Vous avez ici gratuitement accès au contenu des livres publiés par Zones. Nous espérons que ces lybers vous donneront envie d’acheter nos livres, disponibles dans toutes les bonnes librairies. Car c’est la vente de livres qui permet de rémunérer l’auteur, l’éditeur et le libraire, et de vous proposer de nouveaux lybers et de nouveaux livres.

 

Razmig Keucheyan Vidalou

Les besoins artificiels

Comment sortir du consumérisme

Zones
Table
PROLOGUE. L’ÉCOLOGIE DE LA NUIT
1. UNE THÉORIE CRITIQUE DES BESOINS
2. DÉPRIVATION
3. ADDICTS À LA MARCHANDISE
4. CHANGER LES CHOSES
5. UN COMMUNISME DU LUXE
6. POLITIQUE DES BESOINS
7. À LA RECHERCHE DE LA DÉMOCRATIE ÉCOLOGIQUE
8. RETOUR VERS LE FUTUR : GRAMSCI AVEC GORZ

« Une révolution radicale ne peut être que la révolution des besoins radicaux. »

Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843.

 

PROLOGUE. L’ÉCOLOGIE DE LA NUIT

Le droit à l’obscurité

Il ne figure pas dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ni dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Et pourtant : le droit à l’obscurité est en passe de devenir un nouveau droit humain. L’obscurité, un droit ? La « pollution lumineuse » est l’un des fléaux de notre temps. Elle désigne l’omniprésence grandissante dans nos vies de la lumière artificielle, qui induit en retour la disparition de l’obscurité et de la nuit. Comme les particules fines, les déchets toxiques et les perturbateurs endocriniens, la lumière, passé un certain seuil, devient une pollution. Au cours du demi-siècle passé, le niveau d’illumination dans les pays développés a été multiplié par dix1.

En conséquence, ce qui était à l’origine un progrès, l’éclairage public et intérieur, qui a permis une diversification et un enrichissement sans précédent des activités humaines nocturnes, s’est transformé en nuisance. La pollution lumineuse est d’abord néfaste pour l’environnement, pour la faune et la flore2. Les oiseaux migrateurs, par exemple, sont désorientés par le halo lumineux qui entoure les villes. Ceci les conduit à migrer pour s’installer dans leurs quartiers d’été prématurément, ou à voler autour de ce halo jusqu’à l’épuisement et parfois la mort. Il en va de même pour certains insectes, attirés par la lumière. La lumière naturelle est un mécanisme d’attraction et de répulsion qui structure le comportement des espèces. Pour les plantes, l’intensité et la durée de la luminosité est un indicateur de la saison. Une lumière trop forte qui étend artificiellement le jour retarde les processus biochimiques par lesquels elles se préparent à l’hiver3.

Mais la pollution lumineuse est surtout une nuisance pour l’être humain. Elle rend l’endormissement difficile pour nombre de personnes, car elle retarde la synthèse de la mélatonine, surnommée « hormone du sommeil ». Le corps humain est composé d’un ensemble d’horloges biologiques, dont les cycles sont déterminés par la succession du jour et de la nuit, elle-même au fondement d’autres cycles mensuels et saisonniers. « Rythme circadien » est le terme qui désigne cet ensemble : « circadien », du latin circa dies, « autour du jour ».

Or la pollution lumineuse altère ce rythme. La mélatonine régulant la sécrétion d’autres hormones, le dérèglement qu’elle subit affecte de nombreux aspects de notre métabolisme : pression artérielle, stress, fatigue, appétit, irritabilité ou attention. La couleur bleue, présente notamment dans le spectre lumineux des nouvelles technologies – écrans de télévision, d’ordinateur ou de téléphone portable –, est particulièrement nocive à cet égard.

Des études médicales convergentes établissent un lien entre la pollution lumineuse et le cancer, notamment le cancer du sein. Un article paru en 2008 dans une revue de chronobiologie – la science des effets du temps sur le vivant – démontre une covariation entre le niveau d’éclairage artificiel d’une région et le taux de cancer du sein en Israël4. La lumière artificielle est loin d’être le seul facteur influant sur le cancer du sein. Mais il est l’un d’eux. En plus de réguler nos horloges biologiques, la mélatonine est un antioxydant, dont l’une des fonctions est de combattre les cellules cancéreuses. Une altération de sa rythmicité a de ce fait un impact sur la probabilité d’en être victime.

Une étude menée par des épidémiologistes de l’université du Connecticut constate que les femmes aveugles présentent des taux de cancer moitié moins importants que la moyenne5. Vivant dans une obscurité permanente et dormant aussi davantage, elles sécrètent des niveaux de mélatonine plus élevés.

La pollution lumineuse a donc des conséquences indissociablement physiologiques et psychologiques sur les humains. Elle montre que nos états psychologiques – certains d’entre eux en tout cas – sont sous-tendus par des processus biochimiques. L’environnement, en l’occurrence le niveau d’éclairage artificiel, a un impact sur ces processus. Nos pensées et nos humeurs sont connectées à leur milieu, aux altérations qu’il subit. Aujourd’hui, l’esprit humain est – littéralement – pollué6.

En plus de ces dimensions physiologiques et psychologiques, la pollution lumineuse a une dimension culturelle. L’observation du ciel étoilé est, depuis les origines de l’humanité, une expérience existentielle. Chaque individu est susceptible de l’éprouver, relativement indépendamment de sa classe, de son genre ou de sa race. Elle est en ce sens universelle. Or, parmi les jeunes générations, qui a encore pu admirer la Voie lactée ? Qui a fait l’expérience d’une nuit intégrale en plein air ?

En 2001 paraît dans une revue d’astronomie une étude qui fait date dans l’histoire de la prise de conscience de la pollution lumineuse7. Elle s’intitule Atlas mondial de la luminosité artificielle nocturne (World Atlas of Artificial Night Brightness). Cet atlas, réactualisé au fil des années, aura peut-être le même effet dans ce débat à l’avenir que la première photographie de la Terre – la « bille bleue » (the blue marble) – rapportée par les astronautes d’Apollo 17 en 1972, qui avait accéléré l’émergence d’une conscience écologique globale.

Cet atlas propose une série de cartes – d’une beauté tragique – du monde et des continents. Faisant apparaître la lumière artificielle nocturne en surbrillance, il révèle l’ampleur de la pollution lumineuse.

Les niveaux de luminosité nocturne sont fonction de la démographie et/ou du développement économique d’une région. Plus le PIB par tête est élevé, plus les niveaux de luminosité le sont également8. Ainsi, la carte de l’Europe laisse apparaître peu de régions sans lumière artificielle nocturne, elle est quasiment entièrement en surbrillance. Celle de l’Afrique, au contraire, est relativement peu affectée par le phénomène, avec de vastes zones sombres en son centre.

Singapour est l’endroit le plus lumineux du monde. Là-bas, la nuit est si éclairée que l’œil humain est dans l’incapacité de s’adapter entièrement à la vision nocturne, la vision dite « scotopique ». Y règne un jour permanent, mais un jour permanent artificiel, et non naturel, comme en Scandinavie pendant l’été. Parmi les pays du G20, l’Arabie saoudite et la Corée du Sud ont le plus haut pourcentage de leur population exposé à des ciels nocturnes dits « extrêmement clairs ».

Une impressionnante succession de cartes des États-Unis illustre l’avancée de la lumière artificielle entre les années 1950, 1970, 1990 et 2020. Les années 1950 sont la période où cette tendance s’accélère. De fait, la nuit noire aura disparu du territoire des États-Unis dès les années 2020. À l’autre bout de l’échelle, le Tchad, la République centrafricaine et Madagascar comptent parmi les pays les moins concernés.

Les océans sont eux aussi affectés par la pollution lumineuse. Le calamar se pêche de nos jours en utilisant de puissantes lampes aux halogénures métalliques, qui l’attirent vers la surface de l’eau. Ces flottes de pêcheurs peuvent parfois être vues depuis l’espace, la lumière qu’elles émettent dépassant parfois en intensité celle des mégapoles au large desquelles elles naviguent9.

L’édition de 2016 de l’Atlas mondial de la luminosité artificielle nocturne le dit :

On observe que 83 % de la population mondiale et plus de 99 % des populations américaines et européennes vivent sous des cieux pollués par la lumière […]. Du fait de la pollution lumineuse, la Voie lactée n’est visible que pour un tiers de l’humanité. 60 % des Européens et presque 80 % des Américains ne peuvent l’observer10.

L’expérience existentielle que constituent un ciel étoilé, une nuit intégrale en plein air, tend donc à s’appauvrir et à disparaître. La crise environnementale que subit l’humanité, dont la pollution lumineuse est l’une des composantes, a une dimension cosmique. Ce n’est pas seulement l’« environnement » abstraitement conçu qu’elle met en péril, mais une certaine expérience du monde, avec ses rythmes et ses contrastes11.

En 1941, Isaac Asimov publie Quand les ténèbres viendront (Nightfall), l’une des nouvelles qui le rendront célèbre12. Il y est question de Lagash, une planète entourée de plusieurs soleils, qui de ce fait baigne dans une lumière éternelle. Ses habitants n’ont jamais fait l’expérience de la nuit ni des étoiles. Ils ne se savent donc pas entourés par un cosmos. À l’occasion d’un alignement improbable des soleils, Lagash doit bientôt être plongée dans l’obscurité pendant une demi-journée. Cette perspective – anodine pour nous – plonge ses habitants dans la terreur, car ils sont convaincus qu’il est impossible de vivre la nuit. Les « ténèbres » surviennent, elles suscitent un effondrement de la civilisation. Ne pouvant supporter l’obscurité, découvrant soudain l’immensité du cosmos et des étoiles, la population se met à brûler les villes, afin d’engendrer coûte que coûte de la lumière.

À l’échelle individuelle et collective, suggère Asimov dans cette nouvelle, l’humanité se construit dans le rapport à la nuit, en apprenant à maîtriser les angoisses qu’elle suscite. Mais, pour cela, la succession régulière du jour et de la nuit est nécessaire. Si la nuit survient d’un coup, sans prévenir, les chances sont grandes pour que ces angoisses nous submergent. La tentation d’abolir la nuit, de vivre dans un jour éternel, dénote un refus d’accéder à l’âge adulte. Elle pointe, plus précisément, le refus d’accepter la finitude.

L’hégémonie de la lumière

Comment en est-on arrivé là ? Pour l’expliquer, il faut renoncer à la science-fiction et revenir sur terre : identifier dans l’histoire des sociétés modernes les mécanismes qui ont suscité l’entrée en crise de la nuit.

Le temps de réaction humain à un stimulus est fonction de la lumière. En vision « photopique », c’est-à-dire diurne, il est de 0,2 seconde environ, alors qu’il est de 0,5 seconde en vision scotopique13. Ce dernier temps est adapté au rythme de la marche : lorsque vous marchez la nuit, votre cerveau a tout loisir de réagir et d’adapter votre comportement à un stimulus. Les activités humaines nocturnes antérieures à l’époque moderne ne requièrent pas en général de temps de réaction plus rapide. L’humanité est alors inscrite dans une forme de lenteur, indissociablement naturelle et sociale14. Cette lenteur est plus prononcée encore de nuit que de jour.

Dès lors que la sophistication des activités nocturnes s’accroît, le niveau d’illumination doit suivre. Plus le nombre et le rythme de ces activités augmentent, plus le cerveau doit répondre à des stimuli rapidement. D’où l’importance de l’éclairage artificiel. La causalité va dans les deux sens : l’éclairage permet des activités nocturnes nouvelles, dont le renouvellement constant accroît en retour le besoin d’éclairage. L’accélération du temps social moderne dont parle Hartmut Rosa dans Accélération a l’éclairage artificiel pour condition de possibilité. L’éclairage devient aussi au XIXe siècle une industrie profitable, dont la croissance a sa logique économique propre15.

Le point crucial est celui-ci : l’éclairage n’est jamais une simple question technique. Il renvoie toujours à une conception de l’espace public, qui est l’objet d’antagonismes. Éclairer, c’est rendre visible, ce que l’on choisit d’illuminer étant par excellence un enjeu politique.

Les premières lanternes publiques remontent au milieu du XVIe siècle. Dès la première moitié du XIXe siècle, les grandes villes européennes se dotent de l’éclairage au gaz, Londres au tout début du siècle, Paris dans les années 184016. Les becs de gaz succèdent aux réverbères à huile. La montée en puissance de l’éclairage public s’explique par deux principales causes. D’abord, le trafic urbain augmente, avec l’omnibus et le tramway. Les villes sont de plus en plus conçues comme des lieux de circulation, de jour comme de nuit. Elles supposent à ce titre d’être éclairées. Dans le même temps, l’éclairage commercial se développe. Les boulevards des métropoles voient apparaître les « grands magasins », qui se donnent à connaître par des façades lumineuses et l’affichage publicitaire.

Jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle, Londres et Paris sont des villes que l’on sent plutôt que l’on voit à distance. La lumière électrique ne se généralise que dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, avec l’invention par Edison, en 1878, de la lampe à incandescence. Comparée au gaz, cette technique a l’avantage d’accroître considérablement la luminosité. Une étape décisive est franchie en matière de recul de la nuit. À la Belle Époque, le périmètre des villes s’étend et, avec lui, l’empire de la lumière artificielle. La « révolution de l’éclairage électrique » a un impact considérable sur la nature de l’espace public et, en dernière instance, sur les formes de sociabilité. La lumière artificielle permet le développement de la « vie nocturne », un temps social désormais spécifique, qui a son ontologie propre :

L’électricité toute nouvelle, associée à l’idée de fête, va de pair avec un regain d’attrait de la vie nocturne, ludique, festive. La publicité lumineuse commence en France vers 1900, et va connaître un énorme bond dans l’entre-deux-guerres. Les immeubles, les boutiques et leurs vitrines, les cafés, les salles de spectacle deviennent illuminés. En 1920, Paris est une ville lumière électrifiée et fière de l’être17.

L’hégémonie n’est pas une domination unilatérale, imposée par la force brute ou un développement économique implacable. Elle suppose le consentement des populations, au moins jusqu’à un certain point. Pour cela, elle doit leur procurer un avantage matériel et/ou symbolique. Comme dit Gramsci, toute hégémonie suppose un « progrès de civilisation », y compris pour les subalternes, même s’ils sont en même temps les victimes de ce progrès18.

Ce qui vaut pour l’hégémonie en général vaut pour l’hégémonie de la lumière à l’époque moderne. L’éclairage artificiel est associé à l’« idée de fête », il rend la vie « ludique » et « festive ». C’est un style de vie qui apparaît alors, partie intégrante de l’identité moderne, à des degrés divers selon les classes sociales19. Cette civilisation de la vie urbaine nocturne, rendue possible par la lumière artificielle, est toujours la nôtre aujourd’hui. À cette différence près que, un siècle après son émergence, nous sommes désormais conscients du fait que la lumière est aussi une forme de pollution.

À mesure que la lumière gagne du terrain, la nuit s’impose au cours du XIXe siècle comme un thème central dans les arts, en particulier la musique et la littérature. Chopin n’a pas inventé le nocturne, dont on attribue la paternité à John Field (1782-1837). Mais la série de Nocturnes qu’il compose entre 1827 et 1847 propulse une forme musicale dans laquelle Schumann, Liszt, Fauré et Debussy notamment s’inscriront. « Le tumulte impatient des contenus fait éclater les cadres traditionnels ; la colère, l’épouvante, l’espoir, la fierté, l’angoisse se pressent tumultueusement dans ce cœur nocturne […] », écrit Vladimir Jankélévitch dans Chopin et la nuit20.

Il n’y a pas de causalité simple en histoire, et en histoire de l’art moins qu’ailleurs. L’émergence du nocturne ne découle pas directement de l’intensification de la lumière artificielle. L’évocation de la nuit dans des œuvres artistiques remonte à la Théogonie d’Hésiode (VIIIe siècle avant J.-C.)21. Pourtant, le romantisme, ses courants « révolutionnaires » constituent bien une protestation contre les effets pervers de la modernité22. Cette protestation s’appuie sur des valeurs du passé – d’où l’importance de la nostalgie dans le romantisme – détruites par l’accélération du temps. Elle s’autorise aussi d’un concept de nature « authentique », de cycles naturels qui échappaient autrefois à l’emprise des humains, que la modernité met en danger. L’importance du cycle dans la musique romantique en est une manifestation23. Forme combinant apaisement et tumulte, le nocturne impose – suggère Jankélévitch – une re-naturalisation de l’activité humaine.

Dans l’entre-deux-guerres, le développement de l’automobile constitue un autre tournant important dans l’histoire de l’éclairage public24. L’éclairage devient routier. Il s’étend en dehors des villes, alors qu’il était auparavant pour l’essentiel urbain. Plus exactement, il connecte la ville et son dehors. Conduire n’est pas marcher : la vitesse requiert un niveau d’attention et donc d’illumination élevé.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’étalement urbain caractéristique des Trente Glorieuses s’accroît. L’État planificateur construit les grands ensembles, souvent à distance du lieu de travail. Aller et venir entre son logement et ce dernier suppose d’emprunter un réseau routier qui, la nuit tombée, doit être éclairé. Au cours des Trente Glorieuses, l’éclairage public s’homogénéise sur le territoire national. Dans le dernier tiers du siècle, l’Union européenne s’en mêle, imposant des normes d’éclairage public aux pays membres25.

Surveiller et éclairer

À l’époque moderne, l’éclairage est non seulement associé à la fête, aux potentialités nouvelles de la vie nocturne, mais aussi à la sécurité. Le développement de la « nocturnité » s’accompagne de risques inédits pour l’intégrité des biens et des personnes. Dans le panoptique de Bentham (1791) classiquement décrit par Michel Foucault dans Surveiller et punir, la visibilité du prisonnier par un gardien placé au centre de la prison est garantie par la pénétration de la lumière dans la cellule par le côté du prisonnier, rendant contrôlables ses moindres faits et gestes26. Le prisonnier ne sait pas si le surveillant est présent ou non. La complète visibilité dans laquelle il est plongé l’oblige toutefois à tenir compte de la surveillance, transformée en autosurveillance, en l’absence même de surveillant. Dès la fin du XVIIIe siècle, le lien entre lumière et sécurité est posé.

Ce lien fait de nos jours l’objet de nombreux débats entre criminologues. L’opinion la plus courante dans la profession est que l’éclairage dissuade le crime. Risquant d’être vu, le criminel ne commet pas son forfait. Davantage de lumière impliquerait donc davantage de sécurité. D’où le fait que l’extension de l’éclairage nocturne est un classique des promesses de campagne à l’échelon municipal.

Aucune étude ne corrobore pourtant cette corrélation entre éclairage et sécurité27. Différents types de crimes sont commis à différents moments de la journée. On cambriole les maisons et les appartements plutôt de jour, lorsque leurs occupants travaillent, alors que les magasins et les usines le sont plutôt la nuit28. Les vols avec violence sont souvent commis la journée dans les transports, et la nuit dans les parkings. La lumière a peut-être un impact sur le sentiment de sécurité des populations, mais la sécurité elle-même répond à des facteurs complexes.

Que leurs effets soient avérés ou non, les politiques sécuritaires misant sur l’éclairage public sont promises à un bel avenir. Comme au temps du panoptique de Bentham, l’urbanisme sécuritaire passe par le contrôle de la lumière. Le ministère de l’Intérieur édicte ainsi depuis 2008 un ensemble de recommandations pour les mairies concernant les niveaux de luminosité sur leur territoire. 22 lux sont par exemple préconisés à l’extérieur, 40 ou 80 lux dans les parkings. « La visibilité est un élément central de la prévention. Être vu et voir assez loin est un des premiers facteurs de tranquillité », déclare Éric Chalumeau, directeur d’Icade-Suretis, une entreprise spécialisée dans la gestion de l’insécurité pour les collectivités locales29.

Un mouvement contre la « perte de la nuit »

Lorsque apparaissent des nuisances nouvelles, des mouvements sociaux se font parfois jour pour y mettre un terme. La lutte prend alors la forme d’une revendication en faveur d’un nouveau droit, ou de la satisfaction d’un nouveau besoin. C’est ce qui s’est passé avec le « droit à l’obscurité ».

En 1988 est créé l’International Dark-Sky Association (IDA), fer de lance du Dark-Sky Movement, le mouvement en faveur d’un « ciel obscur30 ». Les prémices de ce mouvement remontent au début des années 1970, aux États-Unis. Ses initiateurs sont des scientifiques issus des disciplines concernées par l’observation nocturne : astronomes et ornithologues notamment. Il a cependant rencontré un succès grandissant auprès de publics divers, à mesure que la prise de conscience de la pollution lumineuse s’est accrue.

Le Dark-Sky Movement milite contre la « perte de la nuit », contre la « colonisation lumineuse », qui voit la lumière artificielle avancer et la nuit reculer inexorablement. L’International Dark-Sky Association s’engage dans la création de « parcs aux étoiles » ou « réserves de ciel étoilé » (dark-sky parks ou preserves). Ces parcs sont la plupart du temps situés en pleine nature, mais des parcs aux étoiles urbains existent également. En leur sein, la lumière artificielle est réduite, voire complètement interdite, au-delà d’une certaine heure.

Dark time est le concept utilisé pour désigner cette temporalité nocturne obtenue de manière volontariste. La couleur noire est généralement connotée négativement en Occident, mais, là, c’est tout le contraire31. L’objectif est de préserver la vie nocturne de la faune et de la flore en minimisant l’activité humaine, mais également de permettre à des visiteurs humains de faire l’expérience d’une nuit intégrale. Comme le dit un militant de la cause nocturne, d’entendre enfin le « silence presque audible de la nuit32 ».

Il existe une quarantaine de parcs de ce genre au monde. En France, le Pic du Midi, dans les Hautes-Pyrénées, a reçu en 2013 le label « Réserve de ciel étoilé » décerné par la Dark-Sky Association. Le plus grand parc étoilé européen se trouve en Grande-Bretagne. Ce label est bien sûr un moyen d’attirer les visiteurs, de commercialiser une nature redevenue intacte, mais l’essentiel n’est pas là. Cela nous apprend surtout que l’obscurité est désormais un bien rare, aussi rare que l’air ou la nourriture non pollués, pour lequel les gens – ceux qui en ont les moyens – sont prêts à parcourir des kilomètres.

La défense de la nuit est une revendication nouvelle en France. En 1993 est rendue publique une « charte pour la préservation de l’environnement nocturne », qu’il est toujours possible de signer. Rédigée par des astronomes amateurs, elle reçoit le soutien de personnalités du monde scientifique, tels Jacques-Yves Cousteau, Albert Jacquard et Hubert Reeves33. Cette charte donne lieu à la création, en 1998, de l’Association nationale pour la protection du ciel nocturne (ANPCN), qui adhère à la Dark-Sky Association34. En 2007, elle rejoint aussi France nature environnement (FNE), un regroupement de 3 000 associations écologistes.

La mise en circulation de cartes des pollutions lumineuses par régions de France, inspirées de l’Atlas mondial de la luminosité artificielle nocturne, est un élément central du « répertoire d’action » de ces organisations. Elles se positionnent ainsi à la frontière du champ scientifique et du champ politique. Avex, un groupe d’astronomes amateurs basés dans le Vexin, s’est fait une spécialité de produire de telles cartes35. Sa déclaration d’intention affirme :

La pollution lumineuse est le cancer de la nuit et les futurs cancers des êtres humains. Avex lutte pour une prise de conscience économique, écologique et épistémologique de ce fléau sous-estimé et méconnu.

Avex organise également des excursions nocturnes dans les zones d’Île-de-France les moins polluées par la lumière artificielle. Elles permettent à ceux qui le souhaitent d’observer le ciel étoilé36. L’association propose ainsi de réparer le lien endommagé des individus avec le cosmos qui les entoure.

Le mouvement contre la perte de la nuit est à l’origine d’avancées législatives significatives dans certains pays. Le Tribunal fédéral suisse – l’équivalent d’une Cour suprême – a été saisi en 2011 d’une affaire de voisinage. Des habitants du canton d’Argovie s’étaient plaints de l’éclairage nocturne intempestif de la façade d’une maison dans leur quartier. Rendant sa décision en décembre 2013, le Tribunal déclare que tout éclairage nocturne « ornemental », privé ou commercial, ne répondant pas à des besoins de sécurité, doit être éteint à partir de 22 heures, en raison de la pollution lumineuse qu’il engendre37. La seule exception à laquelle consent la haute instance est l’éclairage nocturne pendant la période de Noël, qui peut être prolongé jusqu’à 1 heure.

Dans les attendus du jugement, le Tribunal fédéral déclare : « Cette manière de faire ne restreint que légèrement le droit de propriété, ainsi que les autres droits fondamentaux des requérants. » La propriété d’un bien – par exemple immobilier – suppose en principe le droit de l’éclairer à sa guise. Le droit de propriété, « droit fondamental » dans les sociétés capitalistes, est à la base de l’éclairage artificiel. Je possède, donc j’éclaire. L’importance de la décision du Tribunal fédéral, adoptée sous la pression d’associations pour la défense de la nuit, réside en ceci qu’elle a ouvert une brèche entre la propriété privée et le droit de l’éclairer. La lumière artificielle étant potentiellement une nuisance pour autrui, la seule possession d’un bien ne constitue plus un motif suffisant pour l’éclairer.

Dans un autre de ses arrêts, ce même Tribunal fédéral affirme que « les changements de couleur du sommet du mont Pilate au crépuscule » doivent être protégés38. Le mont Pilate, situé non loin de la ville de Lucerne, est l’une des plus belles montagnes de Suisse. Elle est aussi depuis 1997 le premier sommet qui bénéficie d’une autorisation d’illumination nocturne partielle, à des fins touristiques. Comme le remarque la branche suisse de la Dark-Sky Association, une tendance à l’augmentation de l’illumination des sommets alpins a pu être constatée au cours des années récentes39. Skier de nuit est une activité de plus en plus prisée. En limitant l’éclairage artificiel au nom de la protection des « changements de couleur » de son sommet, le Tribunal fédéral fait valoir que le crépuscule sur le mont Pilate est un patrimoine à préserver.

Cette « patrimonialisation » du ciel atteint jusqu’aux instances internationales. Les Nations unies discutent à l’heure actuelle de l’opportunité de classer le ciel étoilé « patrimoine commun de l’humanité ». Dans sa Déclaration des droits des générations futures de 1994, l’Unesco affirmait déjà que ces dernières ont un droit inaliénable à un « ciel non pollué », que les générations actuelles doivent leur garantir40.

En France, les lois Grenelle I et II intègrent la notion de pollution lumineuse. France nature environnement a fait de cette mesure un cheval de bataille de sa participation aux négociations. L’article 41 de la loi, promulguée en août 2009, déclare :

Les émissions de lumière artificielle de nature à présenter des dangers ou à causer un trouble excessif aux personnes, à la faune, à la flore ou aux écosystèmes, entraînant un gaspillage énergétique ou empêchant l’observation du ciel nocturne feront l’objet de mesures de prévention, de suppression ou de limitation41.

Le premier décret consacré aux « nuisances lumineuses » est publié au Journal officiel en juillet 2011. Il impose notamment l’extinction des enseignes et publicités lumineuses entre 1 heure et 6 heures du matin, en accord avec le « temps de la vie sociale », sauf pour les villes de plus de 800 000 habitants : Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, Lille, Nice et Toulouse. Pour celles-ci, les maires sont libres de la réglementation à appliquer.

Selon les chiffres du ministère de l’Environnement, le parc des enseignes lumineuses représente une puissance installée de 750 MW, soit plus de la moitié d’une « tranche nucléaire récente » à pleine charge. Une « tranche nucléaire » désigne l’ensemble composé d’un réacteur nucléaire et de l’alternateur qui produit l’électricité, ainsi que des éléments qui les relient. Elle est d’autant plus puissante qu’elle est récente. Ainsi, les économies d’énergie pressenties sont de 800 GWh pour les enseignes et de 200 GWh pour la publicité, « soit l’équivalent de la consommation électrique annuelle (hors chauffage et eau chaude) de plus de 370 000 ménages42 ».

Dans un rapport intitulé Éclairer juste (2010), l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) constate que, en France, l’éclairage public est constitué de 9 millions de lampes disséminées sur le territoire, qui fonctionnent entre 3 500 heures et 4 300 heures par an. Or plus de la moitié de ce parc est constituée de matériels obsolètes, qui consomment bien plus que nécessaire. L’éclairage extérieur représente environ 50 % de la consommation d’électricité des collectivités territoriales et près de 40 % de la facture d’électricité des communes43. Aux États-Unis, le coût financier de la pollution lumineuse est estimé à près de 7 milliards de dollars par an44.

Via la pression qu’il exerce sur les finances publiques, l’éclairage public est un problème de justice sociale. En plus de mettre en péril l’environnement et la santé des populations, la pollution lumineuse pèse sur le budget de l’État, qui pourrait être employé à d’autres fins. Comme souvent, les finances publiques sont le reflet des choix de sociétés, des déséquilibres et des injustices qui les sous-tendent45. Des avancées juridiques pourront à l’avenir se faire l’écho des revendications du mouvement contre la « perte de la nuit », et ainsi combattre certaines injustices. Mais le droit n’y suffira pas. Car, derrière la pollution lumineuse, c’est la dynamique du capitalisme dont il est question.

Les besoins, question du siècle

Quelle étrange situation. Jusqu’à récemment, l’obscurité était un « donné ». L’idée de créer un mouvement social en sa faveur aurait paru incongrue aux générations passées. Avec la « colonisation lumineuse », ce qui allait auparavant de soi, la nuit, a été perdu et s’est transformé en bien à recouvrer. L’obscurité est devenue un objet politique. Son existence est déterminée par l’action – ou l’inaction – de l’État, par des processus économiques et technologiques, et par des mobilisations citoyennes. C’est l’objet d’un conflit social, où s’affrontent des acteurs aux intérêts divergents et aux représentations différentes.

Comme l’a montré Jacques Rancière dans La Nuit des prolétaires, la nuit est un enjeu politique pour le mouvement ouvrier naissant dans les années 183046. C’est le moment où les ouvriers échappent aux cadences infernales diurnes imposées par les patrons et deviennent enfin des « êtres pensants ». La nuit cesse d’être le moment du seul sommeil réparateur. Elle devient un lieu d’émancipation.

La différence avec notre situation présente est que les ouvriers évoqués par Rancière importent dans la nuit des activités qu’ils ne peuvent accomplir de jour, du fait de l’exploitation qu’ils subissent : penser, créer, s’organiser. Le mouvement contre la « perte de la nuit », au contraire, veut que la nuit demeure une temporalité autre, avec des activités – ou des inactivités – spécifiques.

Qu’il soit public ou intérieur, l’éclairage artificiel est un progrès. La vie nocturne est un élément structurant de nos existences modernes. Lire un livre après la tombée de la nuit, dîner entre amis au restaurant, se balader dans une ville seul ou en amoureux la nuit… toutes ces activités seraient inconcevables sans lumière artificielle. Lorsque l’éclairage s’est transformé en nuisance, les bienfaits qui en découlent n’ont pas disparu pour autant. L’éclairage demeure un progrès. Les militants du « droit à l’obscurité », à l’exception de quelques « survivalistes », ne demandent pas la suppression de la lumière artificielle et le retour à des niveaux d’éclairage moyenâgeux. Ils demandent sa réduction partout où cela est possible.

Parfois, des technologies nouvelles sont employées pour contrer les effets des technologies antérieures. Certaines associations de défense de la nuit préconisent l’installation de détecteurs de mouvement pour limiter le temps d’illumination au strict nécessaire47. La technique arrête la technique. Ces dispositifs coûtent souvent cher, ce qui implique paradoxalement que limiter l’éclairage artificiel induit un surcroît et non une diminution des dépenses. Il faut donc désormais payer pour ce qui autrefois était gratuit : l’obscurité. Parfois, ce surcroît de sophistication technique induit à son tour des nuisances. Les diodes électroluminescentes (ou ampoules LED) sont efficientes au plan énergétique. Mais, du fait même de cette efficience, un risque existe qu’elles conduisent à une augmentation plutôt qu’à une réduction de l’éclairage48.

La pollution lumineuse et la revendication du « droit à l’obscurité » soulèvent une question fondamentale, la question du siècle : de quoi avons-nous besoin ? Sous-entendu : de quoi avons-nous vraiment besoin ? L’éclairage artificiel est-il un besoin légitime ? Est-ce un besoin soutenable pour l’environnement et la santé, à la fois physique et psychique ? La lumière artificielle n’est pas un besoin naturel, du même ordre que se nourrir ou se protéger du froid, un besoin dont dépend la survie de l’organisme. Physiologiquement, il est possible de vivre sans. C’est ce que nos ancêtres ont fait pendant des millénaires. Pourtant, sans être un besoin naturel, c’est un besoin important, et peut-être même aujourd’hui essentiel. Notre mode de vie, des activités auxquelles nous ne sommes pas prêts à renoncer dépendent en bonne partie de lui.

Tout l’enjeu est donc d’admettre que l’éclairage artificiel est à la fois un besoin légitime et une forme de pollution à combattre. Il est de fixer le seuil qui sépare l’éclairage artificiel légitime de l’éclairage excessif, c’est-à-dire de la pollution lumineuse. Cette question ne concerne pas seulement la lumière artificielle. Avec la crise environnementale, l’humanité s’apprête à connaître des bouleversements économiques et politiques majeurs. La transition écologique qui s’annonce suppose de faire des choix de production et de consommation drastiques, afin de réduire les flux de matières premières et la dépense énergétique. Elle suppose de combattre le productivisme et le consumérisme capitalistes.

Mais sur quelle base ces choix doivent-ils être faits ? Comment distinguer les besoins légitimes, qui pourront être satisfaits dans la démocratie écologique future, des besoins égoïstes et insoutenables, qu’il faudra renoncer à assouvir ? Une théorie des besoins humains est nécessaire pour cela. L’objectif des chapitres I et II est de l’élaborer. Pour y parvenir, nous nous appuierons sur des pensées critiques passées, que nous relirons cependant à la lumière des évolutions récentes du capitalisme. Les besoins sont historiques, ils évoluent avec le temps : c’est l’un des arguments que nous développerons. Si bien que réfléchir à leur propos en ce début de XXIe siècle implique d’être à jour sur les formes d’aliénation et les destructions environnementales spécifiques qui s’y manifestent.

Le chapitre III s’intéressera aux subjectivités consuméristes. Les besoins artificiels, nous en sommes tous victimes. S’ils résultent du productivisme et du consumérisme capitalistes, leurs effets néfastes se font ressentir à des degrés divers dans chacune de nos consciences. Dès lors, la lutte contre leur emprise passe, entre autres choses, par le renforcement de l’autonomie et de la capacité d’agir des individus face à la marchandise.

Dans les chapitres IV et V, nous aborderons le problème des besoins du point de vue des objets. « La marchandise, dit Marx, est d’abord un objet extérieur, une chose qui par ses propriétés satisfait des besoins humains de n’importe quelle espèce49. » La chose est ce qui assouvit (ou non) le besoin. Le besoin peut lui préexister ou celle-ci peut l’avoir créé de toutes pièces. Si le capitalisme donne lieu à une prolifération de besoins, des besoins souvent artificiels, c’est parce que le productivisme et le consumérisme qui le sous-tendent déversent sur le marché des marchandises toujours nouvelles. Reprendre le contrôle sur les besoins suppose d’enrayer cette logique. Et, pour cela, de trouver le moyen de « stabiliser » les objets.

Les chapitres VI et VII, enfin, relèvent de la stratégie. Les besoins sont non seulement historiques, ils sont aussi politiques. Les maîtriser implique de mettre sur pied des coalitions à même de s’opposer au productivisme et au consumérisme. Quelles pourraient-elles être dans le capitalisme contemporain ? Cela implique également d’imaginer une sorte d’organisation politique nouvelle, ancrée simultanément dans la sphère de la production et de la consommation, où des luttes et une délibération collective sur les besoins puissent prendre place.

1. Voir ROYAL ASTRONOMICAL SOCIETY OF CANADA, Guidelines for Outdoor Lighting in Dark-Sky Preserves, Toronto, 2013, p. 4.

2. Voir Samuel CHALLÉAT, « La pollution lumineuse : passer de la définition d’un problème à sa prise en compte technique », in Jean-Michel DELEUIL (dir.), Éclairer la ville autrement. Innovations et expérimentations en éclairage public, Presses polytechniques universitaires romandes, Lausanne, 2009, p. 182-197.

3. Voir Travis LONGCORE et Catherine RICH, « Ecological light pollution », Frontiers in Ecology and the Environment, vol. 2, no 4, 2004, p. 7.

4. Voir Itaï KLOOG et al., « Light at night co-distributes with incident breast but not lung cancer in the female population of Israël », Chronobiology International, vol. 25, no 1, 2008, cité par Samuel CHALLÉAT, « La pollution lumineuse : passer de la définition d’un problème à sa prise en compte technique », art. cit., p. 185.

