« Les Verts sont habitués aux examens de conscience, tandis que le PS n’a jamais fait le sien »

« Les Verts sont habitués aux examens de conscience, tandis que le PS n’a jamais fait le sien »
Image d'illustration © Mika Baumeister / Unsplash

Dans Militer chez les Verts (Presses Universitaires de SciencesPo), Vanessa Jérome, ex-militante EELV et politiste, revient sur les motifs de l’engagement des militants de son ancien parti et sur les états d’âme qui les traversent, toutes générations confondues.

Un principe de « respect mutuel ». C’est le résultat, selon Yannick Jadot, de la première « réunion » des partis de gauche organisée par l’eurodéputé écologiste samedi 17 avril à Paris, en compagnie de représentants du Parti socialiste (PS), de Place Publique, des communistes (PCF) ou encore des insoumis (LFI). Si l’accord entre les partis ne semble pas suffisant, en l’état, pour aboutir à la désignation d’un candidat commun à l’élection présidentielle de 2022, les discussions sont « lancées », selon la formule consacrée.

Mais comment comprendre, au-delà de ces négociations, le statut de pièce centrale que le parti EELV semble désormais vouloir occuper sur l’échiquier politique français ? Comment les militants écologistes eux-mêmes vivent-ils leur engagement ? Quel rapport entretiennent-ils à la politique ? Dans Militer chez les Verts, un livre paru le 22 avril aux Presses de Sciences Po, la politiste Vanessa Jérome (elle-même ex-adhérente au parti EELV et tête de liste aux municipales en 2014) analyse les états d’âme de militants dont les valeurs et les pratiques sont, dit-elle, «  indissociables ». Entretien.

Usbek & Rica : « À rebours de l’enthousiasme de ceux qui clament que la bataille culturelle de l’écologie a été gagnée, cette dernière reste l’apanage d’une minorité », écrivez-vous au début de votre livre. Que voulez-vous dire par là ? Après tout, tous les partis politiques parlent aujourd’hui d’écologie, non ?

Vanessa Jérome : Les citoyens sont de plus en plus familiers des questions qui s’imposent lorsque l’on considère la société dans une perspective écologiste, et attentifs à leurs pratiques quotidiennes. Beaucoup de gens sont « écolo », sans revendiquer le label, y compris dans les classes populaires. La question climatique, notamment, est devenue centrale. Mais les résistances de toutes sortes sont encore très fortes, surtout chez ceux que l’on appelle en France les « élites », qu’elles soient politiques, technico-administratives ou économiques ; ces élites dont le style de vie est justement le plus prédateur de ressources et le plus problématique du point de vue de la justice sociale. 

Malgré tout, on sent bien que le moment dans lequel on vit est celui de l’écologie politique. Du coup, tous les partis disputent aujourd’hui aux écologistes historiques, ceux du parti vert, la légitimité de dire ce qu’est l’écologie, la vraie, la bonne. Les positions se polarisent beaucoup. D’un côté les demandes d’alliances se font pressantes pendant que de l’autre, la violence des attaques augmente.

Selon vous, les jeunes militants écologistes actuels sont les premiers à se vivre comme une génération dont l’avenir « pourrait être sacrifié sur l’autel de l’inaction écologique ». Il s’agit donc d’une véritable rupture par rapport au passé ?

Oui, et cette rupture a plusieurs causes. Elle vient tout d’abord du fait que, contrairement aux générations précédentes, qui en savaient moins et parlaient volontiers de « catastrophes naturelles », les jeunes d’aujourd’hui savent que les détériorations du monde dans lequel ils vivent – perte de biodiversité, multiplication des événements climatiques, toxicité des milieux… – sont pour une grande part la conséquence des activités humaines.

Ils savent aussi que si l’on en est là, dans ce moment de l’histoire où l’on sent que c’est « maintenant ou jamais », ce n’est pas seulement parce que les gens ne savaient pas, mais parce que ceux qui savaient n’ont rien fait, et qu’à cause d’eux, nous avons perdu un temps précieux. D’où le ton accusateur qu’on a parfois reproché à Greta Thunberg, et cette fameuse querelle entre jeunes et « boomers ». Nous sommes en quelque sorte au moment du titre du film que Jean-Paul Jaud a réalisé en 2009, Nos enfants nous accuseront.

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Noël Mamère (à gauche) et Cécile Duflot (à droite) au meeting final de la campagne pour les régionales françaises de 2010 d'EELV au Cirque d'hiver de Paris © Marie-Lan Nguyen / Wikimédia (CC)

Avec raison, puisque c’est ainsi que les choses se sont déroulées jusque là, ils craignent que l’on continue à savoir, et à ne rien faire. Ceux qui se mobilisent le font pour éviter cela. Et ils sont d’autant plus nombreux que ceux qui n’avaient pas grand-chose à craindre jusque-là sont désormais aussi touchés dans leurs vies quotidiennes, dans leurs corps physiques. Les menaces ne sont plus si lointaines. Quand j’étais enfant, on parlait de la sécheresse et de la famine au Sahel, il y avait des grands concerts de mobilisation pour les pays du Sud. Aujourd’hui, le jeune bourgeois blanc doté en capitaux scolaires qui vit à Paris a, lui aussi, à souffrir de la canicule ou des maladies liées aux pesticides. Et la crise du Covid a ancré dans les corps – des corps malades, des corps qui souffrent, des corps qui meurent – la certitude que face à des événements d’ampleur planétaire, il n’y a pas de refuge. Même s’il n’est pas vrai de dire que tout le monde est « dans le même bateau » pour autant, évidemment.

