où on nous laisse entendre que l’accueil est une générosité de la part de l’État, alors que l’accueil est un droit, qui malheureusement est très imparfait et crée des formes systémiques de mise à l’écart.


Le début de votre livre raconte votre histoire, votre vie de Voyageur, le décès de « Papou », votre grand-père, le choc de l’incendie de l’usine de Lubrizol. Qu’est-ce qui vous a poussé à l’écrire ?

Je voulais simplement écrire un rapport et le livrer aux principales associations de Voyageurs. Je me suis inspiré des recherches de Lise Foisneau, qui a travaillé sur les inégalités environnementales dans les aires d’accueil. Quand elle m’a parlé de ses expériences en tant que chercheuse et usagère des aires d’accueil, j’ai eu comme un déclic. Et le jour de Lubrizol, lorsque j’ai vu cette usine en feu, j’ai repensé à ses travaux sur la situation de l’aire d’accueil à Saint-Menet, à Marseille, une aire située au pied d’une usine Seveso. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Nous avons d’ailleurs publié une tribune dans Libération pour dénoncer cette situation.

« Cette logique de mise à l’écart est parfaitement assumée. »



Les Voyageurs sont-ils victimes de racisme environnemental ?

Pendant longtemps, je n’ai pas utilisé cette notion. Puis, l’année dernière, un rapport est sorti sur les populations Rom en Europe de l’Est qui démontre que la majorité des terrains où les Roms sont placés sont pollués. J’ai alors fait le rapprochement avec l’accueil des Voyageurs en France, qui est un système d’exception, le seul soumis à une pollution systématique. Contrairement par exemple aux aires d’accueil des camping-cars situées en bord de mer, ou des campings municipaux installés dans les zones touristiques. La localisation des aires d’accueil dans des terrains systématiquement relégués et donc souvent pollués est un choix de l’État et des collectivités publiques. On se situe dans un schéma historique qui ne laisse guère de doute sur la question du traitement qu’on applique à ceux qu’on considère en France comme « Tsiganes ». Cette question ouvre à des champs beaucoup plus larges que la seule question environnementale.

Je savais que les aires d’accueil étaient majoritairement mal situées, mais je n’avais pas idée du caractère aussi systémique de la chose. Cette logique de mise à l’écart est parfaitement assumée et assortie de stéréotypes dans les discours des élus locaux, qui n’hésitent pas à mobiliser la peur des gens du voyage, celle des cambriolages ou encore leur impact négatif sur le tourisme. Des éléments de langage antitsiganes et parfaitement assumés.

Vanessa Moreira Fernandes et ses enfants habitent l’aire d’accueil des gens du voyage située à 400 mètres l’usine Lubrizol. Plusieurs mois après l’accident, elle rapportait des maux de ventre, des vomissements et des étourdissements chez les Voyageurs de cette aire.



À quelles difficultés avez-vous été confronté pour mener votre enquête ?

Souvent, les Voyageurs vous contactent parce qu’ils vivent dans une aire polluée. Le problème survient lorsqu’il s’agit de médiatiser leur situation. Comme ils sont en position de faiblesse face à l’administration, souvent en attente de terrains, c’est dur pour eux de témoigner. Ils risquent de perdre leur place en aire. Et bien souvent, à l’échelle d’un département, vous avez un seul et même gestionnaire privé. Ainsi, quand vous êtes blacklisté d’une aire, vous l’êtes dans toutes les autres et condamné à une situation d’illégalité. Il y a toute sortes de pressions. Par exemple, sur l’aire du Petit Quevilly, à 500 mètres de l’usine Lubrizol de Rouen, les habitants ont mandaté des huissiers pour constat, car il y avait une tonne de déchets d’amiante accumulés devant l’entrée de l’aire, où des enfants jouaient depuis des années. Une vingtaine de policiers sont arrivés avec gilets pare-balles et armes pour contrôler tout le monde. C’était un coup de pression. Les habitants ont quand même continué à dénoncer la pollution. Et la métropole les a menacés d’expulsion.


Est-il possible pour les Voyageurs de changer d’aire d’accueil, pour aller vivre sur des terrains moins pollués ?