5. Voir Angelina TALA, « Lack of sleep, light at night can raise cancer risk », Medical Daily, 11 octobre 2011.

6. Voir Barbara DEMENEIX, Le Cerveau endommagé. Comment la pollution altère notre intelligence et notre santé mentale, Odile Jacob, Paris, 2016.

7. Samuel CHALLÉAT et Dany LAPOSTOLLE, « (Ré)concilier éclairage urbain et environnement nocturne : les enjeux d’une controverse sociotechnique », Nature Sciences Sociétés, vol. 22, no 4, 2014, p. 320.

8. Voir Terrel GALLAWAY et al., « The economics of global light pollution », Ecological Economics, vol. 69, no 3, 2010.

9. Voir Verlyn KLINKENBORG, « Our vanishing nights », National Geographic, novembre 2008.

10. Voir Fabio FALCHI et al., « The new world atlas of artificial night sky brightness », Science Advances, juin 2016, p. 4.

11. Voir aussi « The dark side of too much light », Financial Times, 21-22 janvier 2017.

12. Voir Isaac ASIMOV, « Nightfall », The Complete Stories, vol. 1, Doubleday, New York, 1992.

13. Voir ROYAL ASTRONOMICAL SOCIETY OF CANADA, Guidelines for Outdoor Lighting in Dark-Sky Preserves, op. cit., p. 6.

14. Voir Hartmut ROSA, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, Paris, 2010.

15. Voir Wolfgang SCHIVELBUSCH, Disenchanted Night. The Industrialization of Light in the Nineteenth Century, University of California Press, Berkeley, 1998.

16. Voir Sophie MOSSER, « Éclairage urbain : enjeux et instruments d’action », thèse de doctorat, université Paris 8, 2003, chap. 1.

17. Ibid., p. 33.

18. Voir Antonio GRAMSCI, Guerre de mouvement et guerre de position, textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, La Fabrique, Paris, 2012, chap. 5.

19. Voir Luc GWIAZDZINSKI, La Nuit, dernière frontière de la ville, Éditions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2005.

20. Voir Vladimir JANKÉLÉVITCH, « Chopin et la nuit », Le Nocturne. Fauré, Chopin et la nuit, Satie et le matin, Albin Michel, Paris, 1957, p. 88.

21. Voir Corinne BAYLE, « Pourquoi la nuit ? », colloque « L’Atelier du XIXe siècle : la nuit dans la littérature européenne du XIXe siècle », Les Doctoriales de la Serd, 2013.

22. Voir Michael LÖWY et Max BLECHMAN, « Qu’est-ce que le romantisme révolutionnaire ? », Europe. Revue littéraire mensuelle, no 900, avril 2004.

23. Voir Charles ROSEN, « Mountains and song cycles », The Romantic Generation, Harvard University Press, Cambridge, 1998, chap. 3.

24. Sophie MOSSER, « Éclairage urbain : enjeux et instruments d’action », art. cit., p. 35.

25. Voir « Les normes européennes de l’éclairage », Lux. La revue de l’éclairage (revue de l’Association française de l’éclairage), no 228, mai-juin 2004.

26. Voir Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, chap. 3.

27. Voir ROYAL ASTRONOMICAL SOCIETY OF CANADA, Guidelines for Outdoor Lighting in Dark-Sky Preserves, op. cit., p. 5.

28. Voir Sophie MOSSER, « Éclairage et sécurité en ville : l’état des savoirs », Déviance et société, vol. 31, no 1, 2007, p. 81.

29. Voir Luc BRONNER, « Violences urbaines : la police s’empare de la rénovation des quartiers », Le Monde, 26 janvier 2008.

30. Voir le site de l’association : http://darksky.org/.

31. Voir Michel PASTOUREAU, Noir. Histoire d’une couleur, Seuil, Paris, 2008.

32. Voir Marc LETTAU, « Face à la pollution lumineuse en Suisse, les adeptes de l’obscurité réagissent », Revue suisse, octobre 2016, p. 6.

33. Voir Samuel CHALLÉAT et Dany LAPOSTOLLE, « (Ré)concilier éclairage urbain et environnement nocturne : les enjeux d’une controverse sociotechnique », art. cit., p. 319.

34. Voir le site de l’association, intitulée depuis 2007 Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement nocturnes (ANPCEN) : https://www.anpcen.fr/.

35. Voir le site de l’association : https://avex-asso.org/.

36. Voir Thibault SHEPMAN, « Maintenant qu’il ne fait plus jamais nuit noire… », Rue89, 20 mai 2015.

37. Voir l’arrêt du Tribunal fédéral : http://relevancy.bger.ch/php/clir/http/index.php?lang=fr&zoom=&type=show_document&highlight_docid=atf%3A%2F%2F140-II-33%3Afr.

38. Voir Marc LETTAU, « Face à la pollution lumineuse en Suisse, les adeptes de l’obscurité réagissent », art. cit., p. 7.

39. Voir DARK-SKY SWITZERLAND, « Inquiétante augmentation de la lumière dans les Alpes », communiqué de presse, 6 avril 2013.

40. Voir Cipriano MARÍN et Francesco SÁNCHEZ, « Les réserves de ciel étoilé et le patrimoine mondial : valeur culturelle, scientifique et écologique », Patrimoine mondial, no 54, 2009, p. 36.

41. Cité par Samuel CHALLÉAT et Dany LAPOSTOLLE, « (Ré)concilier éclairage urbain et environnement nocturne : les enjeux d’une controverse sociotechnique », art. cit., p. 324.

42. Voir MINISTÈRE DE L’ÉCOLOGIE, « Nuisances lumineuses », 15 février 2012, arrêté, p. 2.

43. Voir ADEME, Éclairer juste, 2010, www.ademe.fr.

44. Terrell GALLAWAY et al., « The economics of global light pollution », art. cit., p. 658.

45. Voir James OCONNOR, The Fiscal Crisis of the State, Transaction Publishers, New York, 2001.

46. Jacques RANCIÈRE, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Fayard, Paris, 2012.

47. Voir « L’homme qui se bat pour la nuit », Le Temps, 28 décembre 2014.

48. C’est ce que les économistes appellent l’« effet Jevons », du nom d’un économiste britannique du XIXe siècle, selon lequel l’accroissement de la productivité peut conduire à une augmentation plutôt qu’à une diminution de la consommation de la ressource concernée.

49. Karl MARX, Le Capital, Livre premier, PUF, Paris, 1993, première section, chap. 1.

1. UNE THÉORIE CRITIQUE DES BESOINS

De l’aliénation à l’écologie politique

Le marxisme a connu une brève éclipse dans les années 1980 et 19901. Après l’effondrement du bloc soviétique s’est imposée l’idée que la doctrine dont se réclamaient ces régimes allait suivre le même chemin. Il n’en fut rien, le marxisme est de retour. On comprend aujourd’hui que l’URSS avait peu à voir avec la pensée de Marx et que, si l’on veut analyser le capitalisme et ses crises, notamment celle apparue en 2008, dans laquelle nous sommes toujours plongés, on ne fera pas l’économie d’une théorie critique.

Deux courants du marxisme sont particulièrement pertinents aujourd’hui. Le premier est la tradition gramscienne. Celle-ci inclut principalement Antonio Gramsci et Nicos Poulantzas, en particulier le Poulantzas « tardif », celui de L’État, le pouvoir, le socialisme2. Son actualité réside en ceci qu’elle permet de penser le pouvoir moderne, et en particulier sa concentration dans l’État capitaliste. C’est tout le sens de la théorie de l’« État intégral » de Gramsci (dont la théorie de l’hégémonie est une composante) et de celle de l’État comme « champ stratégique » de Poulantzas. Alors que l’analyse de l’État est peu développée chez Marx et le marxisme des origines, cette lignée gramscienne relève le défi, dans le contexte de la crise des années 1930 (Gramsci lui-même) et pendant les Trente Glorieuses (Poulantzas).

Aujourd’hui, cette approche est notamment mise à contribution pour comprendre l’État néolibéral, le lien entre l’État et les marchés, l’émergence de quasi-États supranationaux comme l’Union européenne, ou encore le rôle de la bureaucratie dans la gestion de l’ordre social, ce que Gramsci appelle le « césarisme » et Poulantzas l’« étatisme autoritaire ». Elle inspire au plan international des recherches nombreuses et novatrices3.

Le second courant est la théorie marxiste des besoins. Il s’incarne lui aussi dans deux noms propres : André Gorz et Agnes Heller. Gorz est relativement connu. Willy Gianinazzi lui a consacré une passionnante biographie en 20164. Heller, quant à elle, n’est quasiment pas connue en France. Son influence est pourtant grande dans le monde anglo-saxon, dans les pays de l’Est – elle est hongroise, née en 1929 – ou encore en Italie. C’est une représentante de l’école de Budapest, un groupe de philosophes se réclamant de la pensée de Georg Lukács dans les années 1960 et 19705. Ce groupe a développé une critique de l’intérieur du système soviétique, au nom d’un « socialisme à visage humain ».

Gorz et Heller sont à l’origine d’une théorie qui, pour comprendre notre présent, est aussi importante que l’approche gramscienne : la théorie critique des besoins, énoncée par Gorz notamment dans Stratégie ouvrière et néocapitalisme et par Heller principalement dans La Théorie des besoins chez Marx6.

Cette théorie cherche à répondre à une question simple : de quoi avons-nous besoin ? S’interroger ainsi, c’est pressentir déjà qu’une partie de ce qui passe pour être des « besoins » n’en est pas vraiment. C’est pressentir que satisfaire certains besoins est préjudiciable pour la personne et/ou la société. Cela suppose aussi d’avoir atteint un certain niveau de développement économique. On n’imagine pas les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique supérieur – ceux de Lascaux, par exemple – s’interroger sur ce dont ils ont « vraiment » besoin. La réponse est claire : chasser et cueillir autant que possible pour survivre dans un environnement hostile, où la vie est précaire et les ressources (relativement) rares7.

C’est ce qui explique que Gorz et Heller ont élaboré leurs théories au sein de sociétés où le problème du « gaspillage », de ce qui est produit sans nécessité, et qui donc ne répond à aucun besoin réel, était devenu central : l’Europe de l’Ouest capitaliste pour Gorz, l’Europe de l’Est soviétique pour Heller. Les Trente Glorieuses voient l’apparition de la « société de consommation », une expression que l’on doit à Jean Baudrillard, mais dont Gorz est un analyste pénétrant. La consommation devenant un but en soi, structurant la vie sociale, déterminer à quels besoins elle répond (ou non) se pose de façon pressante à la pensée critique et aux mouvements contestataires.

Dans l’économie soviétique, les objectifs de production sont fixés par une bureaucratie8. Dès lors que l’offre et la demande ne s’ajustent pas sur un marché, c’est l’État qui décide de ce qui doit être produit et de combien il faut produire. Produire trop ou trop peu devient alors un risque endémique. La bureaucratie étant obnubilée par les quantités de biens, la qualité des produits tend à décliner9.

Nous sommes sortis des Trente Glorieuses et le système soviétique a disparu. Savoir de quoi nous avons besoin est pourtant une question plus actuelle que jamais. Le problème est plus général que celui du « gaspillage ». Il concerne la nature du capitalisme et ses évolutions actuelles. Le capitalisme est un système productiviste. Le productivisme, c’est l’augmentation constante de la productivité, seul moyen pour les entreprises de survivre dans un contexte concurrentiel. La concurrence oblige à produire toujours davantage de marchandises en moins de temps. Cela implique, entre autres choses, une révolution technologique permanente et l’exploitation de portions toujours nouvelles de nature, de stocks et de flux d’énergie.

L’économie soviétique était elle aussi productiviste, en tout cas à certaines périodes. Une différence notable existe cependant entre le productivisme soviétique et le productivisme capitaliste : ce dernier découle d’une nécessité du système, alors que le premier était contingent10. Il procédait d’objectifs de production définis par une bureaucratie, dans le cadre d’une stratégie de « rattrapage » des économies de l’Ouest, lancée à l’époque de Staline et atteignant sa pleine puissance à celle de Khrouchtchev. Un socialisme non productiviste est au moins concevable en théorie. Le capitalisme, de son côté, ne peut être autre chose que productiviste. Un capitalisme non productiviste est une contradiction dans les termes.

Le capitalisme est également consumériste. Il a pour condition la consommation de marchandises, et donc de ressources matérielles et de flux d’énergie, toujours renouvelés. La publicité est l’un des mécanismes qui encouragent ce consumérisme. La facilitation du crédit, la « financiarisation de la vie quotidienne » depuis les années 1980, en est un autre11. Elle incite à consommer, alors même que le néolibéralisme a induit une baisse généralisée des salaires. L’obsolescence programmée en est un troisième, le raccourcissement du « cycle de vie » des produits – par des procédés plus ou moins crapuleux – supposant l’achat de produits toujours nouveaux12.

Productivisme et consumérisme sont les deux faces d’une même dynamique. Les marchandises doivent être consommées parce qu’elles sont produites en quantités toujours plus importantes. À l’inverse, l’enracinement d’habitudes de consommation conduit les entreprises à accélérer la « vitesse de rotation » – l’expression est de Marx – des marchandises. À mesure que le capitalisme se développe, qu’il se mondialise, cette dynamique du productivisme et du consumérisme prend de l’ampleur. C’est pourquoi la question des besoins, des besoins artificiels, se pose avec une acuité plus grande encore aujourd’hui qu’à l’époque de Gorz et de Heller.

Gorz et Heller ont tous deux abordé le problème des besoins à partir d’une réflexion sur l’aliénation. Grands lecteurs des Manuscrits de 1844 du jeune Marx, ils comptent parmi les auteurs qui ont fait de l’aliénation ce que Pierre Nora a appelé le « mot-moment » des années 1960 : « Le moment de l’aliénation, écrit-il, c’est la cristallisation d’une sensibilité sociale large, diffuse et spontanée – qui correspond aux effets massifs de la croissance et aux transformations rapides de la société française –, sous l’aiguillon d’une pointe avancée de la critique intellectuelle13. » Un « mot-moment » désigne un « air du temps », forcément difficile à cerner mais réel. Dans les années qui précèdent Mai 68, celui-ci renvoie à la rupture croissante entre les bienfaits supposés du progrès et le mal-être des individus.

Le « moment de l’aliénation » alimente et se nourrit en retour d’un ensemble d’élaborations théoriques, et parmi elles : la Critique de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre (premier tome en 1947), La Technique ou l’Enjeu du siècle de Jacques Ellul (1954), La Pensée de Karl Marx de Jean-Yves Calvez (1956), La Société du spectacle de Guy Debord (1967) ou La Société de consommation de Jean Baudrillard (1970). Nombre de ces élaborations subissent l’influence de Georg Lukács, en particulier de son traité Histoire et conscience de classe (1923), dont l’un des concepts centraux est celui de « réification », une notion voisine de celle d’aliénation.

Gorz et Heller s’inscrivent dans ce courant. Leur originalité réside en ceci que la critique de l’aliénation les conduit à s’intéresser à la question des besoins. Quel rapport entre l’aliénation et les besoins ? L’aliénation peut se mesurer à l’aune de besoins « authentiques ». On est aliéné par rapport à un état initial auquel on cherche à revenir, ou que l’on cherche à atteindre enfin, en se désaliénant. La nature de cet état initial et le mouvement par lequel on y (re)vient font l’objet de débats entre philosophes depuis les origines de l’époque moderne14. Dans la tradition marxiste, l’aliénation désigne le processus par lequel le capitalisme suscite des besoins artificiels qui nous éloignent de cet état. La question des besoins, en ce sens, est le point de fusion entre la critique de l’aliénation et l’écologie politique. C’est le point où je me situe pour écrire ce livre.

À la recherche des besoins authentiques

Mais qu’est-ce qu’un besoin « authentique » ? C’est d’abord un besoin dont dépend la survie de l’organisme : manger, boire et se protéger du froid, par exemple. Appelons-les besoins biologiques « absolus15 ». De leur satisfaction dépend tout le reste. Une société démocratique prospère, du type de celle qui nous est promise depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, est supposée la garantir. C’est même sur cette promesse que repose une bonne part de la légitimité de ce genre de régime. Selon ses idéologues, dont Francis Fukuyama ou Marcel Gauchet, la démocratie libérale représentative se fonde non seulement sur la maximisation de la liberté et de l’égalité, mais aussi sur la satisfaction des besoins élémentaires pour le plus grand nombre16.

Dans les pays du Sud, mais aussi, dans une autre mesure, du Nord, certains de ces besoins sont pourtant loin d’être assouvis. Piqûre de rappel concernant la faim dans le monde : 800 millions de personnes en souffrent selon le Programme alimentaire mondial, soit un être humain sur neuf17. Plus de 3 millions d’enfants de moins de cinq ans meurent chaque année de malnutrition. En France, selon un rapport de Médecins du monde, une personne précaire sur deux ne mangeait pas à sa faim en 201418. Cela implique notamment des journées récurrentes sans aucun repas. Parmi ces personnes se trouvent nombre d’immigrés récents, mais pas seulement. Selon l’Insee, 9 millions de Français vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté, en deçà duquel se nourrir ou se chauffer devient un problème.

On estime pourtant que l’humanité pourrait assurer l’alimentation de 3 milliards de personnes de plus que la population mondiale actuelle, soit plus de 10 milliards d’individus, sans bouleversements majeurs de la production alimentaire et sans pression supplémentaire sur les écosystèmes19. Ce n’est pas la démographie seule qui accroît actuellement cette pression, mais le système économique dans lequel nous vivons. Virtuellement, ce besoin est donc couvert. Le problème résulte de l’écart entre le possible et le réel.

Certains besoins biologiques absolus, autrefois satisfaits, le sont de moins en moins, ou seulement par intermittence. Respirer un air frais non pollué était jusqu’à récemment une évidence. C’est devenu plus difficile dans les mégapoles contemporaines. Chaque année, 7 millions de personnes meurent de la pollution de l’air dans le monde20. 2 milliards d’enfants vivent dans des régions où les niveaux de pollution sont supérieurs aux normes édictées par l’OMS. C’est dans les pays en développement, notamment en Asie de l’Est, que la qualité de l’air est la plus dégradée. En France, la pollution atmosphérique induit 48 000 décès prématurés21. Il s’agit de la troisième cause de « mortalité évitable », après le tabac et l’alcool, selon l’Agence nationale de la santé publique.

L’obscurité est un nouveau besoin du même type. Comme l’air non pollué, elle allait auparavant de soi. La pollution lumineuse a conduit à sa raréfaction. Avec la crise environnementale, le nombre de besoins élémentaires plus difficiles ou coûteux à satisfaire va en augmentant. Ceci exerce une pression croissante sur les finances publiques, puisque ce sont le plus souvent les États qui assument ces coûts22. Socialisation des coûts, privatisation des bénéfices : c’est la logique du capitalisme.

La mesure et la satisfaction d’un « minimum vital » constituent un objectif des États modernes depuis qu’ils existent, notamment en France23. Minimum vital : les besoins qu’il faut assouvir pour que l’organisme humain reste en vie, plus précisément qu’il soit en mesure de produire de la valeur. C’est le seuil en dessous duquel la force de travail n’est pas reproduite. À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, ce minimum vital est calculé par des chimistes et des agronomes, autrement dit il est du ressort des sciences naturelles. Avec l’apparition des enquêtes sociales dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’économie et la sociologie prennent le relais. Une tension entre approches naturalistes et socioéconomiques perdure jusqu’à nos jours dans la mesure des besoins vitaux.

Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale, le calcul du Smic s’effectue sur la base d’un indice des prix24. La création de son ancêtre, le Smig (1950-1970), avait fait l’objet d’âpres discussions dans le cadre d’une commission créée pour l’occasion, à laquelle prenaient part les syndicats. Les années 1947-1950 voient la lutte des classes s’intensifier et donner lieu à une vague de grèves puissantes. Dans un premier temps, cette commission s’accorde sur un minimum vital de 2 890 calories – un indicateur physique – par jour par adulte, soit davantage que les préconisations de l’OMS aujourd’hui. Mais une mesure fondée sur des indicateurs économiques est finalement privilégiée.

Les besoins biologiques absolus sont propres à l’espèce : tout être humain doit manger, boire ou se protéger du froid s’il veut survivre. Il s’agit de caractéristiques spécifiques, c’est-à-dire liées au genre humain biologiquement défini. En somme, les besoins biologiques absolus sont universels.

La théorie critique des besoins n’hésite pas à reconnaître l’existence de tels besoins biologiques. Sinon, au nom de quoi leur non-satisfaction, par exemple la faim dans le monde, serait-elle dénoncée ? « Ce serait pur aristocratisme […] que de rayer ce concept-limite d’une discussion sur les besoins », dit Agnes Heller concernant les besoins absolus, ceux qui désignent la « frontière existentielle de la satisfaction des besoins »25. La critique du capitalisme s’appuie précisément sur le constat selon lequel ce système ne satisfait pas les besoins élémentaires de l’humanité. C’est l’un de ses plus puissants ressorts, puisqu’il fait appel au sentiment d’appartenance à un même genre humain.

Pour autant, il faut se garder de naturaliser des besoins dont le fondement est culturel ou historique. Depuis les années 1960, les sciences sociales ont consacré une part importante de leurs énergies à démontrer que ce qui passe pour être des caractéristiques naturelles de l’espèce ou de tel groupe est en réalité « socialement construit26 ». Naturaliser un besoin est une manière de présenter son assouvissement comme inévitable. Le dénaturaliser permet au contraire de montrer qu’il peut être combattu et refréné. Ainsi, les violences envers les femmes ne s’expliquent pas par un besoin irrépressible des hommes de les dominer. Elles procèdent d’un imaginaire « masculiniste » dont on peut retracer l’histoire.

Qu’un besoin soit biologique ne signifie pas au demeurant que l’individu ou la société n’a aucune prise sur lui. Manger est un besoin absolu, mais je peux trop manger. Je peux faire une grève de la faim. Une femme enceinte et un homme sujet à problèmes cardiaques n’auront pas le même comportement alimentaire. De même, dormir peut être un besoin irrésistible après un long voyage sans sommeil à l’autre bout du monde. Mais je peux aussi juste avoir envie de faire une sieste. Le même besoin « brut » est sous-jacent, mais son intensité et son caractère impératif varient.

Si je mange vraiment trop ou trop peu, je risque pourtant ma vie. Les besoins biologiques imposent donc des contraintes à la volonté. C’est ce que veut dire Heller lorsqu’elle affirme que les besoins biologiques sont un « concept-limite ». Ils décrivent bien une catégorie de besoins, mais ceux-ci se manifestent surtout lorsqu’ils ne sont pas satisfaits.

L’universalité des besoins biologiques absolus implique que tout le monde est concerné par la crise environnementale, même si c’est de manière différenciée. Comme l’a montré le cinquième rapport du GIEC, cette crise ne sera pas ressentie de la même manière selon le groupe social auquel on appartient27. Le changement climatique aggrave les « inégalités environnementales ». La probabilité de subir les effets des pollutions, des catastrophes naturelles ou des altérations de la biodiversité est plus grande pour les pauvres que pour les riches, pour les pays du Sud que pour ceux du Nord. Les classes dominantes disposeront des moyens de se protéger ou se soigner des effets de la pollution atmosphérique. Mais, sauf à s’engager dans des formes de séparatisme sociospatial difficilement concevables, et sans précédent historique, cela ne suffira sans doute pas à mettre leurs voies respiratoires entièrement à l’abri. Tous les humains seront frappés à un degré ou un autre. Car cette crise influe sur les besoins biologiques absolus, des besoins propres à l’espèce.

L’aliénation induite par le consumérisme, par la création de besoins artificiels toujours nouveaux, concerne elle aussi à des degrés divers tout individu vivant en régime capitaliste28. Les psychiatres qui étudient les troubles liés à la consommation compulsive (compulsive buying disorder, ou CBD) identifient les formes les plus sévères de ce trouble dans les populations à bas revenu29. Dans cette logique, l’achat compulsif devient un « trouble » dès lors que le revenu de la personne ne lui permet pas de soutenir un volume de consommation conforme à ses « désirs ». Pour les riches, en revanche, acheter constamment, pour peu que l’on soit solvable, n’est pas socialement stigmatisé comme un comportement anormal. Les dépenses excessives des classes aisées ont beau être considérées comme allant de soi, il n’empêche : elles sont une expression aiguë de la frénésie consumériste.

Les besoins ont une histoire

Dans un passage des Grundrisse, Marx écrit :

La faim est la faim, mais la faim qui se satisfait avec de la viande cuite, mangée avec fourchette et couteau, est une autre faim que celle qui avale de la chair crue en se servant des mains, des ongles et des dents30.

Marx reconnaît l’existence de besoins biologiques absolus : la faim est la faim, quelle que soit l’époque ou la région. Mais, en plus d’être biologique, ce besoin évolue avec le temps. Dans les sociétés les plus anciennes, il est assouvi par de la chair crue saisie avec les mains. Ce n’est pas la même faim que lorsqu’elle est rassasiée par de la viande cuite manipulée avec des couverts. Marx force le trait, mais son argument est simple : les besoins ont une histoire, en même temps qu’ils sont biologiques.

Mais quelle histoire ? L’objet consommé modifie, au moins en partie, la nature du besoin sous-jacent. Les besoins eux-mêmes ont une histoire, et pas seulement les manières de les satisfaire. D’où l’idée que la faim peut désigner deux besoins différents selon la manière dont elle est contentée et selon l’époque. Or, dans la mesure où l’objet consommé est d’abord produit, c’est en dernière instance la production – capitaliste dans les sociétés modernes – qui détermine les besoins. L’objet détermine le besoin, la production détermine l’objet, donc la production détermine le besoin. Marx poursuit :

Ce n’est pas seulement l’objet de la consommation, mais aussi le mode de consommation qui est donc produit par la production, et ceci non seulement d’une manière objective, mais aussi subjective. La production crée donc le consommateur31.

Pour Marx, la production est le plus souvent aux commandes. Une évolution dans ce domaine, par exemple une innovation technique, est susceptible de déboucher sur un nouveau « mode de consommation ». Parfois, ce nouveau mode concerne un besoin vital, comme celui de se nourrir lorsque l’humanité se met à cuire la viande et à la découper avec une fourchette et un couteau. Mais, dans la mesure où la production détermine la consommation, elle est susceptible de mettre sur le marché des marchandises ne répondant à aucun besoin, et alors de susciter des besoins artificiellement. La production crée le consommateur32.

Apparaît ici une différence notable entre la théorie des besoins de Marx et celle de Norbert Elias. Dans La Civilisation des mœurs, Elias consacre des pages célèbres à l’histoire des manières de table33. Il compare également les manières de table de différentes civilisations. Cracher à table (sous la table) est acceptable en Occident jusqu’au XVIe siècle. En Asie, où l’usage du couteau est considéré comme barbare, la nourriture est découpée en cuisine et ingérée à l’aide de baguettes. À la différence de Marx, Elias ne s’intéresse pas tant à l’évolution des besoins qu’à celle des manières de les satisfaire, aux rituels quotidiens qui les entourent. En outre, à ses yeux, cette évolution n’est pas déterminée par la production et l’idée que le capitalisme puisse « créer le consommateur » lui est étrangère. L’évolution des manières de table s’explique selon lui essentiellement par un changement dans les sensibilités, par l’émergence d’une « économie affective » moderne.

Pour Marx, les besoins, certains d’entre eux en tout cas, sont donc à la fois biologiques et historiques. Le caractère historique d’un besoin peut mettre du temps à se manifester. Nous respirons par les poumons sans y penser, ou en y pensant lorsque le rythme de notre respiration s’accélère à l’occasion d’un sprint, ou décélère lorsque nous nous endormons. Mais des dispositifs de respiration artificielle existent, pour soulager les victimes d’insuffisance respiratoire ou permettre aux astronautes visitant des planètes sans oxygène de survivre. Leur invention remonte au XVe siècle34. Ce n’est toutefois que dans la seconde moitié du XXe siècle qu’ils se diffusent. Dans les villes où l’air est particulièrement pollué, comme en Chine, les masques dotés d’un purificateur d’air rencontrent aujourd’hui un succès important. Les dispositifs de respiration artificielle deviennent un objet de consommation courante. Comme la faim avant lui, le besoin naturel qu’est la respiration s’historicise.

En somme, un besoin peut être absolu tout en étant historique35. Je ne peux survivre sans un médicament qui fluidifie ma circulation sanguine. Il est pourtant le fruit d’une innovation pharmaceutique récente. Le besoin impérieux qu’est pour moi son absorption est donc apparu au cours du temps. Un congénère atteint de la même pathologie, vivant avant que cette innovation ait eu lieu, n’aurait pas le même besoin, car sa satisfaction ne serait pas concevable. La nécessité et l’histoire ne s’opposent pas.

L’historisation des besoins débouche parfois sur ce qu’il est convenu d’appeler le « bien-être36 ». Le bien-être a un fondement biologique. Il suppose la survie, c’est-à-dire la satisfaction des besoins biologiques absolus. Mais il la transcende. Il consiste en une forme de satisfaction des besoins d’ordre supérieur. Il a une dimension objective : un individu qui ne mange pas à sa faim n’éprouvera pas de bien-être. Mais il implique aussi une évaluation « subjective » – l’adjectif est employé par Marx dans la citation ci-dessus – de sa condition par la personne ou le groupe. Or cette évaluation s’appuie sur les normes de bien-être en vigueur à chaque époque. Elle est relative.

En France, une loi datant d’octobre 1979 fixe à 19 °C la température dans les logements, bureaux et lieux d’enseignement37. Cette limite répond à un objectif de maîtrise des dépenses énergétiques, dont la représentation nationale prend conscience au tournant des années 1980. L’Agence de l’environnement estime que chaque degré de température supplémentaire dans un bâtiment implique une augmentation de la dépense énergétique de 7 %. Cette législation s’appuie sur la notion de « confort thermique » : « La définition de cette limite, précise la loi, s’inscrit dans une politique volontariste de recherche d’équilibre entre le confort thermique des occupants et la maîtrise des dépenses. »

Le confort thermique est une norme mesurable. Elle peut être juridiquement invoquée par un locataire, afin que la température de son logement soit mise en conformité. Cette norme n’est pas arbitraire. Trop basse, elle conduirait à l’hypothermie des occupants du logement. Trop haute, elle rendrait l’atmosphère suffocante. Elle a donc un fondement biologique, le besoin de maintenir l’organisme humain à une température centrale de 37 °C. Mais elle a également un caractère historique. Preuve en est qu’elle a évolué avec le temps. Une loi antérieure à celle d’octobre 1979 fixait la température intérieure légale à 20 °C38. La norme du confort thermique a donc diminué de 1 °C avec le temps, le souci de maîtrise des dépenses énergétiques prenant le pas sur le sentiment de chaleur.

L’Agence de l’environnement a développé au cours des années 1990 un concept de confort thermique plus précis, différencié selon les pièces du logement. Elle évalue la température « normale » d’une salle de bains à 22 °C, celle de la chambre à coucher à 16 °C et celle du salon à 18 °C. En plus de répondre à un besoin biologique, celui de se chauffer, le confort thermique dépend des activités de l’individu. Il est également lié aux vêtements qu’il porte (ou non) et à sa santé. En s’historicisant, les besoins se « juridicisent » : ils deviennent un objet du droit, qui pénètre dans tous les recoins de la vie quotidienne.

La mesure du « bien-être » est au cœur des politiques de développement des pays du Sud mises en œuvre au cours des trente dernières années. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a créé dans les années 1990 un « indice de développement humain ». Cet indice, élaboré notamment par le prix Nobel d’économie Amartya Sen, relève des « nouveaux indicateurs de richesse39 ». Ceux-ci soumettent à critique l’hégémonie du PIB dans la conception de la richesse et y incluent l’éducation, la santé, l’environnement ou les libertés publiques. Ils définissent des normes en la matière, dont chaque pays doit se rapprocher au moyen de politiques de développement supposément efficaces.

Certains de ces indicateurs reposent sur une théorie des « capabilités », développée notamment par Sen et la philosophe Martha Nussbaum40. Cette théorie stipule que, loin de se limiter à la richesse matérielle, le développement doit rendre les individus « capables » d’agir de manière autonome, de maîtriser leur existence. À la théorie de la « liberté négative » développée par le libéralisme – la liberté comme absence de contraintes –, Sen et Nussbaum opposent une théorie de la « liberté substantielle », qui insiste sur les conditions concrètes d’exercice de la liberté. Ces conditions ne sont pas les mêmes selon les pays, elles sont fonction de leur niveau de développement. Mais elles convergent vers un idéal de « développement humain » universel.

La théorie critique des besoins avait anticipé, dès les années 1960, certaines intuitions propres à ces approches. Contre les interprétations « scientistes » de l’œuvre de Marx, courantes à l’époque (on pense notamment à l’althussérisme), Gorz et Heller insistent sur sa dimension normative, sur les valeurs humanistes radicales qui sous-tendent ses théories. Marx ne se contente pas d’analyser « scientifiquement » le capitalisme, d’extrapoler à partir des tendances qu’il repère les contours de la société communiste future. Il met en avant une conception de la bonne société, qui l’aide en retour à soumettre à critique la société capitaliste actuelle. Le concept de besoin est décisif dans l’élaboration de cette conception. C’est un concept indissociablement descriptif et normatif.

Cet humanisme radical a cependant ceci d’original qu’il est adossé à une théorie du capitalisme, du productivisme et du consumérisme qui le caractérisent. Il consiste en une critique de deux conséquences de ce système : la crise environnementale et l’aliénation, qui s’expliquent par la création de besoins artificiels toujours nouveaux. C’est ce qui fait du « bien-être » une condition toujours précaire en régime capitaliste, car sujette à des crises, environnementale ou autres. Cela jette également un doute sur la réalité du bien-être : s’agit-il d’un bien-être réel ou fictif ? Est-il obtenu au détriment d’autrui ou compatible avec un bien-être général ?

La théorie critique des besoins s’intéresse en outre à la dynamique des besoins, au type de transformation sociale auquel ils peuvent donner lieu. Dans la Critique de la raison dialectique, son œuvre la plus marxisante, Sartre écrit : « Dans son plein développement le besoin est transcendance et négativité (négation de négation en tant qu’il se produit comme manque cherchant à se nier) donc dépassement-vers (pro-jet rudimentaire)41. » Il ajoute un peu plus loin : « Besoin, négativité, dépassement, projet, transcendance forment en effet une totalité synthétique où chacun des moments désignés contient tous les autres42 ».

À l’origine, le besoin découle d’un manque. Dans son dépassement se fait jour un « projet », qui transcende sa seule satisfaction immédiate. Au départ « rudimentaire », il est susceptible de prendre la forme d’un nouveau monde possible. L’impossibilité d’assouvir un besoin trivial, comme se nourrir ou se chauffer, conduit la personne à prendre conscience de l’injustice et à la combattre. Pour Sartre, le besoin se définit précisément par cette dialectique du « manque » et du « projet »43.

Les deux paradoxes des besoins radicaux

Tous les besoins « authentiques » ne sont pas d’ordre biologique. Aimer et être aimé, se cultiver, faire preuve d’autonomie et de créativité manuelle et intellectuelle, prendre part à la vie de la cité, contempler la nature, avoir une sexualité épanouie… Sur le plan physiologique, on peut certainement faire sans. Ce ne sont pas des besoins biologiques absolus, comme se nourrir, dormir ou se protéger du froid. Ils sont pourtant consubstantiels à la définition de la vie humaine, d’une vie « bonne ». André Gorz les appelle besoins qualitatifs, Agnes Heller besoins radicaux, reprenant une expression employée par Marx lui-même. Ils constituent un critère essentiel pour distinguer les besoins authentiques des besoins superflus.

Les besoins radicaux reposent sur deux paradoxes. Voici le premier. En même temps qu’il exploite et aliène, le capitalisme engendre à la longue un certain confort matériel pour des secteurs importants de la population – mais pas tous, on l’a vu. Ce confort résulte au demeurant davantage des luttes pour la redistribution des richesses que du capitalisme lui-même. Mais le développement économique que suscite ce système y est incontestablement pour quelque chose44. Pour que des besoins qualitatifs émergent, un surplus économique doit être engendré, qui permet de satisfaire des besoins autres que les seules nécessités vitales. Le capitalisme libère en partie les individus de l’obligation de se préoccuper au quotidien d’assurer directement leur survie. De nouveaux besoins, plus qualitatifs donc, prennent alors de l’importance.

Mais, à mesure que ces besoins montent en puissance, le capitalisme empêche leur pleine réalisation. La division du travail enferme l’individu dans des fonctions et des compétences étroites, interdisant qu’il développe librement la gamme des facultés humaines. De même, le consumérisme substitue aux besoins authentiques des besoins factices, qui ensevelissent les premiers. L’achat d’une marchandise procure une satisfaction momentanée, avant que le désir que la marchandise avait elle-même créé ne se redéploie vers une autre vitrine.

Constitutifs de notre être, de notre définition de la vie humaine « bonne », ces besoins authentiques ne peuvent trouver satisfaction dans le régime économique actuel. C’est pourquoi ils sont le ferment de bien des mouvements d’émancipation. « Le besoin est révolutionnaire en germe », dit André Gorz45. La quête de son assouvissement conduit tôt ou tard les individus à soumettre à critique un système qui entrave sa réalisation. L’histoire des mouvements sociaux modernes consiste en une succession de luttes visant à satisfaire des besoins inassouvis, partiellement assouvis ou mal assouvis par le capitalisme.

Ces besoins sont divers. Certaines luttes concernent la satisfaction de besoins biologiques absolus. C’est le cas des émeutes de la faim, du type de celles qui secouèrent la planète dans les années 2007-2008 et dont l’une des conséquences fut le déclenchement du « printemps arabe46 ». D’autres portent sur des besoins plus récemment apparus, comme le « droit à l’obscurité », qui fait suite à la prise de conscience de la pollution lumineuse au cours des dernières décennies. D’autres encore se font au nom d’« idées » générales, comme la liberté ou l’égalité, considérées comme des besoins authentiques. La lutte a parfois pour enjeu la définition même du besoin, le seuil au-delà duquel il sera considéré comme satisfait ou non, ou qui de l’État ou du secteur privé doit prendre en charge sa satisfaction.

Agnes Heller établit une équivalence entre prendre « conscience de l’aliénation » et découvrir quels sont nos « besoins radicaux »47. On peut être aliéné sans le savoir. Le propre de l’aliénation est même de maintenir ceux qui en sont victimes dans la méconnaissance de leur condition. La littérature et le cinéma « dystopiques » renferment de nombreux exemples. 1984 de George Orwell (1949) et Matrix des Wachowski (1999) décrivent à un demi-siècle de distance des sociétés « totalitaires » dont les membres n’ont pas conscience de la servitude dans laquelle ils sont plongés. Dans les deux cas, il s’agit de métaphores de sociétés réellement existantes.

Une personne ou un groupe aliéné peut cependant se rendre compte de sa condition ou réaliser pleinement ce qu’il sentait confusément. Cette prise de conscience n’abolit pas l’aliénation sur le champ. Car celle-ci n’est pas seulement affaire de « conscience », mais aussi de structures sociales aliénantes. Elle déclenchera toutefois une lutte, conduisant à terme à la transformation de ces structures, et donc à la fin de l’aliénation. Elle suscitera dans le même mouvement l’élargissement du cercle de ceux qui ont conscience de l’aliénation.

Les besoins radicaux sont l’« opérateur » qui sous-tend ce processus. Ils sont rendus possibles par le capitalisme, mais ne sont pas satisfaits par lui. Si « la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs », comme le dit une célèbre formule du Manifeste communiste souvent mal comprise, c’est parce qu’il fait advenir cela même qui permet sa contestation : les besoins radicaux. Ces besoins n’ont certes pas « fossoyé » le capitalisme à ce jour, mais ils l’ont transformé, et le transformeront encore à l’avenir.

Les besoins qualitatifs évoluent historiquement. Marx appelle de ses vœux l’émergence d’une société « riche en besoins », ce qui signifie que des besoins qualitatifs nouveaux sont périodiquement créés. Encore les Grundrisse :

[…] la découverte, la création, la satisfaction de nouveaux besoins issus de la société elle-même ; la culture de toutes les qualités de l’homme social, pour la production d’un homme social ayant un maximum de besoins parce que riche de qualités et ouvert à tout – produit social le plus total et le plus universel qui soit possible (car, pour une jouissance multilatérale, il faut la capacité même de cette jouissance et donc un haut niveau culturel) –, tout cela est aussi bien une condition de la production fondée sur le capital48.

Voyager, par exemple, permet à l’individu de se cultiver et de s’ouvrir à l’altérité49. Jusqu’au milieu du XXe siècle, seules les élites voyagaient. On a assisté depuis à une démocratisation de cette pratique. Une manière de définir le progrès consiste à voir en lui la création de besoins toujours plus enrichissants et sophistiqués, accessibles au plus grand nombre. Ce processus ne suit pas une évolution linéaire. Il consiste en un élargissement et une diversification du spectre des besoins qualitatifs : « Plus une civilisation est riche, plus riches et divers seront les besoins des hommes », dit Gorz en écho à Marx50. La richesse qu’évoque Gorz ici n’est pas la valeur capitaliste. C’est une richesse « qualitative », mais qui est en partie rendue possible par la valeur, en même temps qu’elle est empêchée par elle.

Le problème est que des besoins néfastes, à la fois insoutenables et aliénants, apparaissent en cours de route. Le tourisme en avion low cost, celui qui se pratique avec les compagnies EasyJet ou Ryanair par exemple, contribue à la démocratisation du voyage, le rendant accessible aux classes populaires à bas revenu. La Direction générale de l’aviation civile a publié en 2014 une enquête consacrée à la situation du transport aérien51. Elle démontre que 71 % des Français ont déjà pris l’avion pour motifs personnels ou professionnels. En quarante ans, le nombre de passagers a été multiplié par dix. En 2013, les compagnies low cost ont vu leur clientèle progresser de plus de 9 %, elles représentent désormais près d’un quart du trafic aérien français.

Pourtant, le tourisme aérien low cost n’est pas soutenable en termes d’émissions de gaz à effet de serre52. Il détruit par ailleurs les équilibres des zones touristiques où les gens se déplacent en masse pour voir… d’autres touristes en train de regarder ce qu’il y a à voir. Une forme d’« inauthenticité » est de toute évidence à l’œuvre ici, même si elle s’accompagne parallèlement d’un élargissement de l’horizon culturel. C’est sur la base d’un tel constat qu’Ada Colau, la maire de Barcelone proche de Podemos, a déclenché dès son élection en 2015 une lutte contre les excès de l’industrie touristique dans sa ville53.

Voyager est devenu un besoin authentique. « Je hais les voyages et les explorateurs » : la célèbre ouverture de Tristes tropiques (1955) est une coquetterie prononcée par l’un des plus fins connaisseurs de la richesse et de la diversité des formes de vie humaines54. Cette connaissance, Claude Lévi-Strauss l’a accumulée en voyageant. Pourtant, il faudra inventer de nouvelles formes de voyage adaptées au monde de demain. La démocratisation du voyage est un acquis. Imaginer une démocratisation qui ne soit pas en même temps une standardisation, tel est le défi qui nous attend.

Si le progrès social induit parfois des effets pervers, des besoins néfastes à l’origine peuvent devenir soutenables avec le temps. Aujourd’hui, la possession d’un smartphone relève d’un besoin égoïste. Ces téléphones contiennent des « minerais de sang » : tungstène, tantale, étain et or notamment. Leur extraction occasionne des conflits armés et des pollutions graves pour la santé dans les régions où on les trouve. Ce n’est pourtant pas le smartphone comme tel qui est en question. Si un smartphone « équitable » voit le jour – le « fairphone » semble en être une préfiguration55 –, il n’y a pas de raison pour que cet objet soit banni des sociétés futures.

Ce d’autant plus que le smartphone a suscité des formes de sociabilité nouvelles, via l’accès continu aux réseaux sociaux qu’il permet ou à l’appareil photographique qu’il intègre. Cet appareil conduit son possesseur à « documenter » sa vie de manière originale56. Qu’il encourage le narcissisme ou donne lieu à des névroses chez certains utilisateurs est un fait. Mais cela n’est sans doute pas inévitable. En ce sens, il n’est pas exclu que le smartphone (certains de ses usages) se transforme progressivement en besoin qualitatif, comme le voyage avant lui. Un espace conflictuel s’ouvrira alors, qui opposera les usages progressistes aux usages aliénants de ce dispositif technique.

Marx avait pleinement conscience de cette dialectique de l’usage et des besoins. La notion de besoin est présente dès les premières lignes du Capital, ce qui montre sa centralité dans sa réflexion :

La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une « immense accumulation de marchandises ». L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches. La marchandise est d’abord un objet extérieur, une chose qui par ses propriétés satisfait des besoins humains de n’importe quelle espèce. Que ces besoins aient pour origine l’estomac ou la fantaisie, leur nature ne change rien à l’affaire57.

Toute marchandise mène une double vie. La « valeur d’échange », ou « valeur proprement dite », désigne les proportions dans lesquelles les marchandises s’échangent entre elles. Elle renvoie à la dimension quantitative de la marchandise. En dernière instance, elle est déterminée par le temps de travail « socialement nécessaire » à sa production.

La « valeur d’usage » renvoie au contraire à la dimension qualitative de la marchandise. Un usage est toujours singulier, c’est mon usage ou le tien. Bien sûr, les usages peuvent se ressembler. Notre usage de ce morceau de viande est que nous le mangeons. Il s’agit malgré tout de deux actes séparés. Surtout, tout usage répond à un besoin, « que ce besoin ait pour origine l’estomac ou la fantaisie ». Si toute marchandise a une valeur d’usage et que tout usage répond à un besoin, c’est que le besoin est le fondement de la marchandise. Il n’y a pas en ce sens de marchandise sans besoin58.

Que toute marchandise repose sur un besoin ne garantit pas l’authenticité du besoin sous-jacent. Une marchandise, on l’a vu, peut créer artificiellement le besoin qu’elle va assouvir. La production crée le consommateur. Cela ne signifie pas que tout nouveau besoin est forcément néfaste. Cela implique que, afin d’être soutenable et bénéfique, il devra être arraché à l’emprise du capital, de la logique productiviste et consumériste qui le caractérise. Toute critique de la marchandise commence donc par une critique du besoin qu’elle prétend assouvir. C’est à une telle critique que ce livre voudrait inviter.

Le sceau de l’espèce

Les besoins radicaux reposent sur un second paradoxe. Au plan collectif, ils ne cessent d’évoluer et de s’enrichir. Mais, à l’échelle individuelle, on assiste à un appauvrissement des besoins et des manières de les satisfaire. Ceci se constate tout particulièrement au sein des classes populaires, mais également chez les dominants. « La richesse de l’espèce et la pauvreté de l’individu se conditionnent réciproquement et se reproduisent l’une sur l’autre », dit Heller pour décrire ce paradoxe59.

Comment l’expliquer ? Le degré de sophistication des besoins dépend d’abord du temps dont dispose la personne pour les cultiver. Moins on a de temps, plus les besoins sont frustes. Plus on succombera également à des besoins « formatés ». Or, en régime capitaliste, l’individu – subalterne en particulier – consacre l’essentiel de son énergie au travail. Dans les pays de l’OCDE, un salarié y passe en moyenne 40 % de son temps60. Le reste inclut le sommeil et les repas, c’est-à-dire la satisfaction des besoins vitaux. Il a donc peu de temps pour faire de ses besoins un véritable enjeu. Au facteur temps s’ajoute l’épuisement. Une journée dédiée à la production de valeur réduit d’autant la part d’énergie et d’attention disponible pour développer des besoins sophistiqués, par exemple dans le domaine de la culture ou de la sexualité61.

C’est la raison pour laquelle la réduction du temps de travail est une mesure centrale dans la théorie critique des besoins. Gorz est un des premiers théoriciens de la réduction du temps de travail, et également du revenu garanti. Cette réduction permettra non seulement de partager le travail équitablement, de sorte que tout le monde puisse en assumer sa part, une part de ce fait considérablement réduite pour chacun. Elle libérera également du temps afin que les individus puissent prendre soin d’eux-mêmes. Le temps libre deviendra alors, comme dit Marx, la « mesure de la richesse », une richesse affranchie de la valeur62.

Une dynamique de dépassement du capitalisme sera par là même enclenchée. Dans ce système, la durée du travail peut être réduite, mais jusqu’à un certain point seulement. Elle peut diminuer à mesure que la productivité augmente, mais guère davantage. Une réduction substantielle du temps de travail, de nature à changer vraiment la donne en matière d’émancipation des besoins, suppose de penser la transition vers un autre système. La « singularisation » des besoins, leur affranchissement de la logique homogénéisatrice du capital, bénéficiera de cette transition et la favorisera en retour.

La standardisation de la production est un deuxième facteur qui explique l’appauvrissement ou la trivialisation des besoins individuels en régime capitaliste : les mêmes marchandises sont produites en quantités toujours plus importantes. Cette standardisation répond notamment à la nécessité de baisser les coûts de production, en réalisant des économies d’échelle. C’est un facteur central dans l’émergence de la « société de consommation », même si son histoire remonte au XIXe siècle63. L’invention du container, la « containérisation » qui a rendu possible la mondialisation du capital en diminuant les coûts de transport, a encore accentué cette tendance dans le dernier tiers du XXe siècle64. La standardisation, il est vrai, cohabite avec un renouvellement constant des marchandises. Mais l’iPhone 7 est-il bien une nouvelle marchandise comparé à l’iPhone 6 ? Il s’agit en réalité du même objet accompagné de quelques fonctionnalités nouvelles, d’un design différent, dont certains défauts ont été corrigés.

Cette standardisation influe sur les modes de consommation, sur la définition des besoins et des manières de les satisfaire. Le consommateur consomme ce à quoi il a accès, à savoir des marchandises standardisées. Des formes de consommation alternatives ou « engagées » existent, mais demeurent marginales65. Chaque individu est susceptible de faire un usage singulier de son iPhone. C’est pourtant le même iPhone, présent aux quatre coins de la planète. Les usages tendent par conséquent à se ressembler. La production crée le consommateur. Or, la production étant standardisée, le consommateur l’est également.

Dès lors que la société a rompu avec le productivisme, la standardisation des marchandises cesse d’être une nécessité. Les besoins tendront alors à s’autonomiser. Ceci ne signifie pas qu’ils n’auront aucune limite, que tout besoin pourra être satisfait. Mais leur limite sera fixée par d’autres besoins, par le libre jeu des besoins et non par des normes de production. Ce libre jeu prendra place au sein de chaque personne et également entre elles. Il sera également déterminé par les règles de consommation que la société se sera démocratiquement données.

La rotation rapide des marchandises du fait des nécessités de la production explique l’insatisfaction chronique du consommateur. Paradoxalement, cette insatisfaction peut résulter à la fois d’un manque et d’un excès de l’objet concerné. C’est ce que Sartre ne voit pas encore clairement en 1960, lorsqu’il publie la Critique de la raison dialectique. La société de consommation ne fonctionnait pas encore à l’époque à pleine puissance. Pour Sartre, le besoin découle d’un manque. Or chacun sait désormais qu’il peut aussi résulter d’un trop-plein de marchandises.

Tout l’enjeu, dit Gorz, est de parvenir à instaurer une « norme du suffisant66 ». Cette norme existait dans les temps précapitalistes67. Le capitalisme l’a toutefois remplacée par la norme du « toujours plus ». La « norme du suffisant » concerne uniquement les biens matériels. Car, en matière de besoins « qualitatifs », c’est au contraire un principe d’expérimentation qui est de mise. Les deux sont liés : dès lors que la satisfaction des besoins matériels cesse d’être centrale dans la vie des individus, ceux-ci peuvent cultiver librement d’autres types de besoins.

On a beaucoup critiqué Marx et les marxistes pour leur productivisme. La société d’abondance qu’ils promettent, celle qui doit succéder au capitalisme, est souvent présentée comme supposant une croissance indéfinie des forces productives. Et, en effet, dans la Critique du programme de Gotha, Marx écrit :

Quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins68.

Mais ce que beaucoup de commentateurs n’ont pas vu, c’est que le concept d’abondance chez Marx n’est pas défini seulement du côté de l’offre. Il l’est aussi du côté de la demande ou de l’usage : « Qu’est-ce qui met le comble à l’embarras de M. Proudhon ? C’est qu’il a tout simplement oublié la demande, et qu’une chose ne saurait être rare ou abondante qu’autant qu’elle est demandée », lit-on par exemple dans Misère de la philosophie, sa querelle avec le fondateur de l’anarchisme moderne69. Pour Marx, il n’y a en dernière instance d’utilité que pour un consommateur, donc l’abondance et la rareté sont relatives. Autrement dit, l’abondance suppose la sobriété, un principe d’autolimitation de la production plutôt qu’un développement sans limite des forces productives. C’est tout le sens de la formule « à chacun selon ses besoins » : dans la société postcapitaliste, les vrais besoins seront la mesure de ce qui est produit et consommé.

Que la « richesse de l’espèce » en matière de besoins s’accompagne d’une « pauvreté de l’individu » est enfin dû à la division du travail. La division du travail existe sous des formes diverses dans toutes les sociétés humaines. Ce qui caractérise la division capitaliste du travail, c’est qu’elle trouve son fondement dans la division entre le travail manuel et le travail intellectuel70. Le capitalisme assigne durablement certains individus (une majorité) au premier, et d’autres (une minorité) au second. Toutes choses égales par ailleurs, cette division est supposée accroître la productivité. L’informatisation du travail à l’œuvre depuis trois décennies ne remet pas fondamentalement en cause ce principe. Elle a suscité une prolifération des tâches répétitives, comme la saisie et la gestion de données numériques « massives », qui ne favorisent en rien la créativité. David Graeber a qualifié de bullshit jobs71 ces emplois inutiles à l’ère du numérique.

Gorz est le grand penseur des effets politiques de la division du travail. Cette division implique que l’individu est confiné dans un ensemble limité de tâches productives tout au long de sa vie. Du fait de la centralité du travail dans les sociétés capitalistes, elle rejaillit sur tous les aspects de son existence. Si votre emploi est abrutissant, ou s’il vous laisse peu de temps et d’énergie pour vous cultiver, les conséquences se feront ressentir dans votre vie amicale et amoureuse, qui sera amputée de certaines de ses potentialités.

Les reconversions professionnelles existent, qui permettent sans doute d’élargir l’horizon. En France, dans la période 1982-2009, elles concernent 7,4 % des salariés72. Mais, d’une part, on peut changer d’emploi sans changer de métier, ou en exerçant un métier et donc des compétences très proches du précédent, et, d’autre part, ces reconversions sont d’autant plus faibles que le métier exercé est spécialisé. Nombre d’entre elles concernent des emplois administratifs que l’on retrouve dans tous les secteurs d’activité : comptabilité et informatique, par exemple. De fortes inégalités peuvent également être constatées entre professions, les reconversions étant davantage le fait de cadres que des ouvriers.

La division capitaliste du travail s’accompagne d’une déqualification tendancielle du travail73. Non que les salariés n’emploient pas leur intelligence. Sans leurs savoirs et leur savoir-faire, la production pourrait difficilement aller de l’avant. Quel que soit le domaine, elle est sujette à des pannes et des anomalies, que les travailleurs s’empressent de réparer sur le tas74. Il n’en reste pas moins que la déqualification limite l’activité intellectuelle des salariés, en particulier ceux qui se situent en bas de l’échelle sociale.

Le communisme n’abolira pas toute division du travail. Il faudra toujours des médecins et des violonistes, et, pour cela, des formes de spécialisation seront incontournables. Ce passage célèbre de L’Idéologie allemande constitue en ce sens une très nette exagération :

Dans la société communiste […], personne n’est enfermé dans un cercle exclusif d’activités et chacun peut se former dans n’importe quelle branche de son choix ; c’est la société qui règle la production générale et qui me permet ainsi de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique75.

De deux choses l’une : ou bien Marx propose d’en revenir aux sociétés de chasseurs-cueilleurs, la chasse et la cueillette étant des activités requérant peu de spécialisation, qui permettront par conséquent une diversification maximale de l’activité. Mais cet objectif est contradictoire avec le fait que la diversification des fonctions sociales est faible dans ces sociétés, puisque la division du travail est justement peu développée. Ou alors les sociétés communistes seront des sociétés complexes du point de vue de leurs structures sociales, impliquant une division du travail avancée. Dans ce cas, il est peu probable que le spectre des activités accessibles à un individu donné soit aussi large que le suggère Marx.

Dans ce passage, Marx veut simplement dire ceci : dans le communisme, la division entre le travail manuel et le travail intellectuel sera relativisée, si ce n’est abolie. L’humanité se sera libérée du productivisme, de la nécessité pour les acteurs économiques de produire toujours davantage pour survivre dans un environnement concurrentiel. De ce fait, la séparation entre travail manuel et intellectuel perdra sa centralité. Pas de productivisme, pas de division durable entre les deux.

L’abolition de cette division aura un impact sur les besoins. Dans les sociétés communistes, on assistera à une « intellectualisation » des besoins. Les besoins matériels étant satisfaits, le travail « socialement nécessaire » étant réduit à son strict minimum, les individus auront tout loisir de réfléchir à leurs besoins qualitatifs et à des manières novatrices de les satisfaire. Le paradoxe qui veut que l’espèce soit riche et l’individu pauvre en besoins se dissipera.

Tous les besoins, dit Heller, porteront alors le « sceau de l’espèce76 ». Dans une formule profonde, la philosophe définit le communisme comme la « société de l’espèce en soi ». Chaque individu pourra expérimenter une part significative des besoins développés par l’espèce. Ceux-ci seront comme une palette de couleurs sur laquelle l’individu choisira et à laquelle il contribuera en retour. À la suite de Marx, Heller utilise l’activité artistique comme modèle pour penser la condition de l’individu dans le communisme. L’art est synonyme de créativité et d’autonomie. Il permet ainsi de concevoir une révolution permanente dans le domaine des besoins. Une idée qui vient de loin : « Les vrais besoins n’ont jamais d’excès », dit Rousseau dans La Nouvelle Héloïse77.

1. De fait, l’éclipse du marxisme a principalement concerné ses bases historiques en Europe continentale : l’Allemagne, la France, l’Italie. Dans les zones d’influence anglo-américaines, en Amérique latine et en Asie, le marxisme – les « mille marxismes » dont parlait Henri Lefebvre – a connu un âge d’or dans les années 1980 et 1990. Voir Razmig KEUCHEYAN, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Zones, Paris, 2013, nouv. éd., chap. 1.

2. Voir Antonio GRAMSCI, Guerre de mouvement et guerre de position, op. cit., et Nicos POULANTZAS, L’État, le pouvoir, le socialisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2013 [1978].

3. Pour un aperçu de ces recherches, voir le site de l’International Gramsci Society, www.internationalgramscisociety.org.

4. Voir Willy GIANINAZZI, André Gorz. Une vie, La Découverte, Paris, 2016.

5. Voir le numéro des Temps modernes consacré à cette école, août-septembre 1974, p. 337-338, ainsi que Peter BEILHARZ, « Agnes Heller : from Marx to the dictatorship over needs », Revue internationale de philosophie, vol. 273, no 3, 2015.

6. Voir André GORZ, Stratégie ouvrière et néocapitalisme, Seuil, Paris, 1964, et Agnes HELLER, La Théorie des besoins chez Marx, 10/18, Paris, 1978.

7. Voir Alain TESTART, Avant l’histoire. L’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac, Gallimard, Paris, 2012. Depuis la parution en 1972 de l’ouvrage Âge de pierre, âge d’abondance de Marshall Sahlins, déterminer dans quelle mesure les sociétés « primitives » étaient des sociétés d’abondance ou de pénurie a fait l’objet de nombreux débats. Pour une discussion récente, voir James SUZMAN, Affluence Without Abundance. The Disappearing World of the Bushmen, Bloomsbury, New York, 2017.

8. Voir Michael ELLMAN, « L’ascension et la chute de la planification socialiste », in Bernard CHAVANCE et al., Capitalisme et socialisme en perspective. Évolution et transformation des systèmes économiques, La Découverte, Paris, 1999.

9. La Hongrie des années 1960 et 1970 accorde une certaine place au marché, mais les problèmes structurels que rencontrent les économies de l’Est s’y manifestent malgré tout. Voir Xavier RICHET, « Hongrie : réformes et transition vers l’économie de marché », Revue française d’économie, vol. 5, no 1, 1990.

10. Pour une version de cet argument, voir Daniel TANURO, L’Impossible Capitalisme vert, La Découverte, Paris, 2015, chap. 10.

11. Voir Randy MARTIN, Financialization of Daily Life, Temple University Press, Philadelphie, 2002.

12. Voir Serge LATOUCHE, Bon pour la casse. Les déraisons de l’obsolescence programmée, Les liens qui libèrent, Paris, 2015.

13. Voir Pierre NORA, « Aliénation », in Anne SIMONIN et Hélène CLASTRES (dir.), Les Idées en France (1945-1988), Gallimard, Paris, 1989, p. 493.

14. Voir Stéphane HABER, L’Aliénation. Vie sociale et expérience de la dépossession, PUF, Paris, 2007.

15. Voir Stephen MCLEOD, « Absolute biological needs », Bioethics, vol. 28, no 6, 2014.

16. Voir Francis FUKUYAMA, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, Paris, 2009, et Marcel GAUCHET, L’Avènement de la démocratie, tome IV, Le Nouveau Monde, Gallimard, Paris, 2017.

17. Ces chiffres sont disponibles sur le site du Programme alimentaire mondial, https://fr.wfp.org/faim/faits-et-chiffres.

18. « Une personne précaire sur deux ne mange pas à sa faim en France », Libération, 12 juin 2014.

19. Voir Paul C. WEST et al., « Leverage points for improving global food security and the environment », Science, vol. 345, no 6194, 2014.

20. Voir « Pollution : 300 millions d’enfants dans le monde respirent de l’air toxique », Le Monde, 31 octobre 2016.

21. Voir AGENCE NATIONALE DE LA SANTÉ PUBLIQUE, « Impacts sanitaires de la pollution de l’air en France : nouvelles données et perspectives », rapport, 21 juin 2016.

22. James OCONNOR, The Fiscal Crisis of the State, op. cit.

23. Voir Dana SIMMONS, Vital Minimum. Needs, Science, and Politics in Modern France, Chicago University Press, Chicago, 2015.

24. Voir Florence JANY-CATRICE, « Conflicts in the calculation and use of the price index : the case of France », Cambridge Journal of Economics, vol. 42, no 4, 2018.

25. Agnes HELLER, La Théorie des besoins chez Marx, op. cit., p. 49-50.

26. Voir Ian HACKING, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, La Découverte, Paris, 2001.

27. Voir Razmig KEUCHEYAN, La nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, Zones, Paris, 2014, chap. 1.

28. Voir Nicolas HERPIN, Sociologie de la consommation, La Découverte, « Repères », Paris, 2018, 3éd., chap. 2.

29. Voir Donald W. BLACK, « A review of compulsive buying disorder », World Psychiatry, vol. 6, no 1, 2007, p. 15.

30. Voir Karl MARX, Manuscrits de 1857-1858, dits « Grundrisse », Éditions sociales, Paris, 2018, p. 48.

31. Idem.

32. Définir le concept de production chez Marx supposerait de longs développements. Je renvoie pour une introduction à l’article que lui consacre Jacques BIDET dans Georges LABICA et Gérard BENSUSSAN (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, PUF, Paris, 2001, p. 916-920.

33. Voir Norbert ELIAS, La Civilisation des mœurs, Pocket, Paris, 2003, chap. 4.

34. Voir A. B. BAKER, « Artificial respiration, the history of an idea », Medical History, vol. 15, no 4, 1971.

35. Voir David WIGGINS et Sira DERMEN, « Needs, need, needing », Journal of Medical Ethics, vol. 13, no 2, 1987.

36. Voir Rémy PAWIN, « La prise en compte du bien-être dans les sciences sociales : naissance et développement d’un champ de recherche », L’Année sociologique, vol. 64, no 2, 2014.

37. C’est l’article R 131-20 du code de la construction et de l’habitation, https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006074096&idArticle=LEGIARTI000006896423&dateTexte=&categorieLien=id.

38. Voir la version antérieure de l’article du code de la construction et de l’habitation, https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do;jsessionid=61274BF59CBE9C38154B5DA58E438E8C.tpdila14v_1?idArticle=LEGIARTI000006896420&cidTexte=LEGITEXT000006074096&categorieLien=id&dateTexte=19791022022.

39. Voir Jean GADREY et Florence JANY-CATRICE, Les Nouveaux Indicateurs de richesse, La Découverte, « Repères », Paris, 2016, 4éd.

40. Voir par exemple Martha NUSSBAUM, Creating Capabilities. The Human Development Approach, Harvard University Press, Cambridge, 2011.

41. Voir Jean-Paul SARTRE, Critique de la raison dialectique, Gallimard, Paris, 1960, p. 105.

42. Idem, p. 107.

43. Voir Elisabeth BUTTERFIELD, « Sartre and Marcuse on the relation between needs and normativity », Sartre Studies International, vol. 10, no 2, 2004.

44. Voir Göran THERBORN, « The rule of capital and the rise of democracy », New Left Review, vol. I, no 103, 1977, et Branko MILANOVIC, Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances, La Découverte, Paris, 2019.

45. Voir André GORZ, La Morale de l’histoire, Seuil, Paris, 1959, p. 235.

46. Voir le numéro de la revue Maghreb/Machrek intitulé « Agricultures du Maghreb/Machrek à l’épreuve de la crise alimentaire et des révolutions arabes », vol. 215, no 1, 2013.

47. Voir Agnes HELLER, La Théorie des besoins chez Marx, op. cit., p. 133.

48. Voir Karl MARX, Manuscrits de 1857-1858, dits « Grundrisse », op. cit., p. 370. Je souligne.

49. Georg Simmel a développé en 1908 une variante classique de cet argument dans sa « Digression sur l’étranger », in Yves GRAFMEYER et Isaac JOSEPH (dir.), L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Flammarion, Paris, 2009.

50. André GORZ, La Morale de l’histoire, op. cit., p. 234-235.

51. On trouvera ce rapport sur : https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/sites/default/files/EIAC%202013%20VF.pdf.

52. Voir Jens BORKEN-KLEEFELD, « Specific climate impact of passenger and freight transport », Environmental Science & Technology, vol. 44, no 15, 2015.

53. Voir « Barcelone : la nouvelle guerre au tourisme de masse », La Tribune, 11 août 2016.

54. Voir Claude LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques, Pocket, Paris, 2001. Pour une explication de cette phrase par Lévi-Strauss lui-même, voir l’archive audiovisuelle : www.ina.fr/video/I06298103.

55. Voir Clea CHAKRAVERTY, « Fairphone, vers un téléphone équitable, modulable, recyclable et… grand public ? », Basta !, 12 avril 2016.

56. Sur la diversité des usages des nouvelles technologies, voir Éric DAGIRAL et Olivier MARTIN (dir.), L’Ordinaire d’Internet. Le Web dans nos pratiques et relations sociales, Armand Colin, Paris, 2016.

57. Voir Karl MARX, Le Capital, Livre premier, op. cit., p. 39.

58. Voir Agnes HELLER, La Théorie des besoins chez Marx, op. cit., p. 37-38.

59. Ibid., p. 133.

60. Voir le Better Life Index développé par l’OCDE, www.oecdbetterlifeindex.org/.

61. Voir Philippe ZAWIEJA (dir.), Dictionnaire de la fatigue, Droz, Paris, 2016.

62. Voir sur ce point Michel HUSSON, « Communisme et temps libre », Critique communiste, no 152, 1998.

63. Voir Frank TRENTMANN, Empire of Things. How We Became a World of Consumers, From the Fifteenth Century to the Twenty-First, Allen Lane, Londres, 2016, chap. 5.

64. Voir Marc LEVINSON, The Box. How the Shipping Container Made the World Smaller and the World Economy Bigger, Princeton University Press, Princeton, 2008.

65. Voir Sophie DUBUISSON-QUELLIER, La Consommation engagée, Presses de Sciences Po, Paris, 2009.

66. Voir André GORZ, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation », Actuel Marx, no 12, 2semestre 1992, repris dans Ecologica, Galilée, Paris, 2008.

67. Parmi les nombreuses publications qui documentent ce constat, on lira par exemple Michael MERRILL, « Cash is good to eat : self-sufficiency and exchange in the rural economy of the United States », Radical History Review, no 13, 1977.

68. Voir Karl MARX, « Critique du programme de Gotha », in Karl MARX et Friedrich ENGELS, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 32.

69. Voir Karl MARX, Misère de la philosophie, Payot, Paris, 2002, p. 84. Voir aussi Jean-Yves LE BEC, « Abondance/Rareté », in Georges LABICA et Gérard BENSUSSAN (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, op. cit., p. 1-3.

70. Voir Ali RATTANSI, Marx and the Division of Labour, Macmillan, Londres, 1982.

71. Voir David GRAEBER, « On the phenomenon of bullshit jobs », Strike !, 17 août 2013. Cette notion désigne également chez Graeber les emplois non forcément répétitifs mais socialement nuisibles, comme celui de publicitaire.

72. Voir CONSEIL D’ORIENTATION POUR L’EMPLOI, « Les reconversions professionnelles », 26 septembre 2013, www.coe.gouv.fr/.

73. Une version classique de cette thèse est énoncée par Harry BRAVERMAN, Labor and Monopoly Capital, Free Press, New York, 1974.

74. Voir Patrick CHASKIEL, « Syndicalisme et risques industriels : avant et après la catastrophe de l’usine AZF de Toulouse (septembre 2001) », Sociologie du travail, vol. 49, no 2, 2007.

75. Voir Karl MARX et Friedrich ENGELS, L’Idéologie allemande, in Karl MARX, Œuvres. Philosophie, Gallimard, Paris, 1982, p. 1065.

76. Voir Agnes HELLER, La Théorie des besoins chez Marx, op. cit., p. 129. Sur la notion d’« espèce » chez Marx, voir aussi Norman GERAS, Marx and Human Nature. Refutation of a Legend, Verso, Londres, 1983.

77. Voir Jean-Jacques ROUSSEAU, La Nouvelle Héloïse, Le Livre de Poche, « Classiques », Paris, 2002, p. 614.

2. DÉPRIVATION

Biocapitalisme

La formulation de la théorie critique des besoins par André Gorz et Agnes Heller remonte à plus d’un demi-siècle. Depuis, la dialectique des besoins radicaux, fondée sur ces deux paradoxes, n’a cessé d’évoluer. C’est ce que montrent la pollution lumineuse et le mouvement contre la « perte de la nuit » auquel elle a donné lieu. Si Gorz et Heller élaborent leurs idées dans une société où le problème du « gaspillage », de ce qui est produit sans nécessité, devient central, la pollution lumineuse est un symptôme d’une nouvelle phase dans l’histoire de l’aliénation et des destructions environnementales, de leur aggravation simultanée. Cette étape, c’est celle de la déprivation.

L’accumulation du capital s’enracine aujourd’hui dans la vie. Soit que celle-ci engendre directement de la valeur, via la marchandisation de la santé (ou de la maladie), du service à la personne ou de l’attention1. Soit qu’elle subisse indirectement les effets de l’accumulation, en « victime collatérale ». « Biocapitalisme » est un concept parfois employé pour désigner cette tendance2. L’exploitation de la vie, de la nature en général, par le capitalisme n’est pas nouvelle. Exploiter le travail, c’est exploiter la physiologie humaine, comme le signalait déjà Marx dans ce passage du livre I du Capital :

[…] si variés que puissent être les travaux utiles ou les activités productives, c’est une vérité physiologique qu’ils sont avant tout des fonctions de l’organisme humain, et que toute fonction pareille, quels que soient son contenu et sa forme, est essentiellement une dépense du cerveau, des nerfs, des muscles, des organes, des sens, etc. de l’être humain3.

Le capital a depuis toujours pour condition la vie. C’est elle qui, en dernière instance, engendre de la plus-value. Mais l’emprise du capital sur le vivant s’accroît avec le temps, franchissant périodiquement des seuils, subissant des changements qualitatifs. Ainsi, aujourd’hui, le capitalisme colonise le « monde vécu4 ». Sont exploités non seulement le travail proprement dit, avec son soubassement physiologique, mais encore les facultés cognitives, langagières et même affectives de l’individu. La subjectivité et la coopération ne sont plus seulement des conditions ou des instruments de l’accumulation. Elles deviennent des sources de valeur, dont le capital tire profit.

La première conséquence de cette subsomption grandissante de la vie par le capital est que la distinction entre le travail et le hors-travail est relativisée, si ce n’est abolie. De tout temps, l’exploitation a influé sur les différents aspects de l’existence des salariés, sur le lieu de travail et en dehors. Mais, dès lors que le langage et les affects deviennent sources de valeur, comme lorsqu’une auxiliaire de vie prodigue des soins quotidiens à une personne âgée à son domicile ou que l’employé d’un call center cherche à convaincre son interlocuteur d’acheter un abonnement à Internet, c’est la vie elle-même, certains fondements de la sociabilité qui sont mis au travail. Soigner fait intervenir des émotions, convaincre passe par le langage. Or ces fondements débordent les frontières de l’entreprise traditionnellement définie. Il s’agit de compétences développées dès la naissance et dans des sphères sociales diverses.

Cette relativisation de la distinction entre travail et hors-travail soulève un problème de mesure du temps de travail, et par là même de mesure de la valeur. Si la valeur d’une marchandise est fonction du temps de travail « socialement nécessaire », qu’arrive-t-il lorsque ce temps se confond avec la vie elle-même, lorsque la valeur mobilise des facultés génériques de l’existence humaine ? Comment, dans ces conditions, mesurer le « temps de travail » et par conséquent la valeur ? À l’ère du biocapitalisme, cette mesure entre en crise. C’est l’un des arguments en faveur du revenu garanti, à partir du présupposé que, dans le capitalisme actuel, quantifier le temps de travail et lui faire correspondre un salaire devient difficile, voire impossible5.

La subsomption de la vie par le capital a une seconde conséquence : la personne elle-même devient une marchandise. Au sein du capitalisme historique, la marchandise est un objet, « une chose qui par ses propriétés satisfait des besoins humains de n’importe quelle espèce », comme dit Marx dans un passage cité ci-dessus. Cet objet se caractérise notamment par sa sérialité (il est produit en grand nombre), sa standardisation (il est assemblé à partir de composants identiques) et la spécialisation des gestes productifs6. La marchandise traditionnellement conçue est produite dans le cadre d’une organisation du travail qui divise et hiérarchise la conception (travail intellectuel) et l’exécution (travail manuel). Le « fordisme » est l’une des déclinaisons historiques de cette organisation du travail.

Dans le cadre du biocapitalisme, la marchandise cesse d’être uniquement une entité séparée de la personne. L’individu lui-même, son corps, sa subjectivité, sa sociabilité se transforment en marchandises. Le fordisme n’a pas disparu, tant s’en faut7. Ses variantes contemporaines continuent à dominer à l’échelle du monde, et même au sein des pays anciennement capitalistes, il demeure prégnant. Mais il cohabite désormais avec des formes émergentes de marchandises, pour lesquelles la distinction entre l’objet et la personne qui le consomme est plus difficile à établir. Les « technologies de soi » visant à améliorer les performances de l’individu (coaching, nutritionnisme), à prolonger sa durée de vie, à lui éviter certaines pathologies, la montée en puissance de l’autoentrepreneuriat ou encore le « travail numérique » (digital labor), par lequel les grandes firmes du numérique – les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) – captent et valorisent l’activité des usagers d’Internet8, en sont des manifestations.

Le biocapitalisme s’accompagne de processus d’automarchandisation9. Par-delà leur diversité, c’est le point commun de ces différentes tendances. Ces processus modifient la nature de la consommation, la marchandise n’étant plus seulement un objet « extérieur ». Dans certains cas, l’individu et l’objet consommé ne se font plus face, mais se confondent. Dans d’autres, c’est l’interaction sociale elle-même qui est l’objet consommé. Comme le dit Pierre Veltz, dans ce cas, « l’enjeu productif est la réussite d’une relation10 ».

La pollution lumineuse est symptomatique de cet enracinement grandissant du capitalisme dans la vie. Elle affecte, on l’a vu, l’endormissement, l’attention, l’appétit, la pression artérielle ou encore la probabilité d’être victime d’un cancer. Elle dérègle, par son action sur certaines hormones, les cycles et les rythmes qui sous-tendent le fonctionnement de l’organisme, chez l’homme et l’animal. Elle atteint, en somme, certains besoins biologiques absolus.

Paradoxalement, des besoins comme se nourrir ou se protéger du froid, qui représentaient un enjeu de survie pour nos ancêtres, tendent à être satisfaits aujourd’hui, pour d’importants secteurs de la population à tout le moins, tandis que d’autres besoins biologiques, plus « microscopiques », autrefois préservés de l’intrusion du capital, tendent à la subir. On assiste à une biologisation du capitalisme. L’étape la plus récente de cette tendance a pour nom gene editing, ou « édition génomique », qui consiste en des « copier-coller » du code génétique d’organismes à des fins thérapeutiques ou pour améliorer le rendement de certaines cultures11. Les multinationales pharmaceutiques sont à l’affût, cherchant à capitaliser sur cette innovation. Que la valeur s’ancre désormais dans la vie implique en retour que les effets négatifs de l’accumulation se font ressentir sur les processus biochimiques qui la rendent possible.

Cosmocapitalisme

À l’autre bout de l’échelle, « macroscopique » cette fois-ci, la pollution lumineuse revêt une dimension cosmique. L’obscurité est devenue un bien rare, dont nombre d’êtres humains de par le monde sont progressivement privés. Comme dans la nouvelle d’Isaac Asimov, la nuit intégrale, le ciel étoilé disparaissent comme expérience primordiale. L’avancée de l’éclairage artificiel au cours du XXe siècle a été implacable. Elle continue à l’être. Quand Gorz et Heller écrivent, dans les années 1960, la crise environnementale n’atteint pas un tel degré. Elle n’altère pas à ce point le « monde vécu ».

Ainsi, la biologisation du capitalisme s’accompagne de sa cosmologisation. Dans leur ouvrage Commun, Pierre Dardot et Christian Laval introduisent l’expression de « cosmocapitalisme » :

Nous sommes à l’époque du cosmocapitalisme, dans lequel, bien au-delà de la sphère du travail, les institutions, les activités, les temps de vie sont soumis à une logique normative générale qui les refaçonne et les réoriente selon les buts et les rythmes de l’accumulation du capital12.

La notion de cosmocapitalisme renvoie à l’idée que le capitalisme assujettit à sa logique l’ensemble des sphères de l’existence, c’est-à-dire en dernière instance le monde (« cosmos ») lui-même. Ses effets ne sont plus confinés à la sphère du travail, ils contaminent l’univers. Il se peut – mais Dardot et Laval ne le disent pas – que ce concept soit inspiré de ce passage du Manifeste communiste :

Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. […] Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à son image13.

Se façonner un monde à son image : c’est l’aboutissement de la dynamique du capitalisme. Chez Dardot et Laval, l’usage du terme « cosmocapitalisme » demeure toutefois métaphorique. Dans leur acception, le capitalisme ne produit pas réellement un monde nouveau. Il soumet à la « logique normative » néolibérale le monde tel qu’il est.

Or le phénomène de la pollution lumineuse montre que l’expression « cosmocapitalisme » doit être entendue littéralement. Le cosmos lui-même, de même que l’expérience qu’en font les humains, est désormais endommagé par la dynamique du capitalisme. Il suffit pour s’en convaincre de tourner les pages de l’Atlas mondial de la luminosité artificielle nocturne. Par l’entremise des photographies satellitaires de ciels nocturnes saturés de lumière qu’il renferme, cet atlas documente la progression du cosmocapitalisme. Celle-ci est visible.

Mouvements de désaliénation

À l’origine, l’obscurité et le ciel étoilé ne sont pas des biens rares. Il n’y a pas si longtemps, ils existaient en abondance. L’obscurité n’est à vrai dire pas même un « bien », au sens d’une entité dont il existerait des quantités plus ou moins importantes dans le monde et que les individus ou classes sociales pourraient s’approprier ou se partager. Son ontologie est d’un autre ordre. Elle est immatérielle et elle renvoie à une absence – de visibilité, de stimuli plus généralement – plutôt qu’à une présence14. De surcroît, elle est « non rivale », au sens où le fait que j’en bénéficie n’empêche pas que d’autres en profitent également. La « nocturnité » est en ce sens une expérience ou une condition plutôt qu’un bien.

Pourtant, du fait de la pollution lumineuse, l’obscurité s’est transformée en bien à préserver. Plus précisément, elle s’est transformée en bien rare, et qui le devient de plus en plus à mesure que l’éclairage artificiel poursuit son avancée. Cette raréfaction a donné lieu à l’émergence d’un nouveau besoin : le besoin d’obscurité. Celui-ci ne découle pas d’une rareté originelle. Il procède de l’appauvrissement au fil du temps d’une expérience, celle de l’obscurité, et de ses effets sur l’organisme et le « monde vécu ». Il est indissociablement biologique et qualitatif.

Le fait qu’elle affecte la vie, ainsi que l’expérience du monde qui nous entoure, a transformé la pollution lumineuse en levier de mobilisations collectives. Il l’a constituée en objet de luttes pour la désaliénation. Les deux dimensions du problème, « microscopique » et « macroscopique », sont présentes dès le départ dans les arguments mis en avant par le mouvement pour le « droit à l’obscurité » : la critique des méfaits de la lumière artificielle sur la mécanique du vivant (biocapitalisme) et celle de l’altération du rapport au monde des êtres humains (cosmocapitalisme). Les mouvements sociaux sont souvent en avance sur les théoriciens, qui feraient bien d’être plus attentifs à ce qu’ils disent.

Le premier paradoxe des besoins radicaux indiquait que, à mesure qu’il se développait, le capitalisme satisfaisait une part significative des besoins matériels et faisait advenir des besoins qualitatifs, qu’il ne pouvait cependant assouvir. Ce schéma doit à présent être complété. Devenu bio- et cosmocapitalisme, ce système économique transforme parallèlement en biens rares des ressources jusque-là abondantes, ou qui se situaient par-delà la rareté et l’abondance. Cette rareté artificielle, ce sont les classes populaires qui en souffrent d’abord, les effets de la crise environnementale étant (très) inégalement ressentis selon l’appartenance sociale15. Mais tout le monde est affecté dans une certaine mesure. Ceci donne lieu à des luttes nouvelles, qui visent à protéger la vie et le monde vécu de l’intrusion du capital. Ces luttes prennent la forme de revendications pour la satisfaction de besoins inédits, qui s’expriment souvent dans le vocabulaire des « droits », en l’occurrence le « droit à l’obscurité ».

Qu’en est-il du second paradoxe, qui voulait que la richesse croissante de l’espèce en matière de besoins s’accompagne de leur détérioration au niveau des individus ? Alors que le bio- et le cosmocapitalisme altèrent certains fondements de la condition humaine, le problème n’est plus seulement, comme à l’époque de Gorz et Heller, la « pauvreté de l’individu » comparée à la « richesse de l’espèce » en matière de besoins. Dans le bio- et cosmocapitalisme, l’espèce elle-même menace de s’appauvrir.

Avec l’approfondissement de la crise environnementale, des mouvements sociaux apparaissent, qui combattent cette tendance. De leur issue dépend la poursuite de la diversification des besoins ou, au contraire, leur rétrécissement. Luc Boltanski et Ève Chiapello affirment que chaque étape de l’histoire du capitalisme engendre ses propres formes de luttes16. Le parti ouvrier de masse des deux premiers tiers du XXe siècle ressemble à s’y méprendre à l’usine fordiste, le mouvement altermondialiste des années 1990 à l’entreprise en réseaux postfordiste. Si tel est le cas, le mouvement pour le « droit à l’obscurité » doit être considéré comme spécifique au bio- et au cosmocapitalisme. Il est partie prenante d’un ensemble de mobilisations en faveur de la désaliénation.

L’aliénation comme déprivation

Cette imbrication des dimensions biologique et cosmique du capitalisme contemporain débouche sur une nouvelle approche de l’aliénation et, par là même, de la désaliénation. L’aliénation n’est pas un phénomène anhistorique. Ses configurations mutent en même temps que le capitalisme, mais les nouvelles formes d’aliénation ne chassent pas les anciennes. Elles viennent s’ajouter à elles et les aggravent. Ainsi se combinent aujourd’hui des atteintes portées en même temps à la vie et au monde vécu sur des modes à la fois « microscopique » et « macroscopique ».

Dans ce contexte, désaliénation signifie : constituer ce que le capitalisme a endommagé en objet de revendication politique. Souvent, cela suppose d’invoquer contre le présent un passé où l’aliénation était moins avancée. Ceci ne fait pas pour autant des combats pour la désaliénation des mouvements « passéistes ». En érigeant la désaliénation en nouveau besoin, les mouvements qui luttent en sa faveur redéfinissent le « sceau de l’espèce », soit l’ensemble des besoins qualitatifs qui doivent être satisfaits en vue d’une vie bonne. Ce sceau évolue, il n’est pas le même à chaque époque.

On l’a dit, l’aliénation ne se comprend que par rapport à un état de référence dont elle est la négation et que l’on aspire à faire advenir ou ré-advenir. Appelons cet état vie non aliénée. Des mouvements tels que ceux pour le droit à l’obscurité posent aujourd’hui la question des conditions de possibilité d’une vie de ce genre.

La déprivation est une composante fondamentale de l’aliénation aujourd’hui. Ce concept caractérise le mieux la nouvelle étape du capitalisme dans laquelle nous sommes entrés, car il établit un lien entre aliénation et crise environnementale. Déprivation : non la simple privation, c’est-à-dire la non-satisfaction d’un besoin (essentiel ou accessoire), mais la non-satisfaction nouvelle d’un besoin qui autrefois l’était. Ce n’est pas la même chose : dans la déprivation, la mémoire de la satisfaction passée continue à hanter la personne, à la manière d’un spectre.

Chez Marx, dans les Manuscrits de 1844 en particulier, l’idée que le capitalisme suscite une distanciation croissante de l’homme et de la nature est présente17. C’est selon lui l’une des causes de l’aliénation. Cependant, on ne trouve pas chez Marx – et chez Gorz et Heller pas davantage – de concept de déprivation, qui expliquerait la façon dont un besoin autrefois satisfait revient hanter le présent. Et comment le manque devient une expérience individuelle et collective.

La déprivation doit être distinguée de ce que David Harvey appelle « dépossession », plus exactement « accumulation par dépossession18 ». Cette expression désigne les cas où un secteur non capitaliste de la société est transformé plus ou moins brutalement en secteur capitaliste. Ceci suppose une « dépossession » des populations car la logique privée du marché chasse le mode d’organisation antérieur, généralement plus « collectif ». La privatisation des services publics en est un exemple. Dans ce cas, une sphère jusque-là protégée de la concurrence par l’État – l’école, la santé, l’énergie – est ouverte au capital. La communauté des citoyens est alors « dépossédée » au profit d’entreprises privées.

La déprivation, c’est autre chose. Le psychanalyste Donald Winnicott a introduit cette notion à propos de certains problèmes comportementaux chez l’enfant. Il publie en 1956 un texte fascinant intitulé « La tendance antisociale », repris dans le volume Déprivation et délinquance19. La « tendance antisociale » désigne chez Winnicott des comportements comme le vol ou la violence envers l’entourage. On l’observe chez des sujets de tous âges, qu’ils soient – considérés comme – normaux ou pathologiques. Les adolescents y sont particulièrement enclins. Or la cause de la « tendance antisociale » est la déprivation.

Dans la « vraie déprivation », distincte de la simple « privation »20, l’individu fait l’expérience de la perte – réelle ou imaginaire – de quelque chose de bon, de réconfortant, comme l’affection de la mère. En résultent des actions plus ou moins destructrices, mais Winnicott – là réside son originalité – interprète cette « tendance antisociale » comme une « manifestation de l’espoir ». C’est parce qu’il n’a pas renoncé à retrouver ce qu’il a perdu, à satisfaire un besoin qui l’était jadis, que le sujet se comporte de la sorte. Ce comportement n’est pas l’expression d’une frustration aveugle mais plutôt de sa volonté de voir son environnement – par exemple familial ou scolaire – prendre en compte ce besoin insatisfait et y remédier21.

Ainsi, le vol et la violence ont un caractère rédempteur. Winnicott est le grand théoricien des « objets transitionnels », par lesquels l’enfant « négocie » des frontières et un équilibre avec son environnement (le « doudou » est l’objet transitionnel par excellence). Le vol et la violence exercent parfois une fonction positive du même genre dans le développement personnel. La « tendance antisociale » est parfois susceptible de lui éviter des pathologies plus lourdes, comme une psychose que tout espoir aurait désertée. Un autre grand psychiatre de la même génération, Frantz Fanon, a théorisé dans Les Damnés de la terre le caractère émancipateur de la violence anticoloniale.

Si l’environnement réagit intelligemment, ces actes aboutissent à ce que Winnicott appelle « auto-guérison » : à terme, soit le besoin « déprivé » est à nouveau contenté, ou alors une structure des besoins nouvelle, en phase avec les évolutions de l’environnement, émerge chez l’individu. Le plus souvent, l’« auto-guérison » résulte d’un changement conjoint de l’environnement et de la structure des besoins. La perte cesse alors de hanter le sujet, de surdéterminer ses comportements.

Chez Winnicott, la déprivation est individuelle. Dans le cas de la crise environnementale, des pertes qu’elle entraîne, il s’agit aussi d’une expérience collective. Cette crise ne désigne pas seulement le changement climatique, l’effondrement de la biodiversité, la raréfaction des ressources naturelles, la multiplication des pollutions ; bref, tout ce dont parle le GIEC à longueur de rapports. C’est aussi une gigantesque expérience de déprivation à l’échelle de l’humanité, la première en son genre. La nuit comme expérience existentielle est en passe d’être perdue. Elle revient toutefois hanter le présent, sous la forme des pathologies diverses qu’engendre sa perte et du mouvement pour le « droit à l’obscurité » qui milite pour la retrouver22. Les luttes pour la désaliénation ont la déprivation pour cible.

Ce constat de déprivation collective permet ainsi d’ajouter à la théorie critique des besoins de Marx, Gorz et Heller une dimension nouvelle. Par sa nouveauté, la crise écologique oblige à chercher des ressources théoriques dans des endroits insoupçonnés – en l’occurrence, la psychologie de l’enfant – et à les hybrider avec des courants a priori sans rapport. Marx et Winnicott appliqués aux destructions environnementales : de la matière à penser pour pas mal de temps.

Freins d’urgence

Cette déprivation collective donnera-t-elle lieu à des « tendances antisociales », comme le prévoit la théorie winnicottienne ? Tout dépend de l’ampleur des luttes pour la désaliénation. La crise environnementale est l’objet depuis trois décennies d’une militarisation. Les grandes armées de la planète se préparent à des « guerres vertes » ou « guerres du climat »23. Les ressources en cours de raréfaction, les migrations climatiques engendrées par les catastrophes naturelles ou la montée du niveau des mers, les crises sanitaires (pandémies, canicules) induites par le réchauffement aggravent l’« insécurité naturelle », que les militaires s’empressent de vouloir « stabiliser ». La crise environnementale est vue comme une foire d’empoigne, où la rareté grandissante va susciter des conflits extrêmes.

À cette violence émanant du système, il faut opposer une autre violence, qui soit la « manifestation d’un espoir », comme dit Winnicott. Une violence rédemptrice, qui empêche le pire d’arriver. C’est à Walter Benjamin et à ses Thèses sur le concept d’histoire que fait écho sur ce point l’approche du psychanalyste :

Marx a dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Peut-être que les choses se présentent autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire les freins d’urgence24.

Cette autre violence ne peut être que politique : il s’agit de restructurer les modes de vie pour mettre l’humanité sur la voie de l’« auto-guérison » environnementale.

Le paradoxe est que si tout le monde sera à terme victime de la déprivation collective, dominants comme dominés, seuls ces derniers sont en mesure d’éviter la catastrophe. C’est à eux que revient la charge de tirer les « freins d’urgence » du train capitaliste. La raison en est que la structure des besoins des dominants n’est pas universalisable. Sa diffusion à l’échelle de la planète, à l’occasion du (mal-)développement des pays du Sud et de l’émergence d’élites globales à l’empreinte écologique délirante25, rapproche encore la perspective d’un futur catastrophique. Ce futur, les dominants en sont responsables, mais c’est aux dominés de le conjurer. Jamais l’hypothèse de Marx selon laquelle les intérêts du prolétariat – des classes populaires en général – coïncident avec ceux de l’humanité entière n’aura été aussi pertinente26.

Mais quels leviers imaginer pour faire émerger une structure des besoins universalisable ? Quelle stratégie globale pour la désaliénation ? Selon Gorz, la société capitaliste a pour devise : « Ce qui est bon pour tous ne vaut rien. Tu ne seras respectable que si tu as “mieux” que les autres27. » Il propose de lui opposer une devise écologiste : « Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne. » Autrement dit, seul est digne de toi une structure des besoins universalisable.

Redéfinir ainsi nos besoins suppose de sortir de l’addiction consumériste. Mais comment s’en guérir ?

1. Voir Yves CITTON (dir.), L’Économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, La Découverte, Paris, 2014.

2. Voir Cristina MORINI et Andrea FUMAGALLI, « Life put to work : towards a life theory of value », Ephemera. Theory & Politics in Organization, vol. 10, no 3-4, 2010, et William DAVIES, The Happiness Industry. How the Government and Big Business Sold Us Well-Being, Verso, Londres, 2015.

3. Voir Karl MARX, Le Capital, Livre premier, op. cit., p. 82.

4. Voir Stéphane HABER, Penser le néocapitalisme. Vie, capital et aliénation, Les Prairies ordinaires, Paris, 2013.

5. Voir Yann MOULIER BOUTANG, Le Capitalisme cognitif. La nouvelle Grande Transformation, Amsterdam, Paris, 2008.

6. Voir Cristina MORINI et Andrea FUMAGALLI, « Life put to work : towards a life theory of value », art. cit., p. 236.

7. Voir Pierre VELTZ, La Société hyper-industrielle. Le nouveau capitalisme productif, Seuil, Paris, 2017.

8. Voir Dominique CARDON et Antonio CASILLI, Qu’est-ce que le Digital Labor ?, INA Éditions, Paris, 2015.

9. Voir Joseph E. DAVIS, « The commodification of self », The Hedgehog Review, vol. 5, no 2, 2003.

10. Voir Pierre VELTZ, La Société hyper-industrielle, op. cit., p. 51.

11. Voir Michael SPENCER, « Rewriting the code of life », The New Yorker, 2 janvier 2017. Voir aussi Nikolas ROSE, The Politics of Life Itself. Biomedicine, Power and Subjectivity in the Twentieth-First Century, Princeton University Press, Princeton, 2006.

12. Voir Pierre DARDOT et Christian LAVAL, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014, p. 12.

13. Karl MARX et Friedrich ENGELS, Manifeste du Parti communiste, 1847, https://www.marxists.org/.

14. Sur ce point, l’obscurité se rapproche de l’ombre, analysée par Roberto Casati dans La Découverte de l’ombre. De Platon à Galilée, histoire d’une énigme qui a fasciné les grands esprits de l’humanité, Albin Michel, Paris, 2003.

15. Voir Razmig KEUCHEYAN, La nature est un champ de bataille, op. cit., chap. 1.

16. Voir Luc BOLTANSKI et Ève CHIAPELLO, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

17. Paradoxalement, cette distanciation s’accroît alors même que les ressources naturelles sont de plus en plus accaparées pour produire des marchandises. Le paradoxe n’est qu’apparent : l’instrumentalisation de la nature à des fins économiques réduit sa richesse en valeur d’échange, induisant cet éloignement. Voir Stéphane HABER, « “Le naturalisme accompli de l’homme” : travail aliéné et nature », in Emmanuel RENAULT (dir.), Lire les « Manuscrits de 1844 », PUF, Paris, 2008.

18. Voir David HARVEY, Le Nouvel Impérialisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2010.

19. Voir Donald W. WINNICOTT, Déprivation et délinquance, Payot, Paris, 1994.

20. Ibid., p. 150.

21. Il note : « Cela peut être gênant pour la société et pour vous, si c’est votre bicyclette qu’il vole, mais ceux qui n’y sont pas engagés personnellement peuvent percevoir l’espoir qui sous-tend la compulsion à voler », ibid., p. 149.

22. Jacques Derrida a développé une « hantologie » (la science de ce qui hante, les spectres, en l’occurrence celui de la « promesse communiste ») dans Spectres de Marx, Galilée, Paris, 1993.

23. Voir Razmig KEUCHEYAN, La nature est un champ de bataille, op. cit., chap. 3.

24. Voir Michael LÖWY, « Walter Benjamin, précurseur de l’écosocialisme », Cahiers d’histoire, no 130, 2016.

25. Voir Lucas CHANCEL et Thomas PIKETTY, « Carbon and inequality from Kyoto to Paris : trends in the global inequality of carbon emissions (1998-2013) and prospects for an equitable adaption fund », Paris School of Economics, novembre 2015.

26. Voir Stéphanie ROZA, « Intérêt général, intérêt de classe, intérêt humain chez le jeune Marx », Astérion. Philosophie, histoire des idées, pensée politique, no 17, 2017.

27. Voir André GORZ, « Leur écologie et la nôtre », Le Monde diplomatique, avril 2010.

3. ADDICTS À LA MARCHANDISE

Les troubles de la consommation compulsive

Les psychiatres qui s’intéressent aux cas de consommation pathologique sont partagés entre deux positions1 : ou bien la consommation compulsive est une maladie spéciale, un cas à part, à distinguer nettement de formes de consommation – considérées comme – normales, ou bien les consommateurs se situent tous sur un continuum, et l’achat compulsif désigne une forme de comportement auquel chacun est susceptible de succomber occasionnellement, avec une sévérité variable. Dans ce second cas, la distinction entre le normal et le pathologique est graduelle. Et elle se situe à des niveaux différents selon les pays et les classes sociales.

La littérature consacrée à la consommation compulsive est pléthorique, principalement aux États-Unis, où le phénomène est courant. Quelques ouvrages aux titres évocateurs : Born to Spend. How to Overcome Compulsive Spending (« Né pour dépenser : comment guérir de la dépense compulsive ») ; Consuming Passions. Help for Compulsive Shoppers (« Ces passions qui nous consument : un guide pour les acheteurs compulsifs ») ; Women Who Shop Too Much. Overcoming the Urge to Splurge (« Les acheteuses excessives : comment plaquer l’envie de tout claquer »). Une part de cette littérature relève du genre self-help, à la fois analyse – plus ou moins rigoureuse – du phénomène et méthode pour en guérir. Mais la consommation compulsive a également donné lieu à un corpus de recherches scientifiques.

La consommation repose sur des institutions économiques, juridiques et techniques. Lorsqu’elle devient « compulsive », c’est souvent que l’une ou l’autre de ces institutions encourage l’excès. C’est le cas du crédit, notamment dans les pays anglo-saxons. Aux États-Unis, le nombre moyen de cartes de crédit par foyer dépasse une carte en 1989 et une carte et demie en 19982. En Grande-Bretagne, ces moyennes sont atteintes respectivement en 1992 et 2002. La possession de plusieurs cartes par la même personne est courante dans ces pays. Celles-ci n’y sont pas seulement un moyen de paiement. Elles permettent un crédit à la consommation instantané, sans contrôle ou presque. Cette facilitation du crédit participe de la « financiarisation de la vie quotidienne3 ». En France, un ménage sur vingt déclare connaître des problèmes d’endettement4. Ce chiffre a explosé depuis la crise de 2007-2008, le surendettement atteignant désormais des secteurs des classes moyennes autrefois à l’abri.

La qualification de ces troubles est controversée, à tel point qu’ils entrent et ressortent périodiquement du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, le fameux « DSM », la « bible » de la psychiatrie américaine5. Ils ont été diagnostiqués pour la première fois dans les années 1910, à la Belle Époque, par le psychiatre suisse Eugen Bleuler, par ailleurs inventeur de la « schizophrénie ». Selon lui, le consommateur compulsif n’est pas schizophrène, mais il est habité par des personnalités multiples, en conflit les unes avec les autres. L’oniomanie, c’est-à-dire la manie de l’achat, apparaît dans la dernière version du DSM (2013, le « DSM-5 ») sous la dénomination « troubles du contrôle des impulsions », en compagnie de la kleptomanie, de la pyromanie et des jeux d’argent. Un rapprochement avec les troubles obsessionnels compulsifs (TOC) et les troubles de la personnalité est fréquemment établi.

Les personnes affectées présentent des taux de « comorbidité » élevés. D’autres troubles sont en effet souvent détectés chez eux : addictions, troubles alimentaires ou troubles de l’humeur6. Il arrive que la guérison de l’un d’eux induise la réapparition ou la recrudescence d’un autre. Les troubles de l’achat compulsif sont également présents dans la « classification internationale des maladies » de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Ils sont aujourd’hui reconnus en droit français7. Sur la base d’une expertise psychiatrique, ils peuvent être allégués devant un tribunal, dans le cadre d’un litige commercial par exemple. Un vendeur peut être tenu de reprendre un produit acheté compulsivement par une personne déclarée non responsable.

On estime qu’entre 1 % et 8 % de la population mondiale est victime d’oniomanie8. La fourchette est large, l’estimation dépend de la définition du trouble retenue. Que ce chiffre puisse avoisiner les 10 % dans nos sociétés de consommation avancée n’est guère étonnant. Avec l’émergence de l’e-commerce, il risque d’augmenter encore. Internet permet de consommer vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sans sortir de chez soi, et même sans bouger de sa chaise. Une fois vos coordonnées bancaires saisies lors de votre première visite, un site comme Amazon vous donne l’occasion d’acheter en un clic. Payer par carte plutôt qu’en liquide rend la dépense abstraite. Avec l’e-commerce, la carte elle-même a disparu. Des débats existent chez les sociologues sur les habitudes de consommation auxquelles ces plateformes numériques donnent lieu9. On attend encore des conclusions probantes, mais il est peu probable que l’essor des plateformes de vente en ligne fasse reculer les troubles de la consommation.

Les troubles de la consommation compulsive affectent principalement les femmes, qui représentent 80 % à 90 % des cas selon les enquêtes10. Cette pathologie a donc un genre. Selon les rôles traditionnels, qui ont marqué les stéréotypes et les identités de genre, l’homme travaille pour un salaire tandis que la femme s’occupe du foyer et fait les courses. Faire du shopping entre amies est partie intégrante des sociabilités féminines au XXe siècle, notamment lors des Trente Glorieuses. Du point de vue de la construction culturelle des rôles masculin et féminin, l’homme est supposé faire preuve de retenue dans la dépense. La femme, de son côté, passe pour être plus désinvolte11, même si ces rôles ne sont pas les mêmes selon les classes sociales. Ainsi, au sein de la classe ouvrière, au XIXe siècle, c’était souvent la femme qui tenait les cordons de la bourse12.

Les troubles de la consommation compulsive se manifestent par plusieurs symptômes. D’abord, l’achat est irrésistible. L’individu fait l’expérience d’une perte de contrôle complète. Après coup, il est souvent prêt à reconnaître que son comportement était irrationnel. Mais acheter était plus fort que lui. Ces troubles sont parfois comparés à l’addiction à la drogue ou à l’alcool. L’objet consommé suspend tout jugement. Contrairement aux psychotropes, la marchandise n’influe pas sur la physiologie du fait des substances chimiques qu’elle contient. Son impact sur l’individu est d’une autre nature, il est « symbolique », même si elle peut le mettre dans un état de sidération comparable. En outre, il n’existe pas pour la consommation d’équivalent d’un sevrage : on peut renoncer à l’alcool pour guérir de l’alcoolisme ; on ne peut survivre sans argent dans les sociétés capitalistes.

La consommation compulsive se définit par des dépenses excessives. L’excès étant relatif au niveau de revenu, une personne au salaire modeste y sera donc plus facilement sujette. Si l’achat compulsif s’observe dans toutes les classes sociales13, ses effets sont plus problématiques au sein des catégories populaires. L’excès financier a des conséquences négatives, parfois désastreuses, sur le quotidien des individus. L’endettement en est une, les problèmes conjugaux ou familiaux en sont une autre.

La consommation compulsive est fréquemment associée à des troubles de l’attention et à des troubles psychologiques plus généraux. L’existence de l’individu est « colonisée » par le besoin de consommer, ce qui l’empêche de mener à bien ses activités normales. Dans les récits que font les malades revient souvent l’idée d’une force étrangère présente en soi, qui pousse à la consommation malgré la résistance qui lui est opposée14. L’individu lutte contre cette force, un conflit interne se joue en lui. Mais la lutte est remportée par le besoin d’acheter. La consommation compulsive, c’est l’expérience subjectivement ressentie du fétichisme de la marchandise en soi.

Il existe une variété d’acheteurs compulsifs. Certains préfèrent les marchandises onéreuses, d’autres les produits bon marché. Souvent, il s’agit de vêtements, bijoux et cosmétiques, c’est-à-dire d’objets liés à l’apparence. Il est rare que l’achat compulsif concerne des pneus de voiture ou une brosse à dents. Ceci nous met sur la piste de l’une des causes de ces troubles : ils sont liés à l’identité sociale, à la perception de soi par autrui. Ce qui est consommé n’est pas tant la marchandise elle-même que les caractéristiques symboliques qu’elle renferme. Pierre Bourdieu a abondamment illustré ce point dans La Distinction15.

Pourtant, la consommation compulsive n’a pas toujours un caractère ostentatoire. Il arrive en effet que le consommateur compulsif, pris de remords et de culpabilité, cache ses achats au fond de son armoire et ne les en ressorte jamais. Or on ne peut par définition se distinguer au moyen de biens qui ne sont pas vus par autrui. Pour comprendre de tels cas, Bourdieu ne suffit donc pas. Une théorie de la marchandise et de ses effets sur les besoins, sur le « moi profond », est nécessaire. La volonté que l’achat ne soit pas découvert par le conjoint ou l’entourage est parfois à l’origine de ce comportement. C’est le processus ou l’acte de l’achat, davantage que la jouissance de l’objet, qui assouvit le besoin d’acheter.

Certaines enquêtes font l’hypothèse d’une augmentation de la consommation compulsive à la suite des crises économiques ou des guerres. La privation pendant la crise donne lieu à une débauche de consommation une fois la crise passée. À ce titre, les Trente Glorieuses qui font suite à la fin de la Seconde Guerre mondiale constituent peut-être un gigantesque épisode de consommation compulsive collectif.

Débiteurs anonymes

Les préconisations thérapeutiques mélangent plusieurs registres oscillant entre les aspects psychophysiologiques, financiers et sociaux16. Des thérapies à base de psychotropes, principalement des antidépresseurs, sont parfois mises en œuvre. Fluvoxamine et citalopram comptent parmi les molécules rencontrées dans la littérature psychiatrique sur le sujet. L’achat compulsif interrompt un besoin irrépressible d’acheter, qui est suivi d’un sentiment de « manque ». Ce sentiment s’accompagne d’un épisode dépressif assorti de culpabilité, que ne peut assouvir qu’un nouvel achat, et ainsi de suite. Les antidépresseurs permettent de « casser » ce cycle. À l’inverse, certaines études considèrent que la consommation compulsive est une forme d’automédication de la part de sujets dépressifs, déclarés ou non. Dans ce cas, la phase dépressive précède l’achat plutôt qu’elle ne lui succède et la marchandise devient alors une façon de se remonter le moral, un antidépresseur non médicamenteux, comme le chocolat.

La consommation compulsive a un riche substrat émotionnel. Les émotions qu’elle active sont indissociablement positives et négatives : colère, joie, culpabilité, frustration, amusement, euphorie… Certains patients comparent les moments qui précèdent l’achat à l’excitation sexuelle. La dimension fantasmatique de la consommation compulsive est évidente. La marchandise permet à l’acheteur de se sentir autre, de cultiver les possibles, de se rapprocher le temps de l’achat d’un soi idéalisé. C’est la porte d’entrée d’un monde possible. L’achat compulsif de chaussures de sport, pour prendre un cas fréquent, permet de se « projeter » en star du foot ou du basket.

Pour certains psychiatres, l’achat compulsif résulte de troubles de l’identité, qui peuvent remonter à l’enfance et que la marchandise résout artificiellement. Pour d’autres, il est la conséquence de troubles narcissiques, la personne se sentant enfin exister via l’objet qu’elle acquiert. Pour d’autres encore, c’est la solitude ou la recherche d’affection qui explique ce comportement. L’achat est dans ce cas un moyen d’interagir avec autrui, le vendeur par exemple, pour des personnes souffrant de pathologies de l’interaction sociale. I Shop, Therefore I am (« J’achète, donc je suis ») est le titre d’un ouvrage concernant ces troubles17.

Les traitements médicamenteux donnent peu de résultats concluants sur le long terme. Tout au plus débouchent-ils sur des périodes de rémission de six mois ou une année, suivies de rechutes.

Un deuxième type de thérapie consiste à intervenir sur les finances du patient. Lui suggérer de rendre sa ou ses cartes bancaires et son chéquier est un premier pas. Nommer un tuteur financier, un second. Celui-ci contrôlera les dépenses et mettra éventuellement en place un « plan de dépense » raisonné. « Budgets are sexy », comme le dit un slogan savoureux utilisé par un psychiatre lors des thérapies. Le besoin de consommer ne disparaît pas pour autant. Simplement, on prive le malade des moyens de le satisfaire. Évoquant le moment où il a dû se débarrasser de l’une de ses cartes bancaires en la découpant avec des ciseaux, un patient déclare que ce geste a été pour lui comme de s’amputer un membre18.

Un troisième ensemble de thérapies est de nature sociale. Certains psychiatres encouragent leurs patients à faire leurs courses accompagnés d’un ami qui ne souffre pas lui-même de troubles de la consommation. Sous son regard, ils seront moins tentés de laisser libre cours à leurs pulsions. Cela les incitera également à apprendre à gérer leurs émotions en présence de marchandises. Dans nos sociétés capitalistes, on n’échappe pas à la compagnie de ces dernières, à moins de s’isoler au sommet d’une montagne ou dans le désert. C’est pourquoi les patients doivent être capables de se maîtriser.

L’idée de tenir un « journal de consommation » (shopping diary) est elle aussi mise en avant par les psychiatres. Ce journal permet d’abord à la personne d’établir une liste de ses dépenses et de prendre conscience du caractère inutile de nombre d’entre elles. Il lui permet surtout d’« objectiver » son rapport à la marchandise, d’être attentif à ses réactions avant, pendant et après l’achat. Comme tout journal intime, le journal de consommation fait la part belle aux émotions de son auteur.

Pour certains psychiatres, le consommateur compulsif souffre d’« alexithymie19 », soit une difficulté à identifier et exprimer ses émotions, pour autrui mais aussi pour soi-même. Je suis euphorique ou en colère sans savoir que je le suis et sans être capable de verbaliser mes affects. Les autistes souffrent d’une variété sévère de ce mal. C’est également le cas dans une certaine mesure des consommateurs compulsifs. Le journal de consommation permet de « travailler » sur ses émotions, de les qualifier et de les exprimer. Mettre en narration un trouble est une manière de trouver prise sur lui. Le journal de consommation raconte l’histoire de la maladie et s’interroge par là même sur ses causes et ses effets.

S’il existe des Alcooliques anonymes, on trouve également des « Débiteurs anonymes » (Debtors anonymous), c’est-à-dire des personnes en situation de détresse financière du fait de troubles de l’achat compulsif dont elles souffrent. Les Alcooliques anonymes ont une longue histoire. Créées aux États-Unis en 1935, dans le contexte de la Grande Dépression, ces thérapies collectives ont des accents religieux, puisqu’elles reposent sur une forme de confession. Les réunions d’Alcooliques anonymes commencent par la « prière de la sérénité » :

Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer les choses que je peux et la sagesse de connaître la différence.

La définition précise de « Dieu » est laissée à l’appréciation de chacun. Les Alcooliques anonymes athées verront en « GOD » un acronyme de « Good Orderly Direction », c’est-à-dire le « droit chemin » sur lequel l’alcoolique s’engage une fois qu’il a admis son alcoolisme. Cette formule a des sources stoïciennes, elle n’est donc pas forcément chrétienne ou même religieuse. Une fois la prière récitée, chaque participant donne son prénom et reconnaît être un alcoolique.

Les réunions d’Alcooliques anonymes consistent en des délibérations collectives, prenant place au sein de groupes de taille réduite, d’une quinzaine de personnes environ. Chacun raconte les affres que l’alcoolisme occasionne dans son existence. La « guérison » s’opère en douze étapes rigoureusement codifiées. S’ils le souhaitent, les participants peuvent conserver l’anonymat. Les Alcooliques anonymes sont une organisation de masse. En 2014, elle comprenait 115 000 groupes de parole et plus de 2 millions de membres de par le monde20.

Ouvriers antialcooliques

Le problème de l’alcoolisme s’était posé au mouvement ouvrier bien avant les années 1930. Dès la fin du XIXe siècle, les socialistes débattent de la façon de traiter l’alcoolisme dans leurs rangs21. L’Assommoir d’Émile Zola offre en 1877 une représentation tragique de ce mal. Des ligues de tempérance étaient apparues au milieu du XIXe siècle. Il s’agit à l’origine de mouvements de classes moyennes, à connotation religieuse, qui manifestent un paternalisme certain à l’égard des prolétaires. L’idée que la Commune de Paris de 1871 est un trouble malencontreux dû à la consommation excessive d’alcool par les ouvriers parisiens est courante à l’époque.

Ce paternalisme conduit les organisations ouvrières à se méfier des ligues de tempérance et à reléguer le problème de l’alcoolisme à l’arrière-plan de leurs préoccupations. « Buveur d’eau » est une injure populaire qui témoigne de la croyance en les bienfaits du vin – par opposition aux alcools industriels, ceux que produisent les « bouilleurs de cru » – pour la santé. L’approvisionnement des villes en eau potable n’était pas ce qu’il est aujourd’hui. Boire de l’eau pouvait être dangereux, susceptible en particulier de transmettre la typhoïde. Les catégories supérieures en avaient les moyens, mais pas les autres. Dans le courant guesdiste, par exemple, le combat contre l’alcoolisme est considéré comme une diversion par rapport à la lutte des classes. Le capitalisme étant la cause du désespoir ouvrier, le problème se résoudrait de lui-même une fois la révolution survenue.

Progressivement, certains courants du socialisme prennent acte de la gravité du problème. C’est ainsi qu’est fondée en France, en 1909, la Fédération des ouvriers antialcooliques, une organisation de tempérance spécifiquement ouvrière, dont il existe des équivalents dans d’autres pays. Elle présente l’alcoolisme comme une forme d’aliénation, qui détourne l’ouvrier de son rôle révolutionnaire. Le combattre est une façon de lui permettre de jouer pleinement ce rôle. L’ouvrier alcoolique n’est pas fiable dans la lutte. Son besoin irrépressible de boire le conduit de surcroît à accepter le premier compromis venu avec le patron.

La Fédération des ouvriers antialcooliques se propose ainsi de lutter contre l’« ennemi intérieur » qu’est l’addiction à l’alcool22. Avec l’alcoolisme, le capitalisme a pris ses quartiers dans le cœur et l’esprit de l’ouvrier, et l’a désarmé. On est loin des méthodes « psychologisantes » qui apparaîtront dans les années 1930 avec les Alcooliques anonymes. La psychanalyse, en particulier, n’a pas encore émergé et n’a pas encore codifié la façon dont s’exprime l’intériorité moderne. La Fédération cherche par sa propagande à convaincre les prolétaires des méfaits de l’alcool. Pour cela, une seule solution : cesser de fréquenter les cabarets et retrouver le chemin du syndicat.

Quelques décennies plus tard, dans l’un des textes les plus subtils écrits dans le sillage de la révolution russe, Les Questions du mode de vie (1923), Trotski dira :

La liquidation de l’alcoolisme vient s’ajouter à l’inventaire des conquêtes de la révolution. Développer, renforcer, organiser, mener à bien une politique antialcoolique dans le pays du travail renaissant – voilà notre tâche. Et nos succès économiques et culturels augmenteront parallèlement à la diminution du nombre de « degrés ». Ici, aucune concession n’est possible23.

Philosophie de la simplicité

Les thérapies collectives de type Alcooliques anonymes ont essaimé tout au long du XXe siècle et ont été adaptées à d’autres pathologies24. La consommation compulsive est l’une d’elles. Les Débiteurs anonymes ont eux aussi été fondés aux États-Unis, dans les années 1970. Depuis 1989, il existe une branche française et des groupes sur tout le territoire25. Sur le même mode que les Alcooliques anonymes, ils réunissent des personnes en difficulté financière du fait de troubles de la consommation, qui relatent leur expérience et écoutent celle des autres. La « guérison » comprend là aussi douze étapes. La première conduit le nouveau membre à admettre devant les autres qu’il est un consommateur compulsif. La deuxième est une promesse d’abstinence.

Dans le cas de la consommation compulsive, on l’a dit, l’abstinence totale est impossible. Il n’existe pas d’équivalent au sevrage pour la consommation. La solvabilité, c’est-à-dire ne pas contracter de nouvelles dettes et rembourser les anciennes, est l’objectif à atteindre. Aux États-Unis, la participation à des réunions des Débiteurs anonymes peut être exigée par les tribunaux ayant condamné des personnes pour dettes impayées. Les Débiteurs anonymes sont une organisation plus petite que les Alcooliques anonymes, cinq cents groupes sont officiellement recensés dans quinze pays26.

Les réunions de Débiteurs anonymes ont trois objectifs27. Le premier est de briser l’isolement de l’individu face à son mal. Lors de ces réunions, chacun évoque ses déboires et s’aperçoit qu’il n’est pas seul à souffrir. Rompre l’isolement permet de pointer les causes sociales de la consommation compulsive : si je ne suis pas seul à en pâtir, c’est que je ne suis pas seul responsable. Quelque chose dans le fonctionnement du monde social fait que d’autres sont atteints du même mal. Le caractère non normatif des discussions est déterminant : les participants sont invités à éviter tout jugement négatif. Comme dirait Max Weber, les réunions sont « axiologiquement neutres ». C’est ce qui permet à chacun de réaliser un travail sur soi, en toute confiance.

Comme le journal de consommation, ces réunions permettent en deuxième lieu d’« objectiver » le rapport de chacun à la marchandise. Il s’agit, d’une part, de développer progressivement une compréhension de sa pathologie et, de l’autre, de s’interroger sur les raisons qui, par le passé, ont incité à consommer de façon compulsive. Par exemple, un contexte familial où les comportements vertueux de l’enfant sont récompensés par des cadeaux sans expression d’affection par les parents semble favoriser ces troubles. En plus de la participation aux réunions, chaque nouvel arrivant se voit désigner un « parrain » (sponsor ou buddy selon les cas). C’est un membre du groupe plus expérimenté, chargé à la fois de conseiller et d’éviter les rechutes.

En troisième lieu, les réunions de Débiteurs anonymes permettent à l’individu de recouvrer sa dignité, en retrouvant le contrôle de ses faits et gestes. Il s’agit de contrecarrer le caractère irrépressible de la consommation, en rendant la personne plus forte face à la marchandise. Cette reconstruction de la dignité passe notamment par le décompte des jours sans achat compulsif, annoncé au début des réunions par chaque participant, de la même manière que les Alcooliques anonymes décomptent leurs jours de sobriété. Recouvrer une dignité face à la marchandise suppose donc l’immersion dans un collectif.

Dans une veine similaire, il existe des « cercles de la simplicité » (simplicity circles)28. Y prendre part est recommandé aux consommateurs compulsifs par certains psychiatres, même si ces cercles ne portent pas exclusivement sur la consommation. Ils manifestent une volonté plus large des participants de rompre avec le caractère « inauthentique » du mode de vie moderne, dont le consumérisme est présenté comme l’une des dimensions. L’obsession pour la marchandise est supposée être la conséquence d’une intégration sociale insuffisante ou dysfonctionnelle, qui elle-même prive l’existence de son « vrai » sens. Elle serait également la conséquence d’une rupture avec la nature. En intégrant un « cercle de la simplicité », la personne renoue avec des interactions sociales et naturelles « significatives ». Elle retrouve par là même une reconnaissance sociale, dont la marchandise tâchait de compenser l’absence.

Comme dans le cas des Débiteurs anonymes, les cercles de la simplicité se réunissent sur une base hebdomadaire. Une forme d’égalitarisme y règne, puisqu’il n’y a en principe pas de leader, seulement des personnes plus expérimentées dans la gestion du collectif. Chacun peut parler à l’abri du jugement des autres, à parts égales. Dans la tradition intellectuelle nord-américaine, il existe une « philosophie de la simplicité », relevant du courant « transcendentaliste », que représente notamment Henry David Thoreau. Dans Walden, ou la Vie dans les bois (1854), celui-ci dit :

Notre vie se gaspille en détail. […] De la simplicité, de la simplicité, de la simplicité ! Oui, que vos affaires soient comme deux ou trois, et non cent ou mille ; au lieu d’un million comptez par demi-douzaine, et tenez vos comptes sur l’ongle du pouce. Au centre de cette mer clapoteuse qu’est la vie civilisée, tels sont les nuages et tempêtes et sables mouvants et mille et un détails dont il faut tenir compte, que s’il ne veut sombrer et aller au fond sans toucher le port, l’homme doit vivre suivant la route estimée ; or, grand calculateur en effet doit être qui réussit. Simplifiez, simplifiez ! Au lieu de trois repas par jour, s’il est nécessaire n’en prenez qu’un ; au lieu de cent plats, cinq ; et réduisez le reste en proportion29.

Cette philosophie de la simplicité repose sur une critique de l’aliénation, qu’elle comprend comme étant le fruit empoisonné de la complexité croissante de la vie moderne. Contrairement au marxisme, celui de Gorz par exemple, dont on a vu qu’il oppose la « norme du suffisant » à celle du « toujours plus », ce n’est pas le capitalisme qu’elle considère comme responsable de l’aliénation, mais la modernité en général. Elle affirme qu’y échapper suppose de restaurer un lien authentique avec la nature. La raison en est que cette dernière est « simple », autrement dit que tout y est à sa place et rien n’y est en excès. Renouer avec la nature est donc une manière de se délester de cette complexité.

Des collectifs à taille humaine

On peut bien sûr se moquer de ces confessionnaux postmodernes. La littérature, le cinéma et les séries télévisées américaines ne s’en privent pas. On se souvient par exemple des péripéties de Christopher Moltisanti, le neveu de Tony Soprano, dans son groupe d’Alcooliques anonymes, dans la saison 6 des Soprano. La série Big Love, également diffusée par HBO, met quant à elle en scène un personnage féminin mormon, Nicki, qui, s’étant éloigné de sa communauté, développe une forme de home shopping addiction, soit de consommation compulsive en ligne. Le scénario suggère que cette addiction compense l’affaiblissement de sa foi religieuse, la conduisant à s’offrir tout entière à la divinité marchandise.

Ces collectifs contiennent pourtant une leçon essentielle pour qui s’intéresse à la question des besoins. Seule l’interaction avec autrui est susceptible de faire prendre conscience à la personne de ce dont elle a besoin, de ce dont elle a vraiment besoin, et par conséquent aussi de ce qui est superflu. Livré à lui-même, l’individu a peu de chances de trouver la force de s’arracher à l’emprise de la marchandise, c’est-à-dire à l’emprise des pseudo-besoins qu’elle a engendrés. Pour que le conflit interne tourne à l’avantage de la personne, le concours du social est requis. Distinguer les besoins authentiques des besoins superflus suppose donc de sortir l’individu de son tête-à-tête avec la marchandise.

Pour autant, ces collectifs n’imposent rien à l’individu. Son comportement n’est pas pris en charge par des « experts », médecins ou tuteurs financiers par exemple. Ces derniers interviennent parfois pour traiter la consommation compulsive, mais dans le cadre d’autres types de thérapies. Au sein des Débiteurs anonymes ou des cercles de la simplicité, il n’y a pas d’« experts ». La participation aux réunions est libre et chacun peut quitter les lieux quand il le souhaite. La seule règle à laquelle doit se plier le consommateur compulsif est la reconnaissance de son problème et la volonté de guérir. Pour le reste, tout se passe dans l’interaction avec les autres. C’est dans ce cadre qu’émerge progressivement une structure des besoins soutenable pour la personne.

Aucun sujet, aucun besoin n’est écarté a priori de la discussion. Lorsqu’un participant en vient à considérer l’un de ses besoins comme superflu, il le fait de lui-même, en adossant sa prise de conscience aux discussions qu’il a avec les autres Débiteurs anonymes. Personne ne lui tend une liste toute faite de besoins artificiels au moment où il entre dans la salle de réunion. En somme, au sein de ces collectifs, la (re)définition des besoins est dialogique, et non ontologique.

Que ces collectifs soient de taille restreinte a son importance. Ils se situent, on l’a vu, au plus près de l’individu et de sa subjectivité. De leur dimension dépendent deux conditions de la guérison. La première est la confiance entre participants. À l’origine, ceux-ci ne se connaissent pas, ils proviennent de différents quartiers d’une ville et appartiennent à tous les genres, classes ou races. On est loin d’une dynamique de groupe fondée sur des liens préexistants. La confiance est pourtant un ingrédient nécessaire au travail de chacun sur ses propres besoins et ceux des autres. La suspension du jugement, la neutralité axiologique, est à ce prix. Or celle-ci apparaît plus facilement dans des collectifs de taille limitée.

La dimension de ces groupes permet aussi l’égalitarisme. La délibération serait moins fluide s’ils étaient plus nombreux. Les participants les plus à l’aise à l’oral prendraient davantage la parole. La désignation de personnes chargées de la coordination serait nécessaire. Un argument courant dans l’économie politique et la sociologie classiques avance que la division du travail est fonction du nombre. Pour Émile Durkheim, par exemple, elle est une conséquence de l’augmentation du volume et de la « densité morale » de la société, c’est-à-dire de la croissance démographique. Plus le nombre de personnes dans un collectif augmente, plus la nécessité de diviser le travail se fait ressentir.

La petite taille des groupes permet de s’épargner ces problèmes, au moins en partie. Elle n’empêche pas au demeurant les collectifs de Débiteurs anonymes de former des réseaux, des réseaux internationaux même, incluant des centaines de milliers de personnes. L’unité de base est petite, mais l’organisation elle-même peut être vaste. Ancrée dans l’expérience et la subjectivité, et pourtant capable d’agréger un grand nombre d’individus : c’est dans cette articulation que la définition des besoins doit se situer.

1. Voir Helga DITTMAR, « Understanding and diagnosing compulsive buying », in Robert Holman COOMBS (dir.), Handbook of Addictive Disorders. A Practical Guide to Diagnosis and Treatment, Wiley, Londres, 2004, p. 428.

2. Ibid., p. 416.

3. Voir Randy MARTIN, Financialization of Daily Life, op. cit.

4. Voir Le Monde, 19 juin 2017.

5. Voir Steeves DEMAZEUX, Qu’est-ce que le DSM ? Genèse et transformations de la bible américaine de la psychiatrie, Ithaque, Paris, 2013.

6. Voir Alain DERVAUX, « Les achats compulsifs », Perspectives Psy, vol. 47, no 1, 2008, p. 24.

7. Voir COUR DE CASSATION, « La vulnérabilité de la victime », section 1.1.1., https://www.courdecassation.fr/.

8. Voir Alain DERVAUX, « Les achats compulsifs », art. cit., p. 22-23.

9. Voir Frédéric DE CONINCK, « L’achat en ligne, un nouveau rapport à l’espace de la consommation », Sociologies pratiques, vol. 20, no 1, 2010.

10. Voir Alain DERVAUX, « Les achats compulsifs », art. cit., p. 22-23.

11. Sur le rapport entre genre et argent, voir Gilles LAZUECH, L’Argent du quotidien, PUR, Rennes, 2012, chap. 1.

12. Voir Olivier SCHWARTZ, Le Monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, PUF, Paris, 1990.

13. Voir Helga DITTMAR, « Understanding and diagnosing compulsive buying », art. cit., p. 418.

14. Ibid., p. 424.

15. Voir Pierre BOURDIEU, La Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979.

16. Voir Donald W. BLACK, « A review of compulsive buying disorder », art. cit., p. 16-17.

17. Voir April Lane BENSON (dir.), I Shop, Therefore I Am. Compulsive Buying and the Search for Self, Jason Aronson Publishers, Lanham, 2000.

18. Voir Helga DITTMAR, « Understanding and diagnosing compulsive buying », art. cit., p. 425.

19. Du grec lexis, le mot, et thymos, l’humeur ou l’émotion, précédé du a- privatif. Voir April Lane BENSON et Marie GENGLER, « Treating compulsive buying », in Robert Holman COOMBS (dir.), Handbook of Addictive Disorders, op. cit., p. 460.

20. Voir les données disponibles sur le site des Alcooliques anonymes, www.aa.org/assets/en_US/m-24_aafactfile.pdf.

21. Voir Patricia E. PRESTWICH, « French workers and the temperance movement », International Review of Social History, vol. 25, no 1, 1981.

22. Ibid., p. 52.

23. Ce texte est disponible sur : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/qmv/qmvindex.html.

24. Voir Amnon Jacob SUISSA, « Philosophie des 12 étapes des Alcooliques anonymes en Amérique du Nord : aspects critiques et psychosociaux », Psychotropes, vol. 17, no 3-4, 2011.

25. Voir le site : http://debiteursanonymes.org/.

26. Voir les données disponibles sur : http://debtorsanonymous.org/about-da/history/.

27. Voir April Lane BENSON et Marie GENGLER, « Treating compulsive buying », in Robert Holman COOMBS (dir.), Handbook of Addictive Disorders, op. cit., p. 467.

28. Ibid., p. 486-487.

29. Voir Henry David THOREAU, Walden, ou la vie dans les bois, Gallimard, Paris, 1990, p. 90-91. Les origines de cette philosophie sont anciennes, elles remontent au moins, à l’époque moderne, à Rousseau.

4. CHANGER LES CHOSES

Le système des objets

Un besoin porte sur un objet, il est assouvi ou attisé par lui, par ses propriétés réelles ou fantasmées. Or, des objets eux-mêmes, il n’a pas été question jusqu’ici. J’ai essentiellement parlé des sujets, individuels et collectifs. Un défaut – majeur – de la théorie critique des besoins de Gorz et Heller est qu’elle ne parle jamais des choses, elle ne prend jamais leur parti. Les deux paradoxes des besoins radicaux – le capitalisme suscite des besoins qu’il n’assouvit pas ; la richesse de l’espèce s’accompagne d’une pauvreté de l’individu en matière de besoins – n’en font pas mention. C’est très curieux pour une tradition, le marxisme, qui se veut matérialiste. Des matérialistes devraient s’intéresser d’un peu plus près aux choses.

Si des besoins artificiels sont engendrés par le productivisme et le consumérisme, par l’accélération constante de la vitesse de rotation des marchandises, c’est bien que l’objet est à l’origine du besoin. Les objets nous mettent dans des états. Ils sont même souvent conçus pour cela.

« The Zone » est le nom donné par les joueurs compulsifs de Las Vegas à l’état dans lequel les plongent les machines à sous lorsqu’ils s’y consacrent pendant de longues heures1. C’est un état indissociablement physique et mental, qui suspend l’espace-temps, le sentiment de soi et conduit le joueur à s’oublier complètement. Son attention est focalisée sur les gestes de la mise, exécutés machinalement. Un joueur compulsif ne veut surtout pas gagner trop vite, cela l’obligerait à envisager la fin de la partie. Il veut prolonger cet état aussi longtemps que possible. L’achat compulsif produit sur les individus une sidération du même ordre.

Or « the Zone » est rendue possible par l’ergonomie des machines à sous, des fauteuils qui les accompagnent et l’ambiance qui règne dans le casino : fond sonore, lumières, architecture d’intérieur. La conception et l’installation de ces machines représentent une industrie florissante aux États-Unis, où s’illustrent les designers les plus créatifs. Il s’agit d’améliorer en permanence le confort du joueur, en optimisant par exemple la hauteur et l’inclinaison du fauteuil par rapport à la machine. La crampe est l’ennemie, qui le conduirait à interrompre les mises quelques instants pour se détendre. De l’augmentation de la « productivité du joueur » – gaming productivity est un terme utilisé par les designers eux-mêmes – dépendent les profits des casinos.

Jusqu’aux années 1970, les machines à sous sont actionnées par un levier situé sur le côté. C’est le fameux « bandit manchot » de l’iconographie du Far West. Mais le levier a depuis été remplacé par de gros boutons, qui permettent d’accélérer le rythme des mises2. Appuyer est plus rapide et moins fatigant que tirer. Par le passé, on insérait des pièces dans la machine à chaque nouvelle partie. Aujourd’hui, la carte de crédit est introduite une fois pour toutes au début de la session et les mises sont débitées automatiquement sur votre compte. C’est le même principe que le « 1-Click » d’Amazon, qui vous dispense d’entrer vos coordonnées bancaires à chaque fois que vous achetez3. Les flux d’argent qui vont de votre compte bancaire à celui du casino ne sont pour vous qu’une lointaine abstraction. Vos gestes sont concentrés et rationalisés à l’extrême, les mises se succédant à une cadence toujours plus rapide. C’est cette vitesse qui vous fait entrer dans « the Zone ».

Susciter des besoins artificiels suppose de façonner les objets, d’optimiser leur ergonomie et d’accélérer le rythme de leur renouvellement. Les combattre pour favoriser des besoins authentiques également. Après tout, nombre de figures de l’histoire du design étaient des révolutionnaires : William Morris, les constructivistes russes ou encore certains membres du Bauhaus4. Il faut s’intéresser aux choses elles-mêmes, à la stabilité et à l’instabilité du système des objets5. Un peu à la manière de Georges Perec :

Ils étaient assis l’un en face de l’autre, ils allaient manger après avoir eu faim, et toutes ces choses – la nappe blanche de grosse toile, la tache bleue d’un paquet de gitanes, les assiettes de faïence, les couverts un peu lourds, les verres à pied, la corbeille d’osier pleine de pain frais – composaient le cadre toujours neuf d’un plaisir presque viscéral, à la limite de l’engourdissement : l’impression, presque exactement contraire et presque exactement semblable à celle que procure la vitesse, d’une formidable stabilité, d’une formidable plénitude. À partir de cette table servie, ils avaient l’impression d’une synchronie parfaite : ils étaient à l’unisson du monde, ils y baignaient, ils y étaient à l’aise, ils n’avaient rien à craindre6.

Cette impression de « synchronie parfaite » que ressentent Sylvie et Jérôme, les deux « psychosociologues » dont Les Choses (1965) relate l’existence, est passagère. Le récit est entièrement consacré à la discordance croissante entre le monde des humains et celui des objets, et à ses effets sur leur subjectivité. Sylvie et Jérôme incarnent la première génération née dans la société de consommation, qui sera aussi à l’origine de Mai 68, trois ans après la parution du livre. Perec fait allusion à cette discordance croissante dans ce passage, lorsqu’il compare la plénitude et la stabilité qu’éprouvent les personnages à celles que suscite la vitesse – une plénitude et une stabilité bien précaires.

Une hypothèse formulée par Hartmut Rosa est que le peu de temps dont nous disposons dans nos sociétés de l’« accélération » pour jouir des biens achetés – par exemple lire un livre – nous conduit à en acheter de toujours nouveaux, dans l’espoir constamment différé que le temps viendra où nous pourrons en profiter enfin7. Le nouvel achat compense l’impossibilité dans laquelle je me trouve de consommer vraiment le précédent. La marchandise fait entrevoir une satisfaction – un bonheur – à venir, toujours déçue mais réactivée par la perspective de l’achat de nouvelles marchandises.

« Make it new ! »

La consommation n’est pas la seule sphère sociale mue par une insatiable quête de nouveauté. Il suffit d’être entré un jour dans un musée d’art moderne pour s’apercevoir du diktat de renouvellement permanent qui s’impose au champ artistique. L’artiste d’avant-garde – littéraire, picturale ou musicale – s’est paré d’atours divers depuis le XIXe siècle, tour à tour esthète, dandy, révolutionnaire ou mystique. Mais ce qui rassemble les avant-gardes par-delà leurs différences, c’est la recherche de l’originalité, de la singularité, de l’authenticité ; bref, de la nouveauté8. Une avant-garde se définit par la rupture qu’elle opère avec la précédente et les innovations qu’elle introduit dans les formes et le discours esthétiques. De Dada aux surréalistes, puis aux lettristes, puis aux situationnistes, c’est cette logique qui est à l’œuvre, jusqu’à ce que Guy Debord proclame la fin de l’art, du fait justement de l’impossibilité de créer du neuf9.

Cette centralité de la nouveauté dans l’art moderne s’explique par plusieurs facteurs. Son originalité, d’abord, est censée conférer à une œuvre son « aura », pour employer un concept de Walter Benjamin, c’est-à-dire son unicité10. De l’aura découle l’expérience, elle aussi singulière, du spectateur ou de l’auditeur en sa présence. Contrairement à l’art prémoderne, l’art moderne ne cherche pas à imiter des modèles du passé, principalement antiques, réputés indépassables. Il prétend créer à partir de rien. La question que soulève Benjamin dans son texte de 1936 « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » est : qu’advient-il de l’aura à l’époque où les œuvres peuvent être reproduites à l’infini, où donc elles ne sont plus uniques ?

Ensuite, dans le champ artistique comme dans tous les champs sociaux, différer c’est exister, exister socialement. La nouveauté est un capital, que l’on peut faire valoir dans la « lutte des places » artistiques. L’usage du style indirect libre par Flaubert n’est pas seulement l’expression de son « neutralisme esthétique », selon l’expression de Pierre Bourdieu, c’est-à-dire de la distance qu’il cultive avec les personnages qu’il met en scène11. C’est une manière de se distinguer de ses contemporains sur le terrain proprement esthétique. Les institutions de l’art – musées, critiques et historiens de l’art, éditeurs ou encore biennales – ont intérêt à promouvoir la nouveauté, et par là même l’encouragent. Comment attirer le public si l’exposition que vous proposez n’est pas différente, et de préférence radicalement différente, de celle des musées concurrents ? Entre autres choses, une œuvre d’art est une marchandise, et, comme toute marchandise, elle est assujettie à la nécessité d’une différenciation et d’un renouvellement constants.

Mais, surtout, la nouveauté est dans le monde avant d’être dans les œuvres. Comme le disent Marx et Engels dans un passage du Manifeste communiste, la société moderne se caractérise par un « ébranlement de toutes les conditions sociales. […] Tous les rapports sociaux stables et figés, avec leur cortège de conceptions et d’idées traditionnelles et vénérables se dissolvent ; les rapports nouvellement établis vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier12 ». La modernité est fille de deux révolutions : une révolution politique, qui commence en 1789 et se prolonge avec toutes les suivantes, jusqu’au « printemps arabe » inclus ; et une révolution économique, la révolution industrielle13. Si le changement est central dans l’esthétique moderne, c’est d’abord parce qu’il l’est dans la société moderne, que l’art se fait l’écho de l’expérience vécue des artistes et de leur public. Or l’une des dimensions de cette expérience – certes pas la seule – est l’accélération de la vitesse de rotation des marchandises.

Les grandes pensées modernes sont des pensées du changement, pour ou contre. C’est évident dans les sciences humaines, mais c’est également le cas en sciences naturelles. Un exemple ? Le darwinisme, la théorie de l’évolution, la plus puissante des théories nées au XIXe siècle. Darwin cherche à faire le plus difficile : expliquer la nouveauté dans la nature, là où, jusque-là, celle-ci était le plus souvent considérée comme immuable ou à tout le moins stable. Soutenir que L’Origine des espèces s’explique par la double révolution politique et économique que subissent les sociétés modernes à l’époque de sa parution, 1859 – époque à laquelle Marx écrit Le Capital – serait excessif. Mais même les génies scientifiques n’échappent pas complètement à l’influence de leur temps.

Un mot d’ordre résume cette centralité de la nouveauté dans l’art moderne : « Make it new ! », le credo d’Ezra Pound, qui donne son titre à une collection d’essais du poète américain parue en 193414. Nombre de théoriciens de l’art font de ce credo la marque de fabrique du modernisme, Fredric Jameson et Peter Gay par exemple15. Être moderne, c’est faire du neuf, c’est-à-dire rompre avec les « conceptions ossifiées » du passé rejetées par Marx et Engels. Lorsque cette injonction cesse d’opérer, l’art bascule dans une ère nouvelle, que Jameson a théorisée sous l’appellation « postmodernisme16 ». C’est alors qu’un doute se fait jour concernant la capacité des artistes à engendrer toujours davantage de formes nouvelles.

« Make it new ! » invite au renouvellement des formes esthétiques, mais, curieusement, ce n’est pas en soi un mot d’ordre nouveau. Il remonte même à plusieurs siècles avant notre ère. Pound puise à trois sources lorsqu’il l’énonce17. Féru de philosophie chinoise, il reprend des pans entiers de sagesse confucéenne dans ses poèmes. Il a notamment étudié Le Ta-Hio, ou la Grande Étude, le premier des quatre livres fondateurs du confucianisme, qui renferme des propos de Confucius et un commentaire de l’un de ses disciples, Tseng Tzeu.

Dans un passage consacré à l’art de gouverner, Tseng Tzeu, s’adressant au roi, lui livre le secret du bon gouvernement : « Renouvelle-toi complètement chaque jour ; fais-le de nouveau, encore de nouveau, et toujours de nouveau. » Le souverain, s’il veut durer, doit éclairer le peuple. Or, pour cela, il doit se renouveler lui-même, ne pas se reposer sur ses lauriers, dirait-on en français. Il doit se renouveler complètement et chaque jour. La nouveauté doit être pour lui une forme d’ascèse. « Make it new ! », la traduction par Pound de cette injonction, en est venue à définir la dynamique de l’art moderne. Mais elle n’a rien en elle-même de particulièrement moderne. Confucius, c’est cinq siècles avant J.-C.

L’influence de Confucius se combine dans l’œuvre de Pound à celle de Jakob Burckhardt, l’historien de la Renaissance auteur de La Civilisation de la Renaissance en Italie (1860). Burckhardt est l’un des premiers à avoir théorisé la Renaissance comme « époque », dont les différents éléments – art, politique, formes de sociabilité, etc. – font système. La « renaissance » : non pas une tabula rasa, un commencement radical, mais la régénération des modèles antiques dans l’Italie du Quattrocento. Renaître n’est pas naître, c’est renouer avec un passé glorieux après une période de corruption et de déclin. C’est ce modèle, plutôt que celui d’une originalité en rupture avec le passé, que Pound a en tête lorsqu’il proclame : « Make it new ! » Le modèle de la « renaissance » n’est pas sans accents chrétiens, puisque la résurrection est avant tout celle du Christ.

Pound n’était pas seulement féru de philosophie chinoise et lecteur de Burckhardt. C’était aussi un fasciste, et fier de l’être. Le centre social fondé par les néofascistes à Rome au début des années 2000 a pour nom « CasaPound », en hommage à l’auteur des Cantos18. « CasaPound » désigne aujourd’hui plus généralement un secteur de l’extrême droite italienne, qui combine racisme et politiques sociales réservées aux Italiens.

Quel rapport avec le modernisme ? Le fascisme se présente comme une révolution, une « révolution continue » (rivoluzione continua). Cette expression, les fascistes l’ont reprise – comme d’autres éléments de leur répertoire discursif – aux bolcheviques, en l’occurrence à Trotski, qui parlait de « révolution permanente » (une locution déjà présente chez Marx).

Dans ses écrits sur le fascisme, notamment Jefferson and/or Mussolini (1935), Pound donne à l’idée de « révolution continue » un sens précis : toute renaissance suppose une destruction préalable19. L’ancienne civilisation, ses peuples et ses classes doivent disparaître afin qu’apparaisse la nouvelle. Cette nouvelle civilisation doit être elle-même consciente de son caractère périssable, puisque la révolution est continue. Là encore, « Make it new ! » ne désigne pas un commencement absolu, mais plutôt la dialectique de l’ancien et du nouveau. Les deux termes de cette dialectique entretiennent souvent des rapports conflictuels.

Ce sont les critiques d’art qui, à partir des années 1950, ont fait de « Make it new ! » le credo moderniste par excellence20. Ceci à un moment où le modernisme est en déclin et où ils cherchent à définir ce qui est en passe de lui succéder. Ces critiques mettent l’accent sur l’élément de nouveauté inhérent au modernisme et minimisent ses liens complexes avec les traditions passées. Mais le modernisme lui-même a une dette envers la tradition et il le sait. La pratique de la citation, qui passe pour être typique du postmodernisme, est en fait moderne, comme le montre le cas Pound. Le modernisme se définit comme recombinaison originale d’éléments venus du passé plutôt que comme quête absolue de la nouveauté. L’originalité est un « mythe moderniste » plus qu’une réalité de ce mouvement21.

La garantie et la lutte des classes

Cette dialectique conflictuelle de l’ancien et du nouveau, on la trouve également au fondement de la marchandise. Notre problème aujourd’hui est de conjurer la révolution continue des choses, d’interrompre la fuite en avant qui remplace sans cesse le dernier gadget par un nouveau, lui-même aussitôt frappé d’obsolescence et jeté comme ses prédécesseurs dans les poubelles de l’histoire matérielle.

Voici une première réponse, en apparence toute simple : stabiliser le système des objets supposerait d’étendre la durée de leur garantie. 80 % des marchandises sous garantie sont ramenées au vendeur ou au constructeur (ou à l’un de ses sous-traitants) afin d’être réparées22. Ce pourcentage varie selon les objets : une montre n’est pas une imprimante, même lorsque leur prix est identique. Les affects qui y sont investis ne sont pas du même ordre et leur espérance de vie calculée différemment par la personne qui les possède. Mais l’estimation globale est celle-là.

Or, après échéance de la garantie, ce chiffre chute de plus de moitié, à moins de 40 %. À tort ou à raison, l’acheteur juge alors plus pratique et/ou moins onéreux de racheter un nouveau grille-pain ou un nouvel ordinateur. Moralité : plus on étend la durée de la garantie, plus les marchandises sont réparées et plus, donc, elles sont durables. Le rythme de leur renouvellement, de l’exploitation des ressources naturelles et des flux d’énergie qu’impliquent leur fabrication et leur cycle de vie s’en trouve par là même ralenti. La garantie, ça n’a l’air de rien, c’est pourtant un puissant levier de transformation économique et, par là même, politique.

On retrouve ici l’intelligence des mouvements sociaux : l’extension de la durée de la garantie est une revendication portée aujourd’hui par un collectif d’associations. Les Amis de la Terre, soutenus notamment par France nature environnement, Halte à l’obsolescence programmée (HOP) et le Réseau action climat, ont initié une pétition demandant l’extension de la garantie à dix ans23. La loi Hamon de 2014 (ou « loi consommation ») met le droit français en conformité avec une directive européenne qui remonte à 1999, fixant à deux ans la durée de la garantie. Auparavant, elle pouvait être inférieure, d’un an par exemple. Le passage à dix ans nous ferait basculer dans un autre monde, la forme marchandise s’en trouverait bouleversée. Des organismes tels que l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), Terra Nova, l’UFC-Que choisir et le Commissariat au développement durable ont également pris position en faveur d’un allongement de la durée de garantie, de trois à cinq ans par exemple.

Les industriels, de leur côté, s’opposent bec et ongles à cette mesure. On comprend pourquoi. Moins de marchandises déversées sur les marchés signifie, toutes choses égales par ailleurs, moins de profits. La réparation, certes, pourrait devenir un secteur profitable. Elle l’est déjà dans certaines filières. Mais cela impliquerait de repenser de fond en comble les modèles productifs en vigueur.

C’est le consommateur qui in fine supportera le coût d’une augmentation de la durée de la garantie, disent les industriels. Les demandes de réparation (beaucoup) plus nombreuses susciteront des frais supplémentaires pour les fabricants et les vendeurs, qu’ils répercuteront immanquablement sur les prix. Variante : l’emploi en pâtira, puisque le chiffre d’affaires des entreprises concernées diminuera. La Fédération du commerce et de l’industrie, mais aussi des enseignes comme Darty ont mis en avant ces arguments lorsque était envisagée l’inclusion de l’allongement de la durée des garanties légales dans la loi Hamon24.

Ou alors, ajoute-t-on, c’est l’innovation qui risque de s’essouffler. Le turnover des produits incite les industriels à créer des technologies toujours nouvelles. Sans lui, la recherche et développement (R&D) perd sa centralité dans le fonctionnement du capitalisme. Là encore, le consommateur sera la première victime, puisqu’il ne pourra changer de smartphone aussi souvent qu’il le souhaitera. Garantir des marchandises plus longtemps suppose qu’elles soient produites autrement, avec des matériaux durables et donc plus coûteux. C’est la fin de la civilisation du jetable, pilier, depuis l’invention du rasoir Gillette, à la fin du XIXe siècle, de la société de consommation25.

La vie des objets, on le voit, est sous-tendue par des rapports de force entre classes sociales. La garantie, c’est la lutte des classes appliquée à la durée de vie des objets.

Des garanties, il en existe de nombreuses sortes, plus d’une trentaine de par le monde26. Je ne mentionnerai ici que les plus courantes, recensées par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), une branche du ministère de l’Économie27. Les garanties relatives aux transactions entre professionnels font l’objet d’articles spécifiques du code civil et du code de la consommation. Celles qui concernent les biens immobiliers également. Certaines marchandises, comme les biens « semi-durables » – par exemple les vêtements ou les chaussures – ne sont pas garanties, ce qui ne signifie pas qu’elles ne puissent pas être échangées si elles présentent un défaut. L’un des enjeux de la bataille pour l’extension de la garantie est de faire en sorte qu’elle couvre également les biens semi-durables28.

Entre l’acheteur non professionnel – vous et moi – d’un bien de consommation et un fabricant ou vendeur professionnel, il existe principalement trois types de garantie : la garantie légale de conformité, la garantie légale des vices cachés et la garantie commerciale, aussi appelée garantie contractuelle. Les deux premières sont obligatoires, gratuites et ne sont pas forcément écrites. On parle alors de « garantie implicite » (implied warranty). Elles accompagnent toutes les transactions commerciales. La troisième est facultative et souvent payante.

Tout bien doit être conforme à l’« usage attendu » d’un bien similaire, indique l’article 211-4 du code de la consommation. Une marchandise n’est pas une singularité. Elle appartient à une classe de marchandises, qui disposent de caractéristiques communes. Quand vous vous procurez l’une d’entre elles, vous vous attendez à ce qu’elle manifeste ces caractéristiques. Ainsi, si votre nouveau grille-pain ne grille pas le pain, votre énervement est légitime car, après tout, c’est pour cela que vous l’aviez acheté. La garantie légale de conformité vous garantit que telle marchandise appartient bien à telle classe de marchandises. Cela suppose un accord (tacite) entre le vendeur et l’acheteur sur la définition de l’« usage attendu » d’un bien, en l’absence duquel un litige survient. Cela suppose également que les biens soient produits de manière sérielle – on va y revenir.

La garantie légale de conformité s’applique, que le bien soit neuf ou d’occasion. L’incapacité de votre nouveau grille-pain à griller du pain peut résulter d’un défaut de fabrication, d’un problème d’emballage ou d’instructions de montage inadaptées. Dans tous les cas, il pourra être remboursé, remplacé, réparé, ou son prix diminué – en principe, c’est vous qui choisissez, sauf lorsque l’une ou l’autre de ces options entraîne des coûts beaucoup plus élevés pour le vendeur ou le fabricant. La garantie légale de conformité ne concerne pas les vendeurs non professionnels. Si je vous ai refourgué mon vieux grille-pain et qu’il ne marche pas, c’est dommage pour vous.

Cette forme de garantie est indépendante de l’intention du fabricant ou du vendeur : celui-ci peut être de parfaite bonne foi, ne pas savoir que le grille-pain qu’il a vendu ne grille pas le pain, il est quand même tenu responsable de la non-conformité de la marchandise qu’il a mise sur le marché. Le droit moderne, dans ce domaine comme dans d’autres, préfère ne pas se compliquer la vie avec des imputations d’intention, toujours difficiles à démontrer. Dans les sociétés prémodernes, l’intention avait une place plus grande dans le déclenchement de la garantie. En plus d’étendre la garantie à deux ans, la loi Hamon inverse la charge de la preuve : en cas de problème, c’est au fabricant ou au vendeur de démontrer que la marchandise n’est pas défectueuse, et non à l’acheteur qu’elle l’est. Jusqu’à échéance de la garantie car, ensuite, l’acheteur est livré à lui-même avec son produit.

La garantie contre les vices cachés est une deuxième catégorie, qui s’applique aux biens neufs ou d’occasion, que le vendeur soit professionnel ou non. L’article 1641 du code civil stipule : « Le vendeur est tenu de la garantie à raison des défauts cachés de la chose vendue qui la rendent impropre à l’usage auquel on la destine, ou qui diminue tellement cet usage que l’acheteur ne l’aurait pas acquise, ou n’en aurait donné qu’un moindre prix, s’il les avait connus29. » La distinction entre la non-conformité et le vice caché n’est pas toujours évidente, un vice caché affectant forcément l’« usage attendu » d’une marchandise. La non-conformité est une catégorie plus large, qui inclut le vice caché, mais également les cas où, par exemple, le nombre d’exemplaires d’un bien contenus dans un paquet n’est pas conforme au contrat.

Le consommateur peut intenter une action en garantie pour vices cachés contre le fabricant ou contre le vendeur. Même si le vice est le fait du premier (il tient le plus souvent à un défaut de fabrication), le second est également considéré comme responsable. Le défaut doit être antérieur à la vente du bien, ne pas résulter d’un « mésusage » par le consommateur. La garantie est une forme d’assurance : on s’assure contre un risque à venir, jamais contre un risque déjà survenu.

Enfin, sont dites « commerciales » ou « contractuelles » les garanties supplémentaires par rapport aux garanties légales. Elles sont proposées par le fabricant ou le vendeur. Lorsqu’elles le sont gratuitement – plus exactement, lorsque leur coût est intégré au prix de la marchandise –, il s’agit d’un argument de marketing pour inciter le consommateur à acheter cette marchandise plutôt que celle du concurrent. Lorsqu’elles le sont de manière payante, c’est une façon pour le vendeur de faire des profits.

Les garanties commerciales ne se substituent pas aux garanties légales, qui doivent être respectées quoi qu’il arrive. Elles sont forcément écrites. Elles régissent les conditions du service après-vente, en précisant par exemple si une partie des frais sera à votre charge ou si un autre exemplaire du même bien sera mis à votre disposition pendant la durée de la réparation. Dans le cas où la garantie émane du fabricant, on parle de « garantie constructeur ». Il arrive que celle-ci dépasse les deux ans, qu’elle s’étende par exemple de cinq à dix ans. La garantie commerciale est la principale garantie actionnée par les consommateurs en cas de défaut du produit.

À ces garanties commerciales s’ajoutent de plus en plus des « extensions de garantie ». Payantes, souvent chères, elles prolongent – pour une durée précisée par contrat – la couverture de votre bien en cas de dysfonctionnement, de bris ou de vol. Les nouvelles technologies sont l’un des facteurs de l’envol de ces extensions au cours des années récentes : téléphones portables, tablettes et ordinateurs sont des objets complexes, qui tombent en panne fréquemment, et à caractère ostentatoire, ce qui en fait la proie des voleurs. Ce sont en tout cas les arguments couramment avancés par leurs vendeurs pour encourager l’achat de ces extensions.

Une autre cause de leur développement est l’arrivée sur le devant de la scène des plateformes de distribution, de type Amazon. La concurrence de ces dernières a conduit les distributeurs traditionnels à tenter de reconstituer leurs marges par le biais de la vente d’extensions30. Selon une estimation, la moitié des marges de Darty se fait sur les extensions de garantie31.

Lorsque le collectif d’associations emmené par Les Amis de la Terre milite en faveur de l’extension de la durée de la garantie, il ne plaide naturellement pas en faveur des « extensions de garantie » privées. Il plaide pour l’accroissement de la durée des garanties légales gratuites. Dans la lutte des classes appliquée à la durée de vie des objets comme ailleurs, les puissances du marché cherchent à privatiser, le mouvement social à socialiser.

Brève histoire de la garantie

La garantie est ancienne, aussi ancienne que le commerce lui-même. La plupart des sociétés l’ont connue, même lorsque l’échange marchand n’existait pas. Le potlatch décrit par Marcel Mauss, par exemple, est sous-tendu par une sorte de garantie informelle : la peur de perdre la face du chef de tribu incapable de répondre au don par un contre-don de niveau supérieur ou équivalent. « On dit de l’un des grands chefs mythiques qui ne donnait pas de potlatch qu’il avait la “face pourrie” », raconte Mauss, à propos d’une tribu amérindienne32. La face du chef, le risque qu’il la perde, est un moyen de s’assurer que tout don sera suivi d’un contre-don. Lorsqu’il ne l’est pas, une sanction – en l’occurrence symbolique – s’exerce.

Quelle que soit l’époque, une transaction représente toujours un risque pour les parties. C’est évident pour l’acheteur, à qui le commerçant peut avoir vendu – intentionnellement ou non – une marchandise de mauvaise qualité ou ne permettant pas l’« usage attendu ». La vente est une promesse faite par le vendeur selon laquelle l’objet satisfera le besoin de l’acheteur. De la part de l’acheteur, elle suppose un pari sur la réalisation de cette promesse : n’étant pas encore en possession du bien, il n’a pas la preuve de cette conformité.

La garantie le protège des cas où la promesse n’est pas tenue. Aux yeux de l’acheteur, sa présence augmente les chances qu’elle le soit. Le vendeur a intérêt à ce que l’acheteur ne rapporte pas la marchandise, et donc à ne pas mettre sur le marché des produits non conformes ou défectueux. En ce sens, la garantie rétroagit sur les termes de la transaction. Elle construit la confiance entre échangeurs.

Mais un risque existe également pour le vendeur : celui que l’acheteur insatisfait rapporte son produit et demande à ce qu’il soit échangé ou remboursé. La publicité joue suffisamment sur ce ressort pour qu’il ne soit pas nécessaire de développer : « Satisfait ou remboursé ! » Lorsque le vendeur est de mauvaise foi, il ne sera pas étonné de voir revenir l’acheteur. Le plus souvent, il aura pris les devants et disparu. Mais s’il est de bonne foi, le risque peut être important pour sa réputation, et donc la viabilité de son activité. Imaginez que tous les acheteurs se présentent au guichet en même temps pour rapporter leur bien. Les pages des journaux sont pleines de cas – parfois de scandales – de ce genre.

Le producteur a donc lui aussi besoin de se protéger. C’est d’autant plus vrai dans les secteurs innovants, où la qualité de la marchandise et le degré de satisfaction qu’elle procure au consommateur ne sont pas stabilisés. La notion de « risque de développement » désigne les cas où une innovation industrielle occasionne, après avoir été mise sur le marché et à l’insu du fabricant, des nuisances sanitaires ou environnementales33. La garantie permet de codifier les conditions de la réclamation. La gestion de la réclamation, du service après-vente, est une branche à part entière du management, appelée warranty management (« management de la garantie ») dans le monde anglo-saxon34. Aux États-Unis, elle a ses revues spécialisées, comme Warranty Week (« La semaine de la garantie »), sous-titrée « La revue des professionnels de la garantie35 ».

L’une des premiers cas de garantie documentés se trouve dans le code babylonien de Hammourabi (environ 1750 avant J.-C.)36. Il y est question d’un architecte dont la maison qu’il a fait construire s’effondre, emportant son propriétaire avec elle. La garantie était de type « œil pour œil » : l’architecte est mis à mort. Si le fils du propriétaire avait succombé dans l’effondrement plutôt que le propriétaire lui-même, c’est le fils de l’architecte qui aurait été exécuté. La nature du préjudice entraîne une sanction de nature équivalente. Si la maison ne s’était pas effondrée mais que des défauts de construction avaient été constatés, des pénalités financières s’en seraient suivies.

Au cours de l’histoire, la garantie porte souvent sur les esclaves et le bétail, qui représentent longtemps une part importante des transactions commerciales. La loi des Douze Tables, les premières lois romaines écrites (Ve siècle avant J.-C.), stipule que, lors de la vente d’un esclave, ses tares physiques ou psychologiques doivent être portées à la connaissance de l’acquéreur. Il est interdit, ajoute-t-elle, de lui teindre les cheveux pour le faire paraître plus jeune et d’en augmenter ainsi la valeur sur le marché. De même, on ne fera pas avaler à un bœuf une potion revigorante dans les moments qui précèdent la vente afin de tromper l’acheteur sur la valeur de la bête.

Outre « œil pour œil » et les sanctions financières, la prise d’otage est une forme de garantie longtemps pratiquée. On échange alors des otages le temps de vérifier que les termes d’un contrat sont respectés par les parties. Ce type de garantie intervient moins lors des transactions commerciales qu’à l’occasion des traités de paix, par exemple en Europe au Moyen Âge37. Un traité de paix a la même structure logique qu’une transaction commerciale, à ceci près qu’il ne donne pas lieu à un échange de biens.

Du début de l’histoire humaine jusqu’au XXe siècle, producteurs, vendeurs et acheteurs se connaissent ou appartiennent à la même communauté. Le producteur et le vendeur sont souvent une seule et même personne – l’artisanat se caractérise par l’absence d’intermédiaires, c’est-à-dire d’une classe de marchands. L’acheteur ne connaît pas toujours le producteur/vendeur en personne, mais, le plus souvent, ils vivent dans la même région, si ce n’est le même village. Les technologies de transport et de communication modernes n’ont pas encore été inventées, qui mettront en mouvement les biens et les personnes, allongeant la distance entre lieux de production, de vente et de consommation. En achetant à un artisan, vous saviez que vous seriez amené à le revoir, par exemple sur le même marché la semaine ou le mois suivant. Et lui aussi. Par conséquent, il n’avait pas intérêt à vous escroquer.

Dans ce contexte, la publicité est la meilleure forme de garantie. La publicité non au sens actuel de marketing, mais au sens de caractère public de la transaction. Au Moyen Âge, les échanges doivent avoir lieu de jour et en public, au vu et au su de la communauté. « No sales by candle light or after the bell had rung for sunset » (« Pas de transaction à la lumière de la bougie ou après que la cloche annonçant le coucher du soleil a retenti »), dit un code anglais datant du XIVe siècle38. Ce qui n’est pas public court le risque d’être frauduleux. La nuit, en particulier, est le moment des transactions interlopes. Du fait de l’obscurité, l’acheteur n’est pas en mesure de se faire un jugement sur la qualité du bien. Aujourd’hui, sur les marchés financiers, les transactions ont lieu 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Mais, à Wall Street, la cloche qui annonce le début et la fin de la journée balise toujours le temps des transactions.

La publicité permet la formation de réputations : on sait à la longue que tel marchand est honnête et tel autre véreux. Le contrôle des transactions est direct, il procède de face-à-face répétés entre le producteur/vendeur et l’acheteur, qui font émerger des conventions sur la qualité des produits, et la réputation des échangeurs. En cas de défaillance dans la formation de ces conventions, la communauté intervient. Ainsi, lorsqu’un commerçant malhonnête est débusqué, il est paradé dans les rues et conspué, et ses produits frauduleux avec lui. Le supplice du goudron et des plumes, dont on connaît la version western, mais qui remonte au Moyen Âge, en est une variante. Le commerçant véreux est ensuite banni. Il en va de même du voleur.

Le rapport de force entre le producteur/vendeur et l’acheteur oscille depuis le Moyen Âge entre deux principes : caveat venditor et caveat emptor, soit « que le vendeur soit vigilant » et « que l’acheteur soit vigilant ».

Avant le XVIe siècle, caveat venditor prévaut. La vigilance doit être du côté du vendeur. L’emprise de l’Église sur les transactions commerciales est encore grande. Le profit est considéré avec soupçon et le vendeur tenu pour responsable des biens qu’il met en circulation.

Caveat emptor émerge au XVIe siècle et s’inscrit dans un ensemble de règles commerciales apparues au seuil de l’époque moderne, connues sous le nom lex mercatoria, ou « droit des marchands39 ». La lex mercatoria constitue une forme d’autorégulation du secteur marchand, concurrente du droit commercial des États (encore embryonnaire à l’époque), dont l’équivalent actuel serait l’arbitrage privé40. Au XVIe siècle, les réseaux marchands s’allongent et s’organisent. Ils enjambent les frontières des empires et des États, et échappent ainsi en partie à leur emprise juridique. Cette montée en puissance leur permet de peser sur les conditions de l’échange.

Caveat emptor donne l’avantage au producteur/vendeur. La fraude est certes punie et, lorsqu’une garantie explicite accompagne la vente, l’acheteur peut rendre le bien ou se le faire rembourser. Mais, dans tous les autres cas, la responsabilité de la transaction pèse sur les épaules de l’acheteur, même lorsque le produit est défectueux ou qu’il ne correspond pas à l’« usage attendu ». D’où l’idée que l’acheteur (emptor) doit être vigilant au moment de l’achat. Les garanties « implicites », c’est-à-dire légales et obligatoires, n’émergent que dans la seconde moitié du XXe siècle.

La faible protection dont bénéficie l’acheteur au temps de caveat emptor résulte d’un rapport de force favorable au vendeur. Mais elle s’explique aussi par le fait que les marchandises sont encore peu nombreuses et peu complexes. La plupart du temps, l’acheteur a les compétences pour évaluer leur qualité. Pour peu qu’il soit vigilant, il parviendra donc à débusquer la fraude. La situation qui consiste pour un acquéreur à ne pas savoir nommer la marchandise qu’il a sous les yeux, sans parler de comprendre comment elle fonctionne, est une expérience moderne. Jusqu’au XXe siècle, vous savez à qui vous achetez et vous savez ce que vous lui achetez41.

L’une des premières apparitions de caveat emptor a lieu lors d’un procès qui se tient à Londres en 1603 et qui porte sur un bézoard42. Un bézoard est une sorte de masse que l’on trouve dans l’estomac de certains animaux, à laquelle on attribuait jadis des vertus magiques ou curatives. Le plaignant affirme que l’objet qu’on lui a vendu n’est pas un bézoard, car il n’a aucune des vertus qui lui sont associées. La cour rejette sa plainte, car il n’a pas fait la preuve des intentions frauduleuses du vendeur. De surcroît, quand bien même ces intentions auraient existé, le bézoard n’était pas garanti.

Au cours du XIXe siècle, le renforcement des acteurs de l’offre – industriels et distributeurs – se poursuit, alors que, de leur côté, les consommateurs ne sont pas encore organisés. Le mouvement ouvrier, qui prend en charge, avant l’émergence des associations de consommateurs, une partie des revendications « consuméristes43 », est lui aussi en construction. Caveat emptor domine encore au début du XXe siècle. Jusqu’à la généralisation de la grande distribution, dans le dernier tiers du XXe siècle, on achète essentiellement à des gens qu’on connaît. Si vous n’êtes pas content de la qualité de la viande que vous a vendue votre boucher, vous le lui dites ou vous changez de boucherie. Mais, avec le capitalisme industriel, les Trente Glorieuses en particulier, la production et le commerce se compliquent, et avec eux la garantie.

Le « consommateur » est indissociable des protections juridiques qui l’accompagnent et qui par là même le constituent. Il est indissociable, en d’autres termes, de la garantie moderne. Avant le XXe siècle, il n’existe pas à proprement parler de consommateurs. Il existe des acheteurs. Le consommateur n’apparaît véritablement que lorsque sa protection devient un enjeu de politique publique.

L’émergence du « consommateur » résulte des transformations que subit le capitalisme à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Elle découle, plus précisément, des évolutions de la relation entre le capitalisme et l’État. Souvent, l’État favorise les intérêts des capitalistes, des industriels en particulier. Livré à lui-même, c’est sa pente naturelle. Mais, lorsque les classes populaires font entendre leurs voix et politisent les nuisances psychologiques, sociales et environnementales qu’elles subissent, l’État est susceptible de contenir et même d’aller à l’encontre de la logique du capital44. Faire l’archéologie de la garantie moderne, c’est s’interroger sur l’histoire des rapports conflictuels entre le capitalisme et l’État.

Les transformations du capitalisme altèrent les conditions de la transaction marchande. Le face-à-face entre le producteur et l’acheteur a de moins en moins cours dans le capitalisme du XXe siècle. Qui connaît l’agriculteur qui a élevé le bœuf dont la viande se trouve dans son assiette, ou le menuisier – en fait l’industriel – qui a fabriqué ses meubles ? Le producteur et le vendeur ne sont plus la même personne, la classe des marchands est montée en puissance. L’artisanat persiste, mais est résiduel. La distance s’est accrue entre les lieux de production, de vente et de consommation de la marchandise. Et il faut désormais dire les lieux de production, et non le lieu. Car la production s’est fragmentée. Aujourd’hui, une marchandise est le plus souvent constituée de composants fabriqués en des endroits différents et assemblés ailleurs encore. Les filières se diversifient et les intermédiaires sont multiples.

Cette fragmentation de la production s’accompagne de son internationalisation45. Les marchandises sont produites dans des pays différents de leur lieu de consommation. À l’époque où les transactions marchandes étaient publiques, l’acheteur pouvait compter sur la médiation de la communauté en cas de fraude. Mais la multiplication des juridictions nationales qui résulte de l’internationalisation de la production rend cette médiation incertaine. En cas de défaut sur un produit assemblé au Mexique à partir de composants produits en Chine, en Afrique du Sud et au Brésil, vers qui un consommateur hexagonal se tournera-t-il ?

Cette fragmentation complexifie non seulement la géographie, mais aussi les temporalités de la production. Une grande enseigne commande aujourd’hui pour être livrée quelques semaines, voire quelques mois plus tard. La durée des transactions s’allonge, alors qu’elles étaient on the spot auparavant. La finance joue un rôle crucial dans la gestion de cet allongement.

La production se massifie. « Massification » signifie quatre choses : sérialité, standardisation, diversification et complexification46.

Sérialité : la même marchandise est produite en série, à l’identique. L’artisan produisait lui aussi des vêtements en série. Mais en moins grand nombre, du fait de l’absence d’automatisation de sa production, et avec un degré de singularité plus élevé, chaque vêtement, même s’il découlait d’un même patron, étant « fait main ». Si le « fait main » est encore valorisé aujourd’hui, c’est qu’il passe pour être singulier, autrement dit pour échapper à la sérialité de la production de masse. Une certaine « aura » l’entoure, comme l’œuvre d’art selon Walter Benjamin. Et cette aura déteint sur la personne qui possède l’objet.

La production repose sur des standards, des « recettes pour la réalité » (recipes for reality), pour reprendre l’expression de Lawrence Busch47. Une recette spécifie les ingrédients qui entrent dans la composition d’un plat. Il en va de même pour les marchandises, dont la fabrication répond à des normes qualitatives et quantitatives, autour desquelles les acteurs d’une filière se mettent d’accord. Ces normes portent sur l’assemblage des composants, mais aussi leur emballage, leur installation, leur alimentation électrique… La standardisation, couplée à l’automatisation, permet la sérialité, c’est-à-dire la production d’une même marchandise en (très) grande quantité. Elle permet aussi l’interchangeabilité : deux usines situées aux antipodes peuvent produire le même composant et, si elles respectent les mêmes standards, l’assemblage peut avoir lieu. La standardisation est donc la condition de la fragmentation spatiale de la production.

Bien que les mêmes marchandises soient produites en grande quantité, le monde des objets qui nous entourent se diversifie. Aujourd’hui, on estime par exemple qu’un Allemand moyen possède 10 000 objets48. En Grande-Bretagne, en 2013, on dénombrait 6 milliards de vêtements, soit environ une centaine par adulte. Une bonne part de ces vêtements ne sort bien entendu jamais de l’armoire. Dans Life at Home in the 21st Century. 32 Families Open Their Doors, une équipe d’anthropologues emmenée par Jeanne E. Arnold a demandé à une trentaine de familles de lui ouvrir la porte de leur foyer. Elle a photographié les objets qu’elles possèdent, documentant ainsi des « scènes de la vie quotidienne49 ». L’impression qui en ressort est non seulement la quantité innombrable d’objets que nous possédons désormais, mais la très grande diversité de ces objets, et la diversité des rapports que nous entretenons avec eux.

La massification de la production s’accompagne d’une complexification des marchandises. Toutes les marchandises ne sont pas complexes. Certaines sont, comme on dit, « à faible valeur ajoutée » et proviennent souvent des économies en voie de développement. Mais la tendance est à un accroissement de la composition technique des biens. L’automobile et l’ordinateur sont deux marchandises qui peuplent notre quotidien et dont les mystères du fonctionnement échappent au commun des mortels. En cas de panne, nous nous en remettons à des spécialistes. Et, lors de l’achat, nos choix dépendent de critères de jugement indirects.

Quel impact sur la garantie ? Il est considérable. Ces transformations dans la sphère de la production accroissent les risques liés à l’achat. La marchandise devient inscrutable et l’acheteur se trouve démuni face à elle. Le fondement du principe caveat emptor qui a prédominé jusqu’à la fin du XIXe siècle était que l’acheteur pouvait examiner le bien avant de l’acquérir et qu’il avait les compétences pour se former un jugement à son propos. Un peu de vigilance de sa part suffisait pour ne pas se faire avoir. La distance croissante entre les lieux de production, de vente et de consommation des marchandises, de même que leur complexification croissante, invalident ces conditions. De plus, leur diversification rend le choix plus difficile : parmi ces nombreux modèles disponibles sur le marché, quelle voiture choisir ? Quel ordinateur, quelle armoire, quel cadeau pour mon neveu, quel yaourt, quelle destination pour le week-end ?

C’est dans ce contexte que se mettent en place des procédures de qualification de la marchandise, privées et publiques, qui donnent naissance à la figure du « consommateur ». Le consommateur, c’est l’acheteur en tant qu’il est protégé, en tant, plus précisément, que la question de sa protection devient un enjeu de lutte entre forces sociales : industriels, État, syndicats, mouvements sociaux… La garantie est l’un des principaux objets de cette lutte. Caveat emptor ne disparaît pas. Cette maxime, on l’a dit, repose sur la puissance d’organisation des acteurs de l’offre, qui ne se dément pas dans le capitalisme contemporain. Mais cette puissance se voit désormais opposer des contrepoids, qui remettent caveat venditor dans le jeu. Puisque les transactions ne s’effectuent plus en face-à-face, un substitut à la publicité des transactions doit être trouvé. Ce substitut n’est autre que la garantie moderne.

L’émergence de la garantie moderne résulte de processus internes et externes au droit. Le droit enregistre périodiquement des évolutions en cours dans le monde social, en particulier dans la sphère productive. Mais il a également des effets performatifs, qui influent sur les modalités de la transaction.

Une distinction entre acheteur « professionnel » et acheteur « non professionnel » se fait jour. Le premier, étant un spécialiste en son domaine, est réputé capable de se faire une opinion concernant le produit. Ce n’est pas le cas du second, citoyen lambda, qui se voit par conséquent entouré de garanties spécifiques. Aux garanties « explicites » (express warranty), le plus souvent écrites, s’ajoutent des garanties « implicites », obligatoires et tacites. Le nombre de marchandises sous garantie augmente. Alors qu’auparavant la garantie était rare et laissée au bon vouloir des échangeurs, elle s’affirme comme une institution de marché structurante.

Dès la seconde moitié du XXe siècle, la garantie devient une arme dans la concurrence entre producteurs. Proposer au client une durée de garantie supérieure à celle de vos concurrents est une manière de l’attirer50. C’est dans l’industrie automobile que cette arme est d’abord employée. Jusque dans les années 1960, la forme standard de garantie pour les voitures aux États-Unis est de trois mois et 4 000 miles51. À l’époque, les constructeurs ne cherchent pas à se différencier sur ce terrain. Certaines composantes de la voiture, comme les roues ou la batterie, disposent parfois de garanties particulières, proposées par le fabricant ou par le constructeur.

Mais la concurrence entre marques s’intensifie, avec notamment l’arrivée sur le marché des voitures allemandes et japonaises. Les surcapacités productives qui en résultent sont l’une des causes de la crise des années 197052. Surtout, elles donnent lieu à une concurrence accrue entre constructeurs, dont l’un des enjeux est la garantie. Warranty war est le nom donné à cet épisode par les historiens. En 1967, Ford accroît la garantie de ses véhicules à deux ans et 24 000 miles. La concurrence réplique. En 1981, Chrysler l’étire à cinq ans et 50 000 miles. En 1987, General Motors passe à six ans, sans limites de miles, autrement dit en supprimant le critère de l’usure du véhicule. Au début des années 2000, les marques japonaises – Toyota, Honda, Suzuki… – offrent les garanties les plus attrayantes.

Le mouvement de défense des consommateurs, qui se structure à la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe siècle, joue en parallèle un rôle déterminant dans l’émergence de la garantie moderne. Lors des Trente Glorieuses, les « droits du consommateur » deviennent un enjeu de politique publique important. La publicité monte en puissance, comme l’illustre la série Mad Men, dont l’action se situe dans les années 1950 et 1960. Aux États-Unis, en 1900, les dépenses publicitaires globales s’élevaient à 542 millions de dollars. En 1930, elles passent déjà à 2,6 milliards de dollars53. Non seulement la publicité croît, mais sa nature évolue. En 1900, 60 % des publicités portent sur les caractéristiques du produit : ce rasoir rase bien, ce grille-pain grille bien le pain. En 1930, ce pourcentage tombe à 20 %. De plus en plus, la publicité évoque l’« expérience » que constitue la possession de la marchandise. La campagne Marlboro Man, lancée en 1955, ne parle pas de cigarettes. Elle décrit l’univers auquel une Marlboro donne accès.

Dans ce contexte, il s’agit pour les associations de consommateurs non plus seulement de se prémunir contre les fraudes, mais de se défendre face la manipulation publicitaire. Le consommateur a beau être vigilant, comme le lui recommande la maxime caveat emptor, au sein du capitalisme « tardif », le rapport de force lui est totalement défavorable. C’est pourquoi il a besoin d’aide.

L’après-guerre voit l’émergence de ce que l’historienne Lizabeth Cohen a appelé la « république des consommateurs54 ». Cette notion s’applique à l’origine aux États-Unis, mais elle peut être généralisée, en y incluant même à certains égards l’Union soviétique55. L’idée est simple : la démocratie suppose la prospérité. L’absence de prospérité donne lieu à des « crises de gouvernance », comme le dira en 1975, à la fin des Trente Glorieuses, le rapport « La crise de la démocratie » rédigé par la commission trilatérale de Michel Crozier, Samuel Huntington et Joji Watanuki. La « crise de la démocratie » qu’évoquent les auteurs résulte de l’essoufflement du capitalisme d’après guerre, plus précisément des demandes de bien-être matériel excessives que des populations occidentales qui y sont désormais habituées adressent à un capitalisme qui ne peut plus suivre.

Or l’une des dimensions de cette prospérité est la « consommation de masse ». Une consommation dynamique, dit-on, est une condition de la démocratie. Afin que la consommation contribue à la prospérité et donc à la démocratie, des politiques publiques doivent être mises en œuvre qui garantissent au consommateur un « pouvoir d’achat » suffisant – c’est l’époque du keynésianisme triomphant – et qui le protègent des pratiques frauduleuses ou manipulatrices.

Le consommateur doit être mis en condition de faire des choix avisés. Les analogies entre le vote et la consommation, deux manières pour le citoyen d’exercer sa rationalité, fleurissent. L’électeur « fait son marché » ou, ce qui revient au même, le consommateur « élit » sa marque préférée. La citoyenneté moderne n’est pas seulement politique, elle est aussi économique.

Que choisir ?

Tout au long du XXe siècle, des institutions publiques visant à protéger le consommateur apparaissent. En 1914 est créée aux États-Unis la Federal Trade Commission (FTC), une agence gouvernementale56. « Protecting America’s consumers » est son mot d’ordre. Elle vise à « empêcher les pratiques commerciales anticoncurrentielles, trompeuses ou injustes, permettre au consommateur de faire des choix informés, et améliorer la compréhension des mécanismes de la concurrence par le public, ceci sans alourdir indûment la légitime activité commerciale57 ». Jusqu’à la création de la FTC, le commerce était pour l’essentiel régulé à l’échelle des États. Il n’existe pas de réel équivalent en France, mais c’est la DGCCRF du ministère de l’Économie qui s’en rapproche le plus58. Toutes deux ont en charge de veiller à la mise en œuvre des dispositions légales concernant la garantie.

Des associations se forment, qui testent les produits et font des recommandations à leurs adhérents. Elles institutionnalisent la méfiance envers les producteurs et les vendeurs59. Certaines de ces associations remontent à la fin du XIXe siècle et aux premières années du XXe siècle. Mais c’est en 1927 qu’est créée aux États-Unis Consumers Research, la première association de consommateurs au sens actuel, qui publie le Consumers Research Bulletin. Le modèle se diffuse rapidement. On dénombrait plus de deux cents associations de consommateurs dans ce pays à la fin du XXe siècle. Certaines sont d’emblée indépendantes, d’autres liées aux syndicats, d’autres encore ont pour vocation l’avancement de la cause des femmes. La consommation étant considérée comme de leur ressort, les aider dans leurs choix de consommation est une manière de leur faciliter la vie et de renforcer leur pouvoir. L’Allemagne (1925) et la Finlande (1939) comptent parmi les premiers pays où sont créées des associations de consommateurs.

En France, l’Union fédérale des consommateurs (UFC)-Que choisir est fondée en 1951. L’Institut national de la consommation, qui publie le magazine 60 millions de consommateurs, l’est quant à lui en 196660. Cet institut réunit une quinzaine d’associations de défense des consommateurs agréées par l’État, sur la base de leur représentativité (nombre d’adhérents) et de leur indépendance par rapport aux regroupements patronaux et syndicaux. Dans certains pays européens, dont la France, l’État participe activement à la création des associations de consommateurs. Le premier président de l’UFC, André Romieu, était un haut fonctionnaire membre du cabinet d’Antoine Pinay61. Un technocratisme typique de cette période de « modernisation » de la France est à l’œuvre dans certains secteurs du mouvement consumériste62. Un secrétariat d’État à la consommation est créé sous Valéry Giscard d’Estaing en 1976. Il se transforme en ministère avec l’arrivée au pouvoir de Mitterrand63.

En Grande-Bretagne, l’État encourage l’émergence de regroupements de consommateurs pour gérer la pénurie dès la Première Guerre mondiale. Un « conseil des consommateurs » est alors mis en place, qui sera la matrice d’organismes de régulation de la consommation après guerre. La guerre est un moment de la vie des sociétés où la question de la consommation se pose avec acuité. Le marché noir voit la résurgence de formes de transactions marchandes prémodernes, où l’acheteur est livré à lui-même : caveat emptor !

L’État n’est pas le seul acteur à favoriser l’émergence des associations de consommateurs. Dans certains pays, les assureurs jouent un rôle déterminant. Lorsqu’un appareil électrique dysfonctionne et met le feu à un appartement, ou qu’une voiture aux freins défectueux occasionne un accident, c’est l’assureur qui couvre les frais. C’est pourquoi les assureurs ont intérêt à ce que les appareils ne prennent pas feu et que les freins freinent. Des alliances « objectives » se nouent ainsi entre mouvements de consommateurs et certains secteurs de l’économie. Underwriters Laboratory, l’une des plus anciennes agences américaines de certification, est créée en 1894 à l’initiative d’assureurs (underwriter signifie « souscripteur »), afin de tester la fiabilité des installations électriques.

En 1975 est promulguée aux États-Unis la loi Magnuson-Moss, du nom du sénateur et du représentant à la Chambre qui l’ont parrainée. Cette loi homogénéise les dispositions légales concernant la garantie à l’échelon fédéral. Le mouvement consumériste pèse de tout son poids sur sa rédaction. L’une de ses figures de proue est l’avocat Ralph Nader, par la suite candidat à la présidence des États-Unis. Dans les années 1960, Nader se fait une spécialité de dénoncer la mise en danger des citoyens par les industriels, notamment les constructeurs automobiles64. L’un de ses célèbres livres, Unsafe at Any Speed, qui détourne une publicité de l’époque, paraît en 196565. Son influence se fait ressentir jusqu’à la France : lors du salon des consommateurs qui se tient à Paris en octobre 1972, Nader participe à un débat qui a pour titre « Le consommateur a-t-il un pouvoir66 ? » C’est la version de gauche de la « république des consommateurs » évoquée par Lizabeth Cohen.

La loi Magnuson-Moss simplifie et clarifie les termes de la garantie. Jusqu’au milieu des années 1970, les garanties étaient écrites dans un jargon légal impénétrable par le consommateur. Elle codifie les garanties implicites, qui de ce fait n’auront plus à être explicitées lors des transactions commerciales. Elle précise également les mécanismes de règlement des différends. Aux États-Unis, les class actions, ou « actions de groupe », sont une pièce centrale dans l’arsenal juridique. Elles permettent à des consommateurs victimes d’un même vice caché, par exemple, de poursuivre en justice le fabricant ensemble, en mutualisant les frais de procédure. La série Damages met en scène une avocate – incarnée par Glenn Close – spécialisée dans ces actions de groupe.

En France, les articles de loi concernant la garantie prennent place dans le code de la consommation, promulgué par le gouvernement Balladur en juillet 1993. Le projet de codification du droit de la consommation remonte au début des années 1980. Ce code rationalise les lois et règlements concernant la consommation, notamment la garantie, jusque-là dispersés. Aujourd’hui, il est constitué de huit livres, les articles concernant la garantie se trouvant notamment aux livres II (« Formation et exécution des contrats ») et IV (« Conformité et sécurité des produits et services »)67.

La loi de consommation, ou « loi Hamon », de 2014 introduit les actions de groupe en France. Deux ans après la promulgation de cette loi, fin 2016, l’Institut national de la consommation recensait neuf actions de groupe en cours68.

Les actions de groupe sont une conséquence logique de la standardisation des marchandises : les membres du « groupe » ont tous acheté la même marchandise défectueuse. Si ces marchandises avaient été singulières, ils ne formeraient pas un « groupe ». En ce sens, la standardisation n’a pas que des désavantages pour le consommateur. C’est la raison pour laquelle certaines des premières associations de consommateurs militaient en sa faveur au début du XXe siècle69. Une marchandise standardisée ne requiert pas de l’acheteur qu’il se fasse une opinion sur elle. Étant standardisée, ses caractéristiques répondent à des normes. À l’achat, elle présente donc un risque moindre qu’un bien singulier, qui a ceci de singulier qu’il ne répond justement pas à des normes. Plus la marchandise correspond à une catégorie générale, à un « usage attendu », moins il y a de risques que je me fasse avoir.

Protéger l’investissement

Voilà la dialectique de l’ancien et du nouveau qui sous-tend la marchandise. Le capitalisme exige que le rythme de renouvellement des marchandises soit en permanence accéléré. Sa survie, c’est-à-dire le maintien du taux de profit, est à ce prix. Mais cette accélération est contrebalancée par des mécanismes stabilisateurs, qui inscrivent les biens qui nous entourent dans la durée. La garantie est l’un d’entre eux. La durée en question est relative. Plus précisément, elle est l’objet d’une lutte entre classes sociales, dont certaines ont intérêt à la raccourcir et d’autres à la prolonger. Au milieu de cette lutte se trouvent l’État et sa puissance – ou impuissance – régulatrice. Mais, tout comme l’œuvre d’art moderne, la marchandise capitaliste ne saurait exister comme pure nouveauté.

La garantie est un mécanisme de gestion du risque – le risque que la marchandise soit défectueuse. Ce risque existe de tout temps. Une marchandise, après tout, est une chose, qui à ce titre est périssable à chaque étape de son cycle de vie. Mais ce risque s’accroît à mesure que les marchandises deviennent inscrutables : diverses, complexes et produites loin de leur lieu de consommation. Il s’accroît avec le capitalisme « tardif », celui d’après la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à aujourd’hui.

Qui porte le risque ? C’est tout l’enjeu de la définition des termes de la garantie, eux aussi objets d’une lutte. Dans la littérature managériale et juridique sur la question, il existe trois théories de la garantie70. La première est la théorie de l’« exploitation ». Selon elle, la garantie est une manière pour le producteur et le vendeur d’exploiter le consommateur. Garantir une marchandise implique d’augmenter son prix, le coût des réparations potentielles étant intégré par avance à ce dernier. Mais comme la plupart des marchandises ne sont pas défectueuses, c’est une manière de tirer profit d’un rapport de force commercial défavorable au consommateur.

L’exploitation du consommateur passe également par l’introduction de « clauses » (disclaimers) plus ou moins abusives dans les garanties. Ces clauses, on les connaît tous : elles sont généralement rédigées en caractères minuscules et font la liste des (nombreux) cas de figure exclus de la couverture. En France, la lutte contre les clauses abusives a fait l’objet d’une loi en 197871. Toute la question est évidemment de déterminer ce qui relève de l’abus ou non… La théorie de la garantie comme « exploitation » était dominante avant l’émergence, dans les années 1970, des grandes lois de protection des consommateurs. À la question de savoir qui porte le risque, elle répond : le consommateur.

La deuxième théorie est la théorie du « signal ». La garantie, de ce point de vue, est un signal relatif à la qualité du produit que le fabricant et le vendeur envoient au consommateur. Et plus la garantie est longue, plus cette qualité paraît être grande et la marchandise être durable. Car en offrant une garantie à mon client, je prends le risque de devoir assumer les coûts de la réparation dans l’éventualité d’un produit défectueux. La garantie est donc une sorte d’« acte de langage » par lequel le producteur atteste la qualité du produit, un acte qui l’incite rétroactivement à mettre sur le marché des marchandises de bonne qualité, s’il souhaite s’épargner les coûts de la réparation.

Face à cet acte de langage, le consommateur a deux possibilités. Il peut considérer que la garantie est un signal sincère concernant la qualité de la marchandise, ou alors se dire qu’elle cache quelque chose, que si la marchandise est sous garantie, c’est peut-être justement qu’elle n’est pas de bonne qualité. Si le producteur est confiant dans la qualité de son produit, pourquoi donc éprouve-il le besoin de le garantir ?

Cette alternative est en partie tranchée par l’intervention d’un tiers dans la relation marchande : l’État, qui garantit que la garantie sera appliquée en cas de défaut sur la marchandise. L’État est une instance de garantie de la garantie. Il garantit que le producteur et le vendeur ne se soustrairont pas à leurs obligations si le produit est avarié. C’est en tout cas le rôle qu’il devrait jouer s’il voulait protéger efficacement les consommateurs.

La troisième théorie est la théorie de l’« investissement72 ». Celle-ci stipule que la garantie représente un coût à la fois pour le producteur, le vendeur et le consommateur, mais un coût qu’il est rationnel pour chacun d’eux de consentir. Du point de vue du consommateur, la garantie permet, comme une assurance, de se couvrir en cas de défaillance du bien. Elle représente certes un coût, mais un coût inférieur à celui qu’il devrait supporter si la marchandise se révèle défaillante.

Du point de vue du producteur et du vendeur, garantir le bien représente également un coût, mais c’est une manière de fidéliser le client, de l’assurer de leur sérieux, de la qualité de leurs marchandises et d’investir dans une relation commerciale de long terme avec lui. Dans la durée, garantir ses produits est donc profitable. À la question de savoir qui porte le risque, la théorie de l’« investissement » répond donc : tous les contractants.

Protéger l’investissement est un enjeu crucial pour les capitalistes. Si la marchandise ne trouve pas d’acheteur pour une raison ou une autre, ou si elle en trouve un, mais que celui-ci la rapporte au magasin parce qu’elle est défectueuse, le retour sur investissement n’a pas lieu. Marx parle de « réalisation » de la marchandise : la marchandise ne devient « réelle » qu’une fois vendue. Si elle ne l’est pas, elle demeure économiquement virtuelle, autrement dit les investissements qu’avait nécessités sa production ne sont pas rétribués.

Ce risque que courent les marchandises explique que le capitalisme, depuis qu’il existe, ait mis en place des dispositifs de protection de l’investissement. L’assurance moderne émerge au XVIIe siècle au moment où le capitalisme part à la conquête du monde73. Les océans sur lesquels s’effectue cette expansion sont loin d’être sécurisés à l’époque. Naufrages, tempêtes, piraterie, incendies ou encore épidémies surviennent fréquemment, mettant en péril équipages et cargaisons. Les premières formes d’assurance moderne se développent dans le secteur maritime. Elles permettent de s’assurer que même lorsque les marchandises sont détruites à la suite d’un naufrage ou d’un pillage, quelque chose de leur valeur demeure, sous la forme du dédommagement versé par l’assureur.

Ainsi, en plus d’avoir une « valeur d’usage » et une « valeur d’échange », les marchandises ont une « valeur assurantielle »74. Elles engendrent de la valeur en tant qu’elles sont assurées, en tant que le moment de leur destruction possible est anticipé. Par la suite, tout au long de l’histoire moderne, l’assurance se diversifie. Elle en vient à couvrir les citoyens face aux aléas de la vie : maladie, vieillesse, accident, chômage… Cette mutation suppose un processus de socialisation de l’assurance, à l’origine privée.

L’arbitrage international est un autre mécanisme de protection de l’investissement75. Les États-nations modernes se dotent dès le XVIIe siècle d’un droit commercial, qui régit les transactions sur leur territoire. Mais que faire lorsque le commerce s’internationalise, lorsque le commerce international s’intensifie ? Dans quelle juridiction nationale inscrire un litige entre contractants appartenant à des pays différents ? Avant la montée en puissance du droit commercial international, en fait en concurrence avec lui, se développe l’arbitrage privé76. Il s’agit d’un moyen pour les marchands d’échapper aux contraintes que cherchent à leur imposer les États. Mais c’est également un mode de règlement des différends qui permet de construire la confiance entre échangeurs relevant de juridictions nationales distinctes. À ce titre, l’arbitrage atténue les risques inhérents à l’allongement des circuits commerciaux. Il est depuis le XVIIe siècle une condition de possibilité de la mondialisation du capital.

La garantie est elle aussi un mécanisme de protection de l’investissement. Si caveat emptor a régné pendant plusieurs siècles, c’est parce que les cours de justice considéraient que si le producteur était systématiquement tenu pour responsable des défauts de ses marchandises, le risque de faillite serait trop élevé77. Personne dans ces conditions ne prendrait le risque d’investir, et en particulier de mettre sur le marché des produits nouveaux, à la qualité par définition incertaine. Faire reposer la responsabilité sur les épaules de l’acheteur était donc une manière de protéger les producteurs, c’est-à-dire de permettre au capitalisme de se développer. Au cours du XXe siècle, les lois de protection du consommateur sont venues contrebalancer ce principe.

L’argument est le même que pour les sociétés à responsabilité limitée (limited liability), dont l’une des origines remonte aux « sociétés à commandite » de l’époque napoléonienne, au début du XIXe siècle78. « Responsabilité limitée » signifie que les actionnaires ne sont pas personnellement solidaires en cas de faillite de l’entreprise. Lorsque ce principe s’impose au XIXe siècle, après de nombreux débats, c’est afin de permettre aux investisseurs d’investir avec un minimum de risque. Si la responsabilité est « illimitée », affirment alors les partisans de la responsabilité limitée, ils n’investiront pas, et donc l’économie ne pourra croître. Ceci conduit à une situation optimale pour l’investisseur : il engrange les profits si l’entreprise est prospère et peut en toute tranquillité retirer ses billes en cas de faillite.

La « moralisation » du capitalisme dont se gargarisent nos gouvernants passerait en pratique par quelques mesures simples : parmi elles, il y aurait la suspension de la « responsabilité limitée » et l’allongement de la durée de la garantie à dix ans.

Le marché des extensions de garantie

Aujourd’hui, le capitalisme sait tout marchandiser. Il sait même marchandiser les marchandises une seconde fois après que vous les avez payées. Une forme de marchandisation au carré ou de remarchandisation, en somme. Les « extensions de garantie » prolongent, on l’a vu, la durée de garantie d’un bien. Elles débutent lorsque les garanties légales prennent fin et s’étendent le plus souvent d’une à trois années supplémentaires. C’est une sorte d’aveu de la part de la firme : les marchandises que je vous vends ne tiendront pas jusque-là, il serait mieux pour vous de prolonger la durée de la garantie.

Point important : ces extensions sont à vos frais. C’est ce qui explique que, lorsque vous achetez votre lave-linge ou votre écran plat, le vendeur s’empresse de vous en parler, plutôt que de vous rappeler les garanties légales auxquelles vous avez droit et qui se trouvent être gratuites. Chez Darty ou à la Fnac, la vente d’extensions de garantie est incluse dans la « VIM » (variable individuelle magasin) – ou la « REC » (rémunération expérience client) du vendeur, soit la part de son salaire qui dépend de ses « performances79 ». Il faut reconnaître au capitalisme un certain talent pour camoufler son immoralité sous des acronymes bidon. Le salaire du vendeur est indexé sur l’angoisse qu’il parvient à éveiller en vous de voir votre lave-linge ou votre écran plat vous lâcher quelques mois après l’achat. La voilà, l’« expérience client ».

Une extension de garantie peut atteindre jusqu’à 30 % du prix du bien. Pour une imprimante à jet d’encre de 120 euros, elle s’élève à environ 40 euros80. Je parle d’imprimante car il s’agit par excellence de marchandises sujettes à l’obsolescence programmée. Au point que, en septembre 2017, l’association Halte à l’obsolescence programmée (HOP) – l’un des soutiens de la campagne des Amis de la Terre en faveur de l’extension de la garantie à dix ans – a déposé la première plainte pour obsolescence programmée contre des fabricants d’imprimantes81. HOP accuse Epson, Canon, HP et consorts, entre autres choses, de contraindre l’usager à racheter des cartouches en bloquant les impressions, alors que ces cartouches contiennent encore de l’encre.

La lutte contre l’obsolescence programmée est prévue dans la loi de transition énergétique de 2015. Démontrer l’intention du fabricant n’est pas aisé, car il aura beau jeu de rétorquer que tel composant de piètre qualité a été utilisé pour faire baisser le prix plutôt que pour diminuer sciemment la durée de vie du bien. Raison pour laquelle le recours au droit n’est que l’une des dimensions d’une stratégie globale de lutte contre l’obsolescence.

Une « enquête fiabilité » d’UFC-Que Choisir menée en 2013 portant sur une douzaine d’appareils électroménagers courants (fours, réfrigérateurs, lave-linge…) montre que le taux de panne est élevé entre six mois et deux ans : « Sur les appareils qui ont connu une panne, un tiers des lave-vaisselle et plus de la moitié des réfrigérateurs ont eu leur première panne dans les deux premières années après l’achat », affirme l’UFC82.

Mais si ces appareils tombent en panne avant l’échéance des garanties légales (deux ans désormais), quel besoin de prolonger la durée de la garantie au moyen d’une extension ? Première chose, le consommateur ne connaît pas ses droits. S’il les connaissait, il n’est même pas sûr qu’il les fasse valoir, car le parcours pour activer une garantie est semé d’embûches. Et pour cause : elle est gratuite, raison pour laquelle le vendeur ou le fabricant ne fera pas de zèle pour prendre en charge la réparation. Les associations de défense des consommateurs sont là pour informer et soutenir la démarche, mais le rapport de force avec les fabricants et les enseignes leur est défavorable.

Ensuite, le business des extensions de garantie s’ancre dans le désir de l’acheteur de voir son bien durer aussi longtemps que possible. L’alternative est toujours la même : s’acquitter du coût de l’extension pour que, en cas de panne après l’échéance des garanties légales, la marchandise puisse être réparée sans frais, ou alors risquer que, si elle tombe en panne, des frais de réparation trop élevés contraignent à l’achat d’un équipement neuf. Face à ce dilemme, nombre de consommateurs choisissent la première option. La propension à acheter l’extension augmente avec le prix de la marchandise. Ce sont les voitures qui engendrent le plus d’extensions de garantie. Plus le prix de la marchandise est élevé, plus le coût de l’extension représente une proportion moindre de ce prix.

Enfin, ces extensions couvrent – ou prétendent couvrir – des éventualités qui ne le sont pas toujours par les garanties légales. Sur un smartphone, une extension permettra d’étendre la garantie au vol, à la perte ou à certains mésusages, là où les garanties légales se limitent à la panne ou au bris. L’inscrutabilité croissante de la marchandise fait que les motifs de dysfonctionnement perçus ou réels sont nombreux. Ils incitent le consommateur à se couvrir.

Sauf que les extensions de garantie s’accompagnent de clauses de limitation de responsabilité de toute sorte. Certains composants, par exemple la batterie des smartphones ou l’éclairage des frigos, ne sont pas couverts. Les exceptions peuvent aussi être d’ordre géographique : si vous vivez au-delà d’une certaine distance de l’enseigne où vous avez acheté le produit, généralement entre 30 et 50 kilomètres, c’est à vous de le rapporter s’il tombe en panne, même si vous avez payé le prix fort pour une extension de garantie. Ou encore, la notice de l’appareil électrique comprenait des instructions de maintenance. Vous ne les avez pas suivies à la lettre ? Tant pis pour vous, la garantie ne s’applique pas, car la panne est réputée résulter d’un mésusage.

En août 2016, le géant des télécoms américain Comcast, le premier opérateur de câbles du pays, est visé par une plainte du procureur de l’État de Washington83. Comcast avait vendu à ses clients pour 73 millions de dollars d’extensions de garantie portant sur le câblage des télévisions et d’Internet. Ces contrats contenaient une clause formulée en des termes incompréhensibles par le commun des mortels, excluant de la garantie tous les câblages se trouvant à l’intérieur des murs – l’essentiel du câblage télé et Internet. Les clients étaient systématiquement déboutés de leur demande d’activation de la garantie.

L’extension de garantie est une source de profits considérable. Elle opère dans une « zone grise », à la frontière de la légalité et de l’illégalité84. Formellement, Comcast a parfaitement le droit d’introduire ce type de clause. Mais l’idée même de garantie perd alors son sens, la clause devenant quasi frauduleuse. Ce fut l’argument avancé par le procureur de l’État de Washington. Tout dépend de l’attitude de l’État : favorables aux intérêts privés ou prenant le parti des consommateurs ? C’est lui qui délimite la frontière entre la légalité et l’illégalité.

En 2016, le marché des extensions de garantie s’élevait aux États-Unis à 42 milliards de dollars85. Il était de 29 milliards dix ans plus tôt. Une augmentation de 45 %. Les extensions de garantie pour les voitures occupent la première place du classement en 2006 et en 2016. En 2006, celles des ordinateurs étaient en deuxième place, une position occupée, en 2016, par les téléphones portables. L’angoisse de se retrouver sans smartphone…

Les associations de défense des consommateurs recommandent de ne pas tomber dans le panneau des extensions de garantie. En novembre 2006, alors que les achats de Noël sont sur le point de commencer, l’association de défense des consommateurs Consumer Reports s’offre une pleine page dans USA Today, le principal quotidien national états-unien, sur laquelle est simplement écrit ceci : « Cher consommateur, contrairement à ce qu’affirme le vendeur, vous n’avez pas besoin d’une extension de garantie. Cordialement, Consumer Reports. » Cette annonce récusant le principe même des extensions de garantie avait suscité l’ire des enseignes, qui se réjouissaient de gonfler leurs marges avec l’arrivée du Père Noël.

L’attrait pour les extensions de garantie invalide cependant l’idée que nos subjectivités s’accommodent sans problème de la civilisation du jetable. Les extensions de garantie équivalent à un désir de durabilité. Ce désir ne trouve pas à l’heure actuelle d’alternatives à ces extensions, mais il pourrait s’en inventer d’autres.

Ces extensions sont parfois vendues aujourd’hui par des entreprises tierces, ou third parties, spécialisées dans ce business. Il s’agit d’intermédiaires financiers, qui fonctionnent comme des assureurs. Des sociétés telles que la Société française de garantie (SFG) ou Wertgarantie en Allemagne – qui a racheté la SFG en 2014 – en sont des exemples. Votre carte de crédit, Visa ou American Express par exemple, vous permet sous certaines conditions de vous prémunir en cas de défaillance d’un produit acheté ou loué.

L’extension de garantie, c’est de la finance. Son émergence prend place dans un contexte de financiarisation du capitalisme. Incapables de renouer avec le taux de profit des Trente Glorieuses, les capitalistes se sont mis depuis la seconde moitié des années 1970 à investir massivement dans la sphère financière, réalisant ainsi des profits « fictifs86 ». La financiarisation atteint aujourd’hui non seulement les opérateurs financiers proprement dits – fonds de pension, fonds d’investissement, hedge funds, assureurs et réassureurs, etc. –, mais aussi les industriels, dont les profits proviennent de plus en plus d’opérations financières.

La financiarisation affecte tous les secteurs de la vie sociale, et même matérielle. La nature elle-même est l’objet d’une financiarisation. Depuis une trentaine d’années, une série de produits financiers « branchés » sur la nature cherchent à tirer profit de la crise environnementale : marchés carbone, dérivés climatiques, banques d’actifs biodiversité ou encore obligations catastrophe87. La financiarisation de la nature est une façon pour le capitalisme d’essayer de faire remonter ou de stabiliser le taux de profit dans un contexte de crise de longue durée. Il en va de même de la financiarisation de la mauvaise qualité au moyen des extensions de garantie.

Ouvrir la boîte noire de la marchandise

Stabiliser le système des objets pour stabiliser les besoins. Non : stabiliser le système des objets pour libérer les besoins authentiques des besoins artificiellement créés par le marché. Les besoins authentiques, eux, n’ont aucune raison d’être limités. Et, pour stabiliser le système des objets, étendre la durée de la garantie. La garantie est une pièce centrale dans la politique des besoins qui accompagnera la transition écologique.

Allonger les garanties légales aurait toute une cascade d’implications. Cela supposerait d’abord de rendre les pièces détachées disponibles sur le long terme, dix ans si cet horizon est retenu, voire davantage. Sans pièces détachées, comment réparer un bien ? Limiter leur disponibilité est une stratégie des fabricants visant à provoquer l’obsolescence. Obtenir la pièce de rechange est long et fastidieux. Le vendeur n’est même pas sûr qu’elle existe encore. Pas le temps, je rachète un bien neuf.

La constitution d’un fichier central des pièces détachées par secteur, accessible à tous, est nécessaire. Des embryons de fichiers de ce type existent déjà, par exemple dans l’automobile. Il faut démocratiser l’accès aux pièces détachées. Leur commerce deviendra peut-être à l’avenir un secteur florissant de l’économie. La législation sur le secret industriel et le copyright ne pourra demeurer en l’état. Car, derrière le problème de la disponibilité des pièces détachées, c’est la question de la propriété privée qui se profile.

Le fabricant de matériel agricole John Deere vend des tracteurs et des moissonneuses-batteuses, mais il interdit à ses clients de les réparer eux-mêmes en cas de panne88. L’électronique ultra-sophistiquée que renferment désormais ces engins n’est accessible qu’aux experts de la marque et aux concessionnaires agréés. Ceci permet à la multinationale de vendre les pièces détachées et la réparation au prix fort, tout en maintenant sa clientèle captive. Une machine John Deere requiert des composants John Deere, ceux des marques concurrentes ne sont pas compatibles. Par ce biais, l’entreprise conserve également un monopole sur les « données massives » que renferment les engins, qui concernent l’épandage, la pulvérisation, les récoltes ; bref, toutes les informations qu’engendre l’activité agricole. Ces big data sont une mine d’or, revendue ensuite par exemple aux marchands de grain ou d’engrais.

Aux États-Unis, un mouvement d’agriculteurs « pirates » cherche à reprendre le contrôle des machines par des moyens illégaux. Ils bidouillent la mécanique et l’électronique, et se procurent des logiciels libres sur Internet, souvent en provenance de pays de l’Est. Dans certains États, par exemple le Nebraska, les élus commencent à sentir la pression. Des projets de loi sont en discussion qui permettraient aux agriculteurs de retrouver quelque liberté dans la maintenance de leur matériel. La démocratisation des pièces détachées, c’est cela.

Si l’on veut allonger la durée de la garantie, il faudra des réparateurs, et en nombre. En France, en dix ans, 50 % des réparateurs indépendants ont fermé boutique89. La réparation automobile se porte bien, mais en matière d’électroménager ou de cordonnerie le pays se désertifie. Ce chiffre est à mettre en rapport avec celui donné en début de chapitre : après échéance de la garantie, les consommateurs cessent de réparer, ils rachètent. En conséquence de quoi les réparateurs n’ont plus de travail. Si on allonge la durée de la garantie, cette noble profession retrouve toute sa place. Dans certains centres-villes, le mouvement Repair Café connaît un engouement90. Effet de mode rétro sans doute, mais aussi conséquence de la crise, qui conduit nombre de personnes à ne plus avoir d’alternative à la réparation.

La profession de réparateur a ceci d’intéressant qu’elle n’est pas délocalisable. Quand votre smartphone tombe en panne, il est parfois réparé à l’autre bout du monde, avant de vous être réexpédié. Ça, c’est quand la réparation passe par l’enseigne (cas le plus fréquent en France) ou par le fabricant (cas le plus fréquent en Allemagne, par exemple). Mais, quand un réparateur indépendant intervient, votre sauveur est là, devant vous, en chair et en os. Cela permet de battre en brèche l’argument du chômage avancé par les détracteurs de l’allongement de la garantie : en augmentant les coûts pour les fabricants et les distributeurs, il menacerait l’emploi. Au contraire, plus de garantie suppose plus de réparations, et donc de travail. Mais, bien sûr, la structure du marché du travail évoluera. Pour accompagner cette évolution, des mesures de reconversion devront être mises en œuvre par l’État.

Rendre les pièces détachées disponibles plus longtemps et ressusciter le secteur de la réparation ne servirait à rien si les marchandises n’étaient pas réparables, c’est-à-dire conçues pour pouvoir l’être. Or c’est de moins en moins le cas. L’ontologie de la marchandise a changé. Coller les composants ou les visser : ça change tout. Dans le second cas, vous pouvez dévisser et remplacer le composant endommagé. Dans le premier, vous êtes obligé de décoller, et recoller se révèle alors délicat. Pour les structures dites « monobloc », d’un seul tenant, c’est encore pire, puisque l’idée même de « composant » disparaît : il n’y en a plus qu’un seul, à prendre ou à jeter.

Les fabricants n’ont nul besoin de pratiquer l’obsolescence programmée stricto sensu. Il leur suffit de concevoir des marchandises impossibles à réparer. C’est beaucoup plus simple et juridiquement moins risqué. Historiquement, le design était du côté du progrès et même souvent de la révolution. Le fantôme de William Morris se morfond de l’asservissement de larges pans de cette discipline à la logique du capital.

Stabiliser le système des objets suppose d’étendre le principe de la garantie à des marchandises qui ne sont pas concernées jusqu’ici. Les biens semi-durables en particulier : vêtements, chaussures, fournitures de bureau ou certains meubles (les meubles Ikea sont garantis pour vingt-cinq ans, mais c’est une exception). Ces marchandises seront alors de meilleure qualité. La garantie obligera les fabricants à renoncer aux matériaux bon marché, susceptibles de se détériorer rapidement. C’est l’un des leviers de la relocalisation de la production, sans laquelle la transition écologique n’a aucune chance d’aboutir. Car les importations à bas coût, en provenance de l’autre bout du monde à grand renfort d’émissions de gaz à effet de serre, pourront difficilement se plier à cette contrainte. La mondialisation capitaliste, on l’oublie souvent, a pour condition une dégradation de la qualité des biens ainsi que l’absence de garantie pour beaucoup d’entre eux. Les industriels devront s’assurer que leurs fournisseurs, nombreux et géographiquement dispersés, leur procurent des composants de qualité91.

L’allongement de la durée de la garantie doit s’accompagner de l’affichage du « prix d’usage92 ». L’écologie politique retrouve ici un vieux problème : la dialectique de la « valeur d’usage » et de la « valeur d’échange » analysée par Marx et par les économistes classiques avant lui. Quand vous achetez une voiture, vous ne savez pas combien elle vous coûtera au total. Son prix correspond au transfert de la propriété du véhicule du concessionnaire à l’acheteur. Mais le carburant que vous allez brûler, les réparations plus ou moins nombreuses et coûteuses, les primes d’assurance, les éventuels accidents ; bref, tout ce que coûte une voiture pendant son cycle de vie n’est pas exprimé par son prix. « Le prix d’usage, dit la loi Hamon, qui a lancé une expérimentation en la matière, désigne la valeur marchande associée à l’usage du service rendu par un bien meuble, et non à la propriété de ce bien93. » En bon social-démocrate, Benoît Hamon a confié cette expérimentation au bon vouloir des industriels, sans la rendre obligatoire. Résultat : personne n’a entendu parler du prix d’usage.

C’est pourtant un outil de gouvernance potentiellement radical. Le prix affiché d’un bien peut être modique, mais son prix d’usage élevé. Les deux sont même souvent inversement proportionnels. Un prix bas est fonction de la piètre qualité des composants, et/ou – cela va généralement de pair – des conditions de travail désastreuses des producteurs. Mais cette piètre qualité, bien entendu, induit des coûts d’usage élevés. Elle accroît aussi le risque que la durée de vie du bien soit courte et que le consommateur doive en racheter un à brève échéance. Pour les biens « jetables », c’est même le but recherché. D’où l’idée que l’affichage du prix d’usage pourrait donner envie au consommateur de payer plus cher à l’achat, afin de s’épargner des frais élevés pendant le cycle de vie. Cela permettrait en retour aux fabricants d’intégrer dans leurs marchandises des matériaux de meilleure qualité et écologiquement soutenables.

Le calcul du prix d’usage dépend de la durée de vie « normale » du bien. Tout comme il y a un « usage attendu », il y a une durée de vie attendue, estimée à la conception et entrée dans nos représentations des objets qui nous entourent. Nous n’attendons pas la même durée de vie d’un frigo ou d’un smartphone. Pour les smartphones, le rythme de renouvellement par le consommateur est en moyenne de vingt mois94. Plus le produit est durable, plus son prix d’usage est bas, toutes choses égales par ailleurs, puisque le coût total de l’usage pourra être divisé en un plus grand nombre d’années. Mais cela dépend aussi de la nature du bien. Si, en vieillissant, une voiture occasionne des frais de réparation de plus en plus élevés, le coût d’usage explosera.

Afficher le prix d’usage consiste donc à ouvrir la boîte noire des prix. Aujourd’hui, quand on achète un aliment, on est informé de sa composition par l’étiquette : nutriments et calories notamment. Ces informations sont plus ou moins exactes et complètes, mais le principe est là. Cependant, on ne sait rien de ses conditions de production, du salaire des producteurs ou des marges des fournisseurs95. Cela vaut non seulement pour les aliments, mais à des degrés divers pour toutes les marchandises. Le commerce « équitable » tente de forcer cette boîte noire, afin de porter les mécanismes de formation des prix à la connaissance du consommateur. Mais il concerne un nombre limité de biens. L’affichage du prix d’usage doit s’accompagner d’une information précise portant sur l’ensemble du processus de production. Un nouveau type d’étiquette doit être rendu obligatoire, indiquant les conditions de travail qui ont présidé à la production du bien : salaires, temps de travail, respect de l’égalité femmes-hommes, etc. Lorsqu’il s’agit d’un bien durable, elle précisera également le coût estimé de son usage dans le temps, qui donne un signal relatif à la qualité des matériaux.

À terme, l’aboutissement logique de l’affichage du prix d’usage est ce que certains appellent l’« économie de la fonctionnalité ». En son sein, ce sont des usages qui sont vendus, et non plus des objets. Il n’y a plus, en d’autres termes, de transfert de propriété d’une personne à une autre. Je n’achète plus de voiture, j’achète du temps de conduite. C’est le principe de la location, généralisé à l’économie tout entière. La valeur d’usage devient alors hégémonique par rapport à la valeur d’échange. Ce n’est pas encore le socialisme. Mais ça commence à y ressembler.

Pour y basculer entièrement, il faudra que la propriété des biens soit collective. Quand vous louez une voiture, l’entreprise de location possède le véhicule. Ceci lui donne le droit d’imposer des conditions et un prix de location. Mais si le parc automobile devenait une propriété sociale, les citoyens pourraient peser sur ces conditions et ce prix. La propriété cesse d’être privée, elle devient commune ou publique, et cela permet à la démocratie de s’exercer sur les usages.

Pour qu’une transition de ce genre soit concevable, il faudra encore affronter les forces sociales qui soutiennent la valeur d’échange. Elles sont puissantes. Dans cette perspective, l’« économie de la fonctionnalité » doit s’accompagner d’un projet politique à même de mobiliser de larges secteurs sociaux, au premier rang desquels les classes populaires.

1. Natasha Dow SCHULL, « Digital gambling : the coincidence of desire and design », Annals of the American Academy, vol. 597, no 1, 2005, p. 73 et suiv.

2. Ibid., p. 67-68.

3. « 1-Click » est une marque déposée d’Amazon, tombée dans le domaine public récemment. Voir « Amazon’s One Click patent expires in 3 week’s time – Why was it ever granted ? », Forbes, 21 août 2017.

4. Voir Alexandra MIDAL, Design. Introduction à l’histoire d’une discipline, Pocket, Paris, 2009.

5. Voir Jean BAUDRILLARD, Le Système des objets, Gallimard, Paris, 1978.

6. Voir Georges PEREC, Les Choses, Pocket, Paris, 2015 [1965], p. 65.

7. Voir Hartmut ROSA, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, Paris, 2012, p. 126.

8. Voir Rosalind KRAUSS, The Originality of the Avant-Garde, and Other Modernist Myths, MIT Press, Cambridge, 1986, p. 6.

9. Voir par exemple Guy DEBORD, Guy Debord présente Potlatch (1954-1957), Gallimard, Paris, 1996.

10. Voir Walter BENJAMIN, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, Paris, 2003.

11. Voir Pierre BOURDIEU, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, 1992, p. 56.

12. Voir Karl MARX et Friedrich ENGELS, Manifeste du Parti communiste, op. cit.

13. Voir Eric HOBSBAWM, L’Ère du capital (1848-1875), Hachette, Paris, 2002.

14. Ezra POUND, Make It New, Faber & Faber, New York, 1934.

15. Voir par exemple Peter GAY, Modernism. The Lure of Heresy, W. W. Norton, New York, 2010.

16. Fredric JAMESON, Le Postmodernisme, ou la Logique culturelle du capitalisme tardif, Presses de l’ENSBA, Paris, 2011.

17. Michael NORTH, Novelty. A History of the New, University of Chicago Press, Chicago, 2013, p. 169 et suiv.

18. Pietro CASTELLI GATTINARA et Caterina FROIO, « Discourse and practice of violence in the Italian extreme right : frames, symbols, and identity-building in CasaPound Italia », International Journal of Conflict and Violence, vol. 8, no 1, 2015.

19. Michael NORTH, Novelty. A History of the New, op. cit., p. 168.

20. Ibid., chap. 7.

21. Rosalind KRAUSS, The Originality of the Avant-Garde, and Other Modernist Myths, op. cit., p. 9.

22. Clément CHAUVIN et Erwann FANGEAT, « Allongement de la durée de vie des produits », étude réalisée pour le compte de l’Ademe, février 2016, p. 22-23, https://www.ademe.fr/.

23. Voir « Signez la pétition “Garantie 10 ans maintenant” », 24 octobre 2016, www.amisdelaterre.org. Voir aussi LES AMIS DE LA TERRE, « Allonger la durée de vie de nos biens : la garantie à 10 ans maintenant ! », note de plaidoyer, septembre 2016.

24. Voir Sophie CAILLAT, « L’extension de garantie, le juteux business que Darty a sauvé », L’Obs, 2 mai 2013.

25. Voir Serge LATOUCHE, Bon pour la casse, op. cit., p. 93-95.

26. D. N. Prabhakar MURTHY et Wallace R. BLISCHKE, Warranty Management and Product Manufacture, Springer, Londres, 2006, p. 41.

27. Voir DIRECTION GÉNÉRALE DE LA CONCURRENCE, DE LA CONSOMMATION ET DE LA RÉPRESSION DES FRAUDES (DGCCRF), « Garanties légales, garantie commerciale et service après-vente », janvier 2017, https://www.economie.gouv.fr/.

28. Voir Philippe MOATI, « Étendre la garantie sur les biens à 10 ans », Le Monde, 3 mai 2010.

29. Voir DIRECTION GÉNÉRALE DE LA CONCURRENCE, DE LA CONSOMMATION ET DE LA RÉPRESSION DES FRAUDES (DGCCRF), « Garanties légales, garantie commerciale et service après-vente », art. cit., p. 3.

30. Clément CHAUVIN et Erwann FANGEAT, « Allongement de la durée de vie des produits », art. cit., p. 33.

31. Sophie CAILLAT, « L’extension de garantie, le juteux business que Darty a sauvé », art. cit.

32. Voir Marcel MAUSS, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et anthropologie, PUF, Paris, 1978, p. 206.

33. Voir François EWALD, « La véritable nature du risque de développement et sa garantie », Risques, no 14, 1993.

34. Voir D. N. Prabakhar MURTHY et Wallace R. BLISCHKE, Warranty Management and Product Manufacture, op. cit. Pour une sociologie de la réclamation, voir Benoît GIRY, « La faute, la panne et l’insatisfaction. Une sociohistoire de l’organisation du travail de traitement des réclamations dans les services du téléphone », Sociologie du travail, vol. 57, no 3, 2015.

35. Voir le site de Warranty Week, www.warrantyweek.com.

36. Arvinder P. S. LOOMBA, « Evolution of product warranty : a chronological study », Journal of Management History, vol. 4, no 2, 1998, p. 126.

37. Ibid., p. 130.

38. Ibid., p. 132.

39. Voir Walton H. HAMILTON, « The ancient maxim caveat emptor », Yale Law Journal, vol. 40, no 8, 1931.

40. Voir Razmig KEUCHEYAN, « Un intellectuel discret au service du capital », La Revue du Crieur, no 3, 2016.

41. Voir Jean-Claude DAUMAS, « Consommation de masse et grande distribution : une révolution permanente (1957-2005) », Vingtième Siècle, vol. 91, no 3, 2006.

42. Voir Timothy J. SULLIVAN, « Innovation in the law of warranty : the burden of reform », The Hastings Law Journal, vol. 32, no 2, 1980, p. 344-345.

43. L’adjectif « consumériste », repris de l’anglais, désigne aussi, en ce second sens, ce qui a trait à la défense des droits des consommateurs.

44. Cette ambivalence de l’État moderne est théorisée par Nicos POULANTZAS dans L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit.

45. Voir William MILBERG et Deborah WINKLER, Outsourcing Economics. Global Value Chains in Capitalist Development, Cambridge University Press, Cambridge, 2013.

46. Voir Michael J. PIORE et Charles F. SABEL, The Second Industrial Divide. Possibilities for Prosperity, Basic Books, New York, 1984.

47. Voir Lawrence BUSCH, Standards. Recipes for Reality, MIT Press, Cambridge, 2013.

48. Frank TRENTMANN, Empire of Things, op. cit., p. 1.

49. Jeanne E. ARNOLD et al., Life at Home in the 21st Century. 32 Families Open Their Doors, Cotsen Institute Press, Los Angeles, 2012.

50. Voir Jon G. UDELL et Evan E. ANDERSON, « The product warranty as an element of competitive strategy », Journal of Marketing, vol. 32, no 4, 1968.

51. D. N. Prabhakar MURTHY et Wallace R. BLISCHKE, Warranty Management and Product Manufacture, op. cit., p. 48.

52. Voir Robert BRENNER, The Economics of Global Turbulence. The Advanced Capitalist Economies from Long Boom to Long Downturn, 1945-2005, Verso, Londres, 2006.

53. Voir Hayagreeva RAO, « Caveat emptor : the construction of nonprofit consumer watchdog organizations », American Journal of Sociology, vol. 103, no 4, 1998, p. 926-928.

54. Voir Lizabeth COHEN, A Consumer’s Republic. The Politics of Mass Consumption in Postwar America, Alfred A. Knopf, New York, 2003.

55. Voir Francis SPUFFORD, Red Plenty. Inside the Fifties’ Soviet Dream, Faber & Faber, Londres, 2010.

56. Arvinder P. S. LOOMBA, « Evolution of product warranty : a chronological study », art. cit., p. 134.

57. Voir le site : https://www.ftc.gov/about-ftc.

58. Sur l’histoire du service de la répression des fraudes, rattaché au moment de sa création en 1907 au ministère de l’Agriculture, voir Alain CHATRIOT, « Qui défend le consommateur ? Associations, institutions et politiques publiques en France (1972-2003) », in Alain CHATRIOT et al., Au nom du consommateur. Consommation et politique en Europe et aux États-Unis au XXe siècle, La Découverte, Paris, 2005, p. 169-170.

59. Voir Hayagreeva RAO, « Caveat emptor : the construction of nonprofit consumer watchdog organizations », art. cit., p. 914.

60. Voir le site de l’Institut : https://www.conso.net/.

61. Voir Alain CHATRIOT, « Qui défend le consommateur ? Associations, institutions et politiques publiques en France (1972-2003) », art. cit., p. 169.

62. Voir Kristin ROSS, Rouler plus vite, laver plus blanc. Modernisation de la France et décolonisation au tournant des années 60, Flammarion, Paris, 2006.

63. Voir Alain CHATRIOT, « Qui défend le consommateur ? Associations, institutions et politiques publiques en France (1972-2003) », art. cit., p. 173.

64. D. N. Prabhakar MURTHY et Wallace R. BLISCHKE, Warranty Management and Product Manufacture, op. cit., p. 260.

65. Traduit par Ces voitures qui tuent, Flammarion, Paris, 1966.

66. Voir Alain CHATRIOT, « Qui défend le consommateur ? Associations, institutions et politiques publiques en France (1972-2003) », art. cit., p. 170.

67. Voir Caroline AUBERT DE VINCELLES et Natasha SAUPHANOR-BROUILLAUD (dir.), Les 20 Ans du code de la consommation. Nouveaux enjeux, LGDJ, Paris, 2013.

68. Voir Patricia FOUCHER, « L’action de groupe “consommation” : 9 actions introduites en deux ans », Institut national de la consommation, 29 décembre 2016.

69. Voir Hayagreeva RAO, « Caveat emptor : the construction of nonprofit consumer watchdog organizations », art. cit., p. 922-924.

70. D. N. Prabhakar MURTHY et Wallace R. BLISCHKE, Warranty Management and Product Manufacture, op. cit., p. 5-6.

71. Voir Alain CHATRIOT, « Qui défend le consommateur ? Associations, institutions et politiques publiques en France (1972-2003) », art. cit., p. 172.

72. Voir George L. PRIEST, « A theory of the consumer product warranty », The Yale Law Journal, vol. 90, no 6, 1981.

73. Voir Razmig KEUCHEYAN, La nature est un champ de bataille, op. cit., chap. 2.

74. Voir Ian BAUCOM, Specters of the Atlantic. Finance Capital, Slavery, and the Philosophy of History, Duke University Press, Durham, 2005, p. 104.

75. Voir Razmig KEUCHEYAN, « Un intellectuel discret au service du capital », art. cit.

76. Voir Thomas HALE, Between Law and Interests. The Politics of Transnational Commercial Disputes, Cambridge University Press, Cambridge, 2015.

77. Voir Timothy J. SULLIVAN, « Innovation in the law of warranty : the burden of reform », art. cit., p. 350.

78. Voir Marie-Laure DJELIC, « When limited liability was (still) an issue : mobilization and politics of signification in 19th century England », Organization Studies, vol. 34, no 5-6, 2013.

79. Voir « Le business très rentable des extensions de garantie », L’Obs, 10 mai 2010.

80. UFC-QUE CHOISIR, « Extension à 2 ans de la garantie légale : une information du consommateur loin d’être garantie ! », mai 2016, p. 12.

81. Voir Isabelle DE FOUCAUD, « Obsolescence programmée : une plainte déposée contre des fabricants d’imprimante », Le Figaro, 19 septembre 2017.

82. UFC-QUE CHOISIR, « Extension à 2 ans de la garantie légale : une information du consommateur loin d’être garantie ! », art. cit., p. 15.

83. Voir CONSUMER REPORTS, « Don’t buy extended warranties », 26 août 2016, https://www.consumerreports.org/.

84. Voir Franco MORETTI, « The grey area. Ibsen and the spirit of capitalism », New Left Review, no 61, 2010.

85. Voir Warranty Week, 29 septembre 2016, www.warrantyweek.com.

86. Voir Cédric DURAND, Le Capital fictif. Comment la finance s’approprie notre avenir, Les Prairies ordinaires, Paris, 2014.

87. Razmig KEUCHEYAN, La nature est un champ de bataille, op. cit., chap. 2.

88. Voir Yves EUDES, « Kyle Schwartig, agriculteur pirate au Nebraska », Le Monde, 27 juillet 2017. Voir aussi James W. WILLIAMS, « Feeding finance : a critical account of the shifting relationships between finance, food, and farming », Economy & Society, vol. 43, no 3, 2014.

89. Voir LES AMIS DE LA TERRE, « Allonger la durée de vie de nos biens : la garantie à 10 ans maintenant ! », art. cit., p. 9.

90. Voir Nicolas SIX, « Dans un Repair café, avec les bénévoles qui redonnent vie aux objets cassés », Le Monde, 1er octobre 2017.

91. Voir Philippe MOATI, « Étendre la garantie sur les biens à 10 ans », art. cit.

92. Idem.

93. Loi du 17 mars 2014 relative à la consommation, chapitre II, section 1, article 4, https://www.legifrance.gouv.fr/.

94. Voir Clément CHAUVIN et Erwann FANGEAT, « Allongement de la durée de vie des produits », art. cit., p. 14.

95. Voir Frank COCHOY, « La consommation low cost », La Nouvelle Revue du travail, no 12, 2018.

5. UN COMMUNISME DU LUXE

Des biens émancipés

Il faut étendre l’anticapitalisme aux objets. C’est une condition de la désaliénation. Le capital conçoit les objets en fonction des nécessités de l’accumulation. Il est parfaitement capable de mettre sur le marché des pianos et des avions, soit des biens à longue durée de vie. Mais, pour l’essentiel, la rotation rapide est son credo. À l’inverse, il faut imaginer des ontologies qui ne donnent pas – ou donnent moins – prise à cette logique. Plus que des biens durables : des biens émancipés. Ces ontologies auront un impact sur les besoins. Elles doivent empêcher l’entrée dans « the Zone ».

Un bien émancipé a quatre caractéristiques. D’abord, il est robuste. Évaluer la robustesse d’un produit suppose de prendre en compte deux variables. Premièrement, les nuisances qu’il engendre résultent-elles de sa production et de sa fin de vie, ou également de son usage1 ? La production d’un gobelet en plastique est écologiquement coûteuse et le gobelet, une fois utilisé, se transforme en déchet polluant. Mais son usage lui-même n’engendre pas de nuisance (du moins si l’on fait abstraction des perturbateurs endocriniens qu’il contient…). Une voiture, au contraire, a un coût écologique à la production, lorsqu’elle va à la casse, mais aussi à l’usage, le carburant étant émetteur de gaz à effet de serre.

Il faut ensuite déterminer si la technologie que renferme la marchandise est stabilisée. Des innovations diminuant son empreinte écologique sont-elles susceptibles de survenir dans un avenir prévisible ? Dans le cas des réfrigérateurs, par exemple, la technologie semble ne plus évoluer. On peut donc exiger des frigos qui durent plusieurs décennies. En ce qui concerne les voitures ou les smartphones, en revanche, le rythme des innovations est encore élevé, notamment parce que les dépenses en R&D le sont. Les voitures électriques et les fairphones sont loin d’être parfaits, mais ils sont moins nocifs que les véhicules à essence et les smartphones standard.

Lorsque des avancées technologiques permettent de réduire l’empreinte écologique d’une marchandise, il n’est pas souhaitable de prolonger sa durée de vie à tout prix. Typiquement, il est préférable de remplacer une vieille voiture qui consomme beaucoup de carburant par un véhicule électrique. En fait : il est souhaitable de ne pas la remplacer du tout et d’imaginer des formes de mobilité alternatives2.

Pour les produits encore sujets à innovation technologique en matière écologique, une durée de vie trop longue pourrait inciter leurs propriétaires à ne pas les remplacer3. Elle serait en ce sens contre-productive. Il en va de même pour certains biens dont seuls la production et la fin de vie ont un coût écologique. Un journal quotidien sur papier glacé n’a guère de sens, car sa durée de vie est courte – vingt-quatre heures, le temps que paraisse l’édition du lendemain. Pour les meubles, dont l’usage ne pollue pas non plus, étendre la garantie est en revanche logique. La robustesse, dans tous les cas, consiste à adapter les matériaux à l’usage. La plupart du temps, la durabilité est la stratégie qui s’impose. Et, pour cela, rien de mieux que d’allonger la période de garantie.

En matière environnementale, il y a les stocks et les flux. L’extraction de matériaux (stocks) pour produire des biens durables provoque parfois un surcroît de nuisances environnementales. Mais elle peut permettre, d’un autre côté, de diminuer les pollutions ou la consommation d’énergie (flux) durant l’usage. Elle ralentit aussi le rythme de renouvellement des marchandises, dans la mesure où le bien est durable. La robustesse d’une marchandise doit être évaluée au cas par cas. Des analyses de « cycle de vie » des produits doivent être élaborées par des instances compétentes, comme l’Ademe. Elles permettront d’évaluer les nuisances à différents « moments » de la vie de la marchandise, et ainsi de décider ce qui doit être produit ou non.

Un bien émancipé est démontable. Lorsque l’un de ses composants est endommagé, il peut être facilement remplacé par son propriétaire ou un réparateur. Une attention particulière doit être prêtée au mode d’assemblage : visser et/ou emboîter est préférable à coller et aux structures « monobloc ». La « sur-qualité » doit être évitée, autrement dit les composants doivent avoir approximativement la même durée de vie – sans cela, l’un d’entre eux risque de se retrouver à la déchetterie alors qu’il est encore en état de marche ; ou alors ce composant doit pouvoir être réemployé.

Les pièces détachées doivent être durablement disponibles. À l’ère du numérique, la coordination de l’offre et de la demande est aisée. Le géant de la distribution Walmart dispose d’un logiciel dénommé « Retail Link4 ». Il permet d’informer en temps réel les fournisseurs de ses magasins – près de 12 000 de par le monde – de l’état des ventes de leurs produits, et ainsi d’adapter la production dans des délais brefs. Le temps de réaction entre vente et production est réduit au minimum. Ce type de logiciel doit être exproprié et démocratisé. Il peut être mis à contribution pour planifier la production et la circulation des pièces détachées à l’échelle de l’économie entière mais à contre-courant, dans le sens d’une généralisation de la réparation et d’un ralentissement généralisé du renouvellement des marchandises.

Un corollaire de la démontabilité est la modularité. Lorsqu’un bien est composé de plusieurs entités, et pas seulement de plusieurs composants, chacune doit être utilisable et remplaçable séparément. Un ordinateur comme celui sur lequel j’écris ce livre est formé d’un écran, d’un clavier et d’un disque dur. Ces modules doivent rester combinables avec d’autres.

Un bien émancipé se caractérise par son interopérabilité. Les composants et logiciels doivent être, au plan technologique, compatibles avec ceux d’autres marques. Exemple classique : le chargeur de téléphone portable. Un chargeur « universel » – iPhone excepté – a été imposé aux fabricants en 2017, après dix ans de débats au Parlement européen, par une coalition d’associations de consommateurs et de députés écologistes et de gauche. Cette seule mesure permet d’éviter jusqu’à 50 000 tonnes de déchets électroniques chaque année5. Comme la pénurie de pièces détachées, les freins à l’interopérabilité sont une stratégie des fabricants visant à maintenir leurs clients en état de captivité technique.

La standardisation est souvent connotée négativement, mais elle peut aussi avoir des aspects vertueux. Ce ne sont pas tant les standards en eux-mêmes qui posent problème que le type de pratiques qu’on y associe, le degré auquel elles sont contraignantes, pour qui et à quelle fin. Ivan Illich parle de technologies « conviviales » : celles qui ne prédéterminent pas leurs usages6. Peu importe en définitive qu’un bien soit standardisé ou non, la vraie question est de savoir s’il augmente ou diminue l’autonomie et la créativité de la personne. L’usage quotidien de ma voiture dans les embouteillages est aliénant et écologiquement néfaste. Mais elle me permet aussi, pendant mes vacances, de découvrir des horizons nouveaux. Il paraît qu’André Gorz adorait sa voiture7.

Un bien émancipé, enfin, est évolutif. Il intègre dans sa conception les évolutions technologiques futures, concernant l’un des composants – la batterie d’une voiture électrique, par exemple – ou l’ensemble. Les véritables ruptures technologiques sont rares. Les services marketing des entreprises ont pour mission de vous faire croire que chaque micro-innovation est un basculement dans un nouveau monde. Les conférences de presse – les keynotes – de Steve Jobs puis Tim Cook, qui précèdent la mise en vente du dernier iPhone, sont exemplaires de cette stratégie. Mais elles sont mensongères. En la matière, le progrès technique est plutôt graduel ou additionnel que révolutionnaire.

Les Anglo-Saxons parlent de retroffiting : l’ajout de nouvelles fonctionnalités à des systèmes anciens. Le capitalisme le fait pour certains biens. Consciente de l’évolution rapide des biocarburants et de la pénurie de pétrole qui s’annonce, l’armée américaine conçoit désormais des véhicules à même de fonctionner avec des carburants qui ne sont pas encore tout à fait opérationnels8. L’innovation – en l’occurrence, énergétique – est intégrée par morceaux, ce qui permet d’allonger la durée de vie de l’ensemble. Mais, pour cela, elle doit être anticipée. Cette anticipation rend l’innovation path dependent, « dépendante au sentier », comme disent les économistes : on innove dans le cadre imposé par l’anticipation, cela rend l’innovation moins aléatoire. Contrairement à ce que suggèrent les industriels qui lui sont hostiles, l’allongement de la durée de la garantie – ainsi que toutes les autres initiatives visant à rendre les biens durables – n’est en rien incompatible avec l’innovation.

Robustesse, démontabilité, interopérabilité et évolution. Ces quatre caractéristiques des biens émancipés tendent vers un même but : que les objets nous paraissent moins inscrutables. Alors, le rapport de force entre la valeur d’usage et la valeur d’échange aura une chance de tourner en faveur de la première. La propriété privée et les inégalités qui l’accompagnent ne seraient toujours pas abolies, mais on aurait alors fait un premier pas en direction d’un monde postcapitaliste.

Un luxe pour tous

Les biens émancipés ouvrent la voie à un communisme du luxe. Un quoi ? Un communisme du luxe, le luxe pour tous, sans distinction de classe. Une vieille idée, qui remonte à la Commune de Paris…

Qu’est-ce que le luxe ? Il faut d’abord le distinguer du « haut de gamme », avec lequel il est parfois confondu9. Le « haut de gamme », comme son nom l’indique, se situe en haut, à l’opposé du « bas de gamme ». Une voiture qui en relève roulera plus vite, aura une meilleure tenue de route et sera plus sûre pour ses occupants. Ces caractéristiques découlent de la conception et des matériaux : plus robustes et technologiquement à la pointe. Son prix est plus élevé, mais le rapport qualité/prix favorable. La robustesse des matériaux implique qu’il aura souvent une durée de vie plus longue.

Le produit de luxe, lui, est « hors gamme », il échappe à la comparaison. Il est le seul membre de sa ligue : rare et singulier. Cette qualité est savamment entretenue par les marques. L’enjeu du marketing du luxe est d’éviter le « piège de la banalisation », soit la démocratisation du bien. Le produit de luxe est intemporel, il ne suit pas les cycles de la mode. Une forme de gratuité – au sens d’un acte gratuit, arbitraire – l’accompagne, puisque son prix est sans rapport avec les matériaux qui le composent. « On paie la marque » comme dit l’expression courante. Cette « gratuité » inscrit le luxe dans le registre de l’irrationalité économique, de l’incommensurable plutôt que du calcul. De l’« aura », au sens de Walter Benjamin, que le bien de luxe s’efforce de ravir à l’œuvre d’art. Celle-ci, cependant, n’est pas rare mais unique, à moins de devenir intégralement reproductible par la technique. Dans le sillage de Benjamin, Pierre Bourdieu montre que les effets symboliques produits par le couturier et sa « griffe » relèvent de la magie10. Le luxe ne connaît pas la crise : depuis 2010, le secteur croît de 10 % par an, beaucoup plus rapidement que la croissance mondiale11. La financiarisation du capitalisme, l’émergence d’élites globales – les fameux « 1 % » – ont favorisé cette expansion.

Si le luxe est rare, singulier, l’idée d’un communisme du luxe paraît être une contradiction dans les termes. S’il sert à se distinguer, comment pourrait-il être commun ? C’est là le genre de contradiction auquel nous ferions bien de réfléchir très fort. Car de sa résolution dépendent la transformation des modes de vie et l’émergence d’une structure des besoins universalisable permettant de faire face à la crise environnementale. Le communisme du luxe est une alternative à la logique individualiste du marché et aux destructions environnementales qu’elle répand inexorablement à sa suite depuis deux siècles12.

L’idée d’un communisme du luxe remonte à la Commune de Paris. Cette expérience politique a beau n’avoir duré que deux mois, elle a décidément encore des choses à nous apprendre. Les communards appelaient ça le « luxe communal13 ». Le manifeste de la Fédération des artistes de Paris d’avril 1871, rédigé par Eugène Pottier – l’auteur des paroles de L’Internationale – se conclut par ces mots : « Le comité concourra à notre régénération, à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir, et à la République universelle. » Une république universelle fondée sur le luxe communal : c’est tout le projet de la Commune.

Le programme de la Fédération des artistes repose sur deux points. Il s’agit d’abord de soustraire l’art au marché. Valeur artistique et valeur économique renvoient à des réalités distinctes, mais la seconde empiète encore trop sur la première. Souvent, la qualité d’une œuvre correspond à ce qu’elle vaut sur le marché. L’abolition du marché de l’art est à l’ordre du jour : les œuvres cesseront d’être achetées et vendues.

Second objectif : récuser la distinction entre les « beaux-arts » et les arts dits « décoratifs ». Ceux-ci renvoient à l’utile et au quotidien. Ceux-là, au contraire, sont supposés être en prise avec le Beau et nous faire sortir de l’ordinaire. Mais d’où vient cette division ? N’est-ce pas justement parce que cet ordinaire est insupportable que l’on nous propose d’en sortir de façon imaginaire ? S’il cessait de l’être, comme y travaillent les communards, le citoyen ne renoncerait-il pas à « s’évader » par l’art ? La distinction entre les deux est arbitraire, les arts décoratifs relèvent eux aussi de l’Esthétique. L’un des fondateurs du design moderne, William Morris – un grand défenseur de la mémoire de la Commune – inscrira tout son travail dans cette perspective. Le design se trouve au croisement des beaux-arts et des arts décoratifs.

Ces deux points du programme de la Fédération convergent vers un aboutissement : résorber la division entre l’art et la vie. L’autonomisation de la sphère artistique, l’idée qu’elle fonctionne selon des « règles de l’art » spécifiques, est une invention moderne14. Contre les monuments officiels, les musées et les salons dans lesquels on enferme les artistes, les communards appellent à un art qui investit l’espace public et finit par se confondre avec lui. Parce qu’elle est démocratiquement maîtrisable, l’échelon approprié est la municipalité, d’où l’idée d’un luxe communal.

Résorber la division entre l’art et la vie suppose une critique de la notion même d’œuvre d’art. Derrière l’œuvre, il y a toujours l’artiste, conçu comme un homme – rarement une femme – d’exception. Si la Commune veut « changer la vie », selon l’expression d’Arthur Rimbaud – dont la poésie a été inspirée par la Commune15 –, le processus créatif lui-même, plutôt que son résultat, doit être valorisé. Il s’agit de démocratiser les conditions de la création et d’accroître ainsi le nombre d’artistes dans la société, jusqu’à ce que chaque citoyen en devienne un, que le champ artistique comme champ autonome se dissolve dans la vie sociale et que prolifèrent les artistes sans œuvres16.

Nombre d’avant-gardes du XXe siècle reprendront à leur compte ce projet d’abolition de la division entre l’art et la vie. C’est le cas des artistes russes qui apparaissent autour de la révolution bolchevique17. Maïakovski en 1918 : « Les rues sont nos pinceaux, les places sont nos palettes ! » Dans la seconde moitié du XXe siècle, la « critique de la vie quotidienne » développée par Henri Lefebvre et les situationnistes s’inscrit, elle aussi, dans cette remise en cause des frontières de l’art et de la vie18.

La démocratisation de l’art, sa convergence avec la vie, donnera lieu à un nouveau sentiment des choses. La texture, la densité, la pliabilité, la résistance des objets, toutes choses que les non-artistes ont oubliées, seront recouvrées19. La rotation rapide des marchandises, c’est l’oubli des choses et de leurs qualités. Le réenchantement artistique du quotidien passe par les objets. Rien n’empêche, bien au contraire, que ce nouveau sentiment des choses intègre les avancées technologiques les plus récentes – pour peu qu’elles soient écologiquement soutenables. Dans nombre de cas, ces avancées contribueront à la démocratisation des beaux objets.

L’élément important est celui-ci : dans l’esprit des communards, le mot d’ordre de luxe communal doit contrer l’accusation de « misérabilisme » formulée par les Versaillais à leur endroit. Pour les réactionnaires, les communards sont des « partageux » : ils veulent partager la misère. Une société égalitaire est forcément une société de la pauvreté et de la pénurie. À quoi les Versaillais opposent le luxe et la beauté, par essence inégalitaires. Contre ce postulat, les communards déclarent : le luxe pour tous ! Telle est leur leçon : n’a de véritable valeur qu’un luxe démocratisable.

L’infrastructure de l’égalité

Quel « luxe communal » imaginer dans le contexte de la crise environnementale ? Notre situation n’est plus celle des communards. Nous savons, nous, que nombre de ressources naturelles sont en voie de raréfaction. Nous savons que le productivisme et le consumérisme capitalistes détruisent la planète, nous contraignant à une forme de sobriété. Partager le luxe, n’est-ce pas rendre le capitalisme plus insoutenable encore ? Le luxe peut-il être écologique ? Nous reste-t-il autre chose que la misère et la pénurie à répartir ?

Communisme du luxe ne signifie pas que les produits les plus coûteux deviennent accessibles à tous. Ce n’est pas la « banalisation » du luxe, celle qui fait perdre le sommeil aux spécialistes en marketing de ce secteur. Les communards n’ont que faire de l’ostentation versaillaise, ils ont une autre conception du luxe, une conception communale. C’est bien du luxe qu’il s’agit : beau et singulier, irréductible à une fonction d’utilité. Et relevant d’une logique du don – du potlatch, auraient dit les situationnistes – plus que du calcul. Mais, à leurs yeux, il ne s’incarne pas dans des objets onéreux, anciens ou nouveaux. Il se confond avec la vie, elle-même peuplée d’objets, il est vrai.

Le projet communard d’abolir la division de l’art et de la vie est l’expression de leur égalitarisme. Si l’art est une sphère séparée, y contribuer ou en jouir est inégalitaire. Il faut être artiste ou mécène pour y évoluer, en maîtriser les règles. Si, en revanche, cette sphère est ramenée à la vie, chacun peut y contribuer à parts égales. La création devient une manière d’être plus qu’une profession, un processus plus qu’un résultat.

Or cette manière d’être n’a aucune chance d’éclore au sein d’un système fondé sur la rotation rapide des marchandises. Le marché segmente tout, valorise (économiquement) tout : les biens de consommation aussi bien que les œuvres d’art. Il est incapable de surcroît de s’imposer à lui-même des limites dans l’exploitation des ressources. Le productivisme et le consumérisme capitalistes supposent que des objets toujours nouveaux soient déversés sur le marché, à l’exclusion de toute autre considération.

Une civilisation matérielle émancipée de cette logique est la condition du communisme du luxe, lui-même fondement d’une société soutenable, en rupture avec le marché. Des biens robustes, démontables, interopérables et évolutifs : c’est l’infrastructure de l’égalité. L’égalité ne se décrète pas, elle se construit. Plus précisément, elle a des conditions matérielles de possibilité, qui doivent déboucher sur des besoins universalisables. Une véritable conception matérialiste de l’égalité part de ce principe.

Cette infrastructure de l’égalité court-circuitera les logiques de distinction. La distinction au sens de Veblen et de Bourdieu : consommer pour exister socialement, pour exhiber un statut social réel ou supposé. La distinction passe notamment par la possession du plus ancien et du plus neuf. Le très ancien : des bijoux ou des meubles transmis de génération en génération, qui agrémentent un appartement lui aussi ancien. Le très neuf : le dernier modèle de smartphone ou de voiture, acheté au moment où il est mis sur le marché, c’est-à-dire où il est le plus cher.

Sous l’Ancien Régime, cette logique de la distinction existe, mais est sous-tendue par l’appartenance à un ordre : la noblesse. C’est la naissance qui fait de vous un être distingué ou vil. À l’époque moderne, lorsque la structure sociale se fluidifie (relativement), la consommation devient un moyen – parmi d’autres – d’afficher une identité de classe. Elle devient, plus précisément, un contrepoids à la mobilité sociale. D’où l’importance des biens de luxe pour les classes dominantes.

En ralentissant le rythme des mises sur le marché, on désamorce la distinction par le très neuf. Moins il y a de marchandises nouvelles, moins il y a d’occasions de se distinguer par leur entremise. On empêche par là même que les produits « haut de gamme », donc durables, soient réservés à une élite de consommateurs, et que le bas peuple doive se contenter de biens jetables. Des biens durables pour tous ! La distinction par le très ancien ne disparaît pas pour autant, mais elle est poussée dans ses retranchements par l’avancée de l’égalité.

Contre l’individualisation marchande et ses effets sociaux et environnementaux, il faut stabiliser le système des objets. Alors le luxe ne s’opposera plus à l’égalité et pas davantage à la sobriété. Le luxe du futur tirera de cette stabilité retrouvée une folle créativité, une créativité fondée sur l’activité d’un nombre croissant d’artistes, à la longue identique au nombre de citoyens. À cette condition, loin d’un partage de la misère, la transition écologique peut être une fête.

Avant la fête, il reste toutefois un peu de travail : du travail politique. Le communisme du luxe, l’émergence d’une structure des besoins universalisable n’apparaîtront pas en un claquement de doigts. Ils supposent la construction de coalitions ayant intérêt à sa venue et qui instaurent pour cela un rapport de force avec les possédants. Mais quelles coalitions ? Dans le capitalisme du XXIe siècle, sur quels secteurs sociaux compter ? Comment les organiser ?

1. Voir Clément CHAUVIN et Erwann FANGEAT, « Allongement de la durée de vie des produits », art. cit., p. 9-10.

2. Même s’il est probable que la voiture continuera à jouer un rôle dans les scénarios de mobilité futurs, même les plus exigeants au plan écologique. Voir ASSOCIATION NÉGAWATT, Manifeste négaWatt. En route pour la transition énergétique !, Actes Sud, Arles, 2015, p. 151-152.

3. Voir Clément CHAUVIN et Erwann FANGEAT, « Allongement de la durée de vie des produits », art. cit., p. 47.

4. Voir le tutoriel de Retail Link : https://retaillink.tv/

5. Voir « Vos téléphones auront un chargeur unique en 2017 », Le Parisien, 14 mars 2014.

6. Ivan ILLICH, La Convivialité, Seuil, Paris, 2014.

7. Voir Willy GIANINAZZI, André Gorz, op. cit., p. 181-182.

8. Christine PARTHEMORE et John A. NAGEL, « Fueling the future force : preparing the Department of Defense for a postpetroleum era », Center for a New American Security, 27 septembre 2010, https://www.cnas.org/.

9. Philippe STEINER, Donner… Une histoire de l’altruisme, PUF, Paris, 2016, p. 248-250.

10. Voir Pierre BOURDIEU et Yvette DELSAUT, « Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, no 1, 1975.

11. Philippe STEINER, Donner…, op. cit., p. 245-246.

12. Certains représentants du courant « accélérationniste » ont employé l’expression « communisme du luxe », dans un sens différent de celui utilisé ici. Pour une présentation, voir Brian MERCHANT, « Fully automated luxury communism », The Guardian, 18 mars 2015.

13. Voir Kristin ROSS, Communal Luxury. The Political Imaginary of the Paris Commune, Verso, Londres, 2016.

14. Voir Pierre BOURDIEU, Les Règles de l’art, op. cit.

15. Kristin ROSS, The Emergence of Social Space. Rimbaud and the Paris Commune, Verso, Londres, 2007.

16. Voir Jean-Yves JOUANNAIS, Artistes sans œuvres. I would prefer not to, Verticales, Paris, 2009.

17. Voir Richard ANDREWS (dir.), Art into Life. Russian Constructivism, 1914-1932, Rizzoli, New York, 1990.

18. Voir Andrew MERRIFIELD, Metromarxism. A Marxist Tale of the City, Routledge, Londres, 2002.

19. Kristin ROSS, Communal Luxury, op. cit., p. 137.

6. POLITIQUE DES BESOINS

De nouvelles alliances

L’émergence de nouvelles alliances entre le mouvement écologiste et le mouvement ouvrier, ou ce qu’il en reste – les organisations politiques et syndicales qui en sont issues –, est l’un des grands enjeux de notre temps. La division entre ces deux mouvements a structuré le champ politique de la seconde moitié du XXe siècle, dans les pays du Sud comme du Nord, selon des modalités propres à chaque région. Aux syndicats la défense de l’emploi et de l’industrie qui le procure, à l’exclusion parfois d’autres types de préoccupations ; aux organisations écologistes la lutte contre les pollutions, les risques industriels et autres effets néfastes de l’activité économique, ou pour l’accès aux ressources naturelles.

Historiquement, le syndicalisme s’est construit sur la croyance en les effets bénéfiques du développement des « forces productives » et en ses conséquences positives sur la condition salariale. C’est particulièrement vrai, en France, pour la CGT. La période qui va de 1936 à 1945, du Front populaire au programme du Conseil national de la Résistance, est déterminante dans la formation de son identité programmatique. En 1946, au sortir de la guerre, le syndicat consacre un document à la relance de l’appareil productif du pays dans lequel figure, connotée positivement, l’idée d’« asservir la nature » au service de la relance1. Une lecture « productiviste » du marxisme, influente au XXe siècle, a été décisive. Ce d’autant plus qu’elle était adossée au modèle soviétique, supposé avoir fait des prouesses en la matière, des miracles stakhanovistes qui, on le sait désormais, ont occasionné des dévastations environnementales de grande ampleur.

Ce constat de division doit être nuancé, le lien entre le syndicalisme et les questions environnementales étant plus complexe. D’abord, les salariés et leurs organisations sont conscients des risques industriels. Et pour cause : ils en sont les premières victimes. La préoccupation environnementale passe souvent en premier lieu par les menaces qui pèsent sur la santé des salariés. Les syndicats prennent conscience, au cours des années 1960, de l’importance des thématiques écologiques. Si des fractions importantes du mouvement ouvrier se méfient des écologistes, il n’est pas systématiquement hermétique aux idées qu’ils avancent, surtout lorsqu’elles rejoignent les préoccupations liées au risque professionnel.

Les syndicats intègrent progressivement certaines thématiques écologiques, par l’entremise notamment de la notion de « cadre de vie2 ». Le « cadre de vie », ce n’est pas seulement le « hors-travail », ce qui se passe en dehors des heures où la valeur est produite. Il permet de penser le lien entre le travail et le hors-travail, de mettre en question la séparation entre eux et de considérer le travailleur autrement que sous le seul aspect du salariat. Dans ce contexte, les considérations relatives à la « qualité de vie », et donc à l’environnement, s’installent peu à peu. Cependant, elles sont loin d’être structurantes dans l’imaginaire du mouvement ouvrier de la seconde moitié du XXe siècle.

La crise environnementale requiert une convergence approfondie de ces deux mouvements. Les premières victimes de cette crise sont les classes populaires3. Qui aujourd’hui subit de plein fouet l’impact des pollutions, des catastrophes naturelles ou des altérations de la biodiversité ? Cette crise a certes une dimension universelle, au sens où elle affecte d’une façon ou d’une autre l’ensemble de l’humanité, mais ses effets sont distribués de manière très inégalitaire, les dominés en subissant une part exorbitante.

Imaginer une issue à la crise environnementale suppose de bâtir une coalition de secteurs sociaux ayant intérêt à un changement radical. Tout mouvement social suppose un « tort », infligé à une partie de la société par une autre4