Quel rapport les militants écologistes entretiennent-ils à la collapsologie et à la théorie de l’effondrement, dont la popularité semble croître depuis quelques années ?

Ils s’en servent comme argument pour contextualiser leurs discours et justifier leur offre politique. Mais ils n’ont pas tous la même idée de l’effondrement. Je dirais qu’il y a deux blocs. Le premier est celui de l’effondrisme à la Pablo Servigne ou à la Yves Cochet ; celui de ceux qui sont persuadés que l’effondrement avec un grand « E » est imminent et qu’il sera total, brutal. Le deuxième bloc est celui des effondrismes au pluriel, qui pensent que l’on ne vit pas un seul grand effondrement mais des effondrements, multiformes, multisites, dispersés dans le temps, dont certains ont déjà eu lieu, dont certains sont en cours et dont certains sont encore imprévisibles. Ce discours est plus raccord avec celui de la communauté scientifique. 

Mais dans tous les cas, la question de l’urgence climatique occupe désormais une place centrale, avec la fameuse limite question des 1,5 et 2°C à ne pas dépasser. Avant, les Verts parlaient d’une crise à la fois climatique, sociale, environnementale, démocratique… Ils évoquaient plus souvent les relations internationales pour discuter l’enjeu climatique. C’est intéressant parce que Jean-Baptiste Comby a montré à quel point cette focalisation sur la question climatique est une forme de « dépolitisation » de l’écologie. En invitant au « tous ensemble pour sauver la planète », elle laisse croire que les solutions de la droite et de la gauche se valent, et qu’un consensus de toutes les forces politiques est possible. Hors ce n’est pas le cas.

« L’écologie politique s’est imposée à la fois comme une manière de comprendre le monde et comme une pratique. Il y a une forme de cohérence et d’exemplarité qui ne s’est pas imposée de la même manière dans les autres logiciels politiques »
Vanessa Jérome, politiste et autrice du livre "Militer chez les Verts"

La sociologie des militants verts est celle de personnes « en majorité blanches de peau, de sexe masculin, très diplômées et relativement jeunes (entre 40 et 50 ans)  », constatez-vous. Est-ce différent chez les autres partis politiques ?

Non, cette sociologie n’est pas très différente de celle qu’on observe dans les autres partis, à deux bémols près. Le premier est qu’EELV est le parti dans lequel on retrouve le plus une forme de parité militante, c’est-à-dire une quantité presque identique d’hommes et de femmes. Le second est qu’EELV a longtemps été un parti particulièrement jeune, avant que la France Insoumise ne vienne lui disputer ce titre il y a quelques années. Maintenant, chez les Verts, il y a beaucoup de jeunes… et toujours autant de vieux : quelques « historiques » du parti sont restés ; il y a un turn-over à somme presque constante chez les trentenaires et les quadragénaires ; et beaucoup de jeunes arrivés récemment.

Comme vous le notez dans le livre, les militants écologistes sont plus souvent que les autres « interpellés  » sur le mode de leurs mœurs et de leurs pratiques quotidiennes. On leur demande souvent « s’ils trient leurs déchets » pour vérifier leur engagement, par exemple. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

L’écologie politique s’est imposée à la fois comme une manière de comprendre le monde et comme une pratique. Il y a une forme de cohérence et d’exemplarité obligatoire qui ne s’est pas imposée de la même manière dans les autres logiciels politiques. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’écologie du quotidien. On retrouve aussi une forme de résonance religieuse dans cette idée de l’exemplarité, de l’ascèse. Chez certains militants de la lutte des classes ou de la lutte contre l’impérialisme, il y avait aussi, cette exigence de mise en adéquation entre l’idéologie et la vie que l’on mène. Donc ce phénomène est à la fois le produit et le principe d’engagement écologiste.

Il est par ailleurs devenu un argument politique dans la lutte partisane : un écologiste, on lui demande d’être exemplaire, on le pointe du doigt quand il ne l’est pas, donc il s’oblige à l’être… et comme il l’est, il pointe du doigt à son tour ceux qui ne le sont pas, y compris dans d’autres camps ! Certains écologistes m’ont par exemple raconté qu’ils en voulaient aux militants communistes pour un vote en conseil municipal sur l’individualisation des carrières des fonctionnaires de la mairie, qui est à rebours de l’idée de la lutte des classes « solidaire » qu’ils sont censés défendre. Le militant vert s’oblige tellement à être exemplaire qu’il va jusqu’à pointer les irrégularités dans les logiciels politiques des autres. C’est aussi ce côté « donneur de leçon » qui agace souvent chez les Verts : ils peuvent se permettre de les donner parce qu’ils se les appliquent à eux-mêmes.

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Yannick Jadot, député européen EELV aux Journées d'Eté d'EELV à Lorient, en 2016 © Eric Coquelin / Wikimédia (CC)

Selon vous, cette socialisation participe même à la structuration d’un « habitus minoritaire » chez les militants verts, qui les rendraient de fait « plus sensibles » aux autres luttes minoritaires. C’est-à-dire ?

Cet habitus minoritaire s’exprime de plusieurs manières. Il peut consister à considérer l’écologie à partir du point de vue et de la situation de ceux qui sont les plus précaires. Prenons un exemple. La question énergétique touche en théorie tout le monde, puisque que le prix de l’énergie est le même pour tous et que chacun peut faire des économies d’énergie à son échelle. Mais les militants écologistes ont été les premiers à dire que les pauvres sont plus spécifiquement touchés, notamment à cause des logements qui sont des passoires énergétiques, du coût relatif de l’énergie, etc. Ici, il s’agit de souligner que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne et de rappeler le lien entre inégalités sociales et inégalités environnementales.

Il peut aussi pousser les écologistes à défendre avant tous les autres certaines options politiques, qui leur permettent de se distinguer dans la fabrication des politiques publiques. Par exemple, ils ont commencé à dire qu’il fallait que l’agriculture soit biologique. Au bout d’un moment, tous ceux qui pouvaient se le permettre ont commencé à consommer bio. Et quand cette pratique a commencé à se répandre, les Verts ont tout de suite dit : « Biologique, ça ne suffit pas ! » Il fallait que ce soit non seulement biologique, mais aussi équitable et/ou local. Les AMAP [Association pour le maintien d’une agriculture paysanne, ndlr] et les filières locales ont commencé à se développer… mais, à nouveau, les Verts sont revenus à la charge en disant : « C’est encore mieux si c’est non seulement bio, local et équitable, mais que la filière locale emploie des personnes en situation de handicap, ou des gens en réinsertion ! » Cette surenchère du critère est une manière d’être à l’avant-garde des combats, d’avoir toujours un temps d’avance sur les autres formations qui s’écologisent petit à petit.

« La surenchère du critère est une manière d’être à l’avant-garde des combats pour les Verts, d’avoir toujours un temps d’avance sur les autres formations qui s’écologisent petit à petit. »
Vanessa Jérome, politiste et autrice du livre "Militer chez les Verts"

Enfin, il est une manière d’être, au fil des occasions suscitées par l’histoire longue, aux côtés des opprimés, des discriminés. Chez les Verts les plus âgés, on trouve par exemple beaucoup de Résistants, de gens qui se sont rangés du côté des anti-Franquistes ou des Algériens pendant la guerre d’Algérie. D’autres militent depuis longtemps aux côtés des sans-papiers. On peut aussi souligner leur rôle dans les combats plus actuels des minorités de genre et des minorités sexuelles. C’est par exemple Noël Mamère qui a célébré le premier mariage homosexuel, en toute illégalité, dans sa ville de Bègles en 2004. 

Le rapport au temps est peut-être ce qui structure le plus profondément les écologistes. Ce sont des gens chahutés par l’Histoire. Ils ont un rapport au temps particulier, et envie de mettre leur courage et leur clairvoyance au service de la construction d’un futur qui soit le plus vivable possible, pour tous.

Le sujet est inévitable en ce moment : l’idée d’une « candidature commune » de la gauche et des écologistes à la présidentielle de 2022 vous paraît-elle réaliste ?

Il y a en tout cas une très forte demande sociale d’union, une forte pression sur les cadres et les dirigeants des partis de gauche pour échapper au duel Macron-Le Pen. On sent bien que cela pousse chez les militants et les gens politisés.

Mais ce que je crains, c’est qu’au dernier moment, on achoppe sur des questions de noms, d’individus – et pas toujours de manière cynique ou revancharde – et qu’il soit difficile de faire avec toutes les formations de gauche sur tous les territoires. Ce qui bloque beaucoup de militants, c’est que le Parti socialiste n’a jamais fait son mea culpa, ni pour le quinquennat Hollande ni pour le reste. Quand on est Vert, ce qu’on veut entendre dans la bouche des socialistes pour pouvoir faire l’union, c’est : «  On est désolés, on a été les premiers à tomber dans le panneau du productivisme, du consumérisme », « Désolé, on s’est payé votre tête et on vous a méprisé pendant trente ans mais on s’est gouré ». Les Verts sont habitués aux examens de conscience, et le PS n’a jamais fait le sien. Ce serait plus facile d’avancer ensemble si les discussions avaient commencé par cela.