Quand vous vivez dans un territoire où votre famille est installée depuis longtemps, où vos enfants sont scolarisés, et où vous travaillez, vous avez des attaches. Et bien souvent, toutes les autres aires du département sont aussi polluées. Vous n’avez aucun choix car si vous quittez l’aire, vous êtes dans l’illégalité [3]. Et là, votre vie se transforme en enfer. Souvent, les gens se demandent pourquoi les Voyageurs ne deviennent pas propriétaires. Les raisons sont multiples, elles tiennent souvent au fait que la majorité des personnes qui vivent sur ces aires à l’année sont les plus précarisées. Elles n’ont pas la capacité économique d’accéder à la propriété. Elles rencontrent souvent aussi des difficultés d’accès au crédit en raison de leurs professions indépendantes.


Vous écrivez aussi que l’argument écologique est utilisé pour rejeter la construction de nouvelles aires d’accueils.

J’ai beaucoup travaillé sur les pétitions qui se lancent dans quasiment 100 % des projets de construction d’une nouvelle aire d’accueil. Parfois, cette aire est située dans une zone d’intérêt écologique ou Natura 2000 qui en serait menacée. Il est difficile d’aller contre ces arguments. Mais d’autres fois, les riverains rejettent une aire située en pleine zone industrielle. Prenons le cas de Claye-Souilly en Seine-et-Marne. Elle devait être construite depuis des années sur un emplacement d’intérêt écologique où se faisait un travail d’agroforesterie. Mais le terrain est quand même entouré par huit voies de TGV, des lignes à haute tension, une déchetterie et un échangeur autoroutier. La nouvelle municipalité a refusé la construction de l’aire en soulevant ce principe écologique, mais sans proposer de solution alternative aux Voyageurs. Cela fait pourtant vingt ans qu’ils attendent et cela va encore traîner dix ans. L’argument écologique est ainsi devenu un moyen d’éviter l’accueil. Mais c’est absurde, l’écologie n’est pas une équation qu’on doit instrumentaliser. Il faut une volonté d’accueil humaine et digne, saine pour la santé et non destructrice pour l’environnement. Ce combat pour les aires d’accueil est à l’intersection entre l’écologie et le social.

« Une grosse partie des combats sont portés par les femmes. »



Près de Lille, le collectif de femmes Hellemmes-Ronchin lutte contre le racisme environnemental. Y a-t-il d’autres exemples de telles luttes ?

Je ne connais pas d’autre exemple aussi structuré que celui des femmes de Hellemmes-Ronchin. Elles ont mené un combat admirable en réussissant à fédérer autour d’elles un grand nombre d’acteurs à l’intersection de plusieurs luttes écologiques, féministes et associatives. Leur aire est située au pied d’une usine de béton et entourée d’exploitations agricoles qui utilisent une grande quantité de produits phytosanitaires. C’est invivable et beaucoup de gens sont malades. Pour raconter cela, elles ont produit leurs propres récits, avec notamment un documentaire. En tout cas, je constate qu’une grosse partie des combats sont portés par les femmes, mais que dans l’espace médiatique, elles sont quasiment inexistantes. Cela est en partie dû à une forme de paternalisme et de vision patriarcale. Aujourd’hui, il est nécessaire de mettre en lumière les gens qui se battent et de faire en sorte qu’ils se rassemblent pour que leur voix porte dans l’espace médiatique.


Que faut-il faire aujourd’hui pour que la situation évolue ?

D’abord, lancer une commission d’enquête parlementaire sur la situation des aires d’accueil en France, afin de dresser un constat public de la situation. Mes chiffres sont une première approche, mais il reste beaucoup de données à récolter. Il y a aussi un enjeu médiatique pour les Voyageurs : celui de prendre la parole et qu’elle soit relayée. Et puis, il y a une question fondamentale : celle de la mémoire collective. Aujourd’hui, on n’enseigne pas l’histoire de l’internement des nomades [4] à l’école. C’est significatif de l’ignorance et du mépris à leur égard. Il faut rappeler qu’on a interné en France toute une catégorie de population sur une appréhension raciale et que cela a été officiellement reconnu en 2016. Il y a donc un gros travail mémoriel à faire sur la question.

Enfin, il faut travailler sur la place du voyage en France pour qu’il ne soit plus appréhendé comme un mode de vie parasitaire. Quand un voyageur lutte pour son droit de circulation, il lutte pour toutes les personnes qui vivent en habitat mobile léger et pour tous ceux qui veulent vivre autrement.

Propos recueillis par Laury-Anne Cholez et Alexandre-Reza Kokabi



  • Où sont les « gens du voyage » ? de William Acker, aux éditions du commun, 16 avril 2021, 448 p., 18 €.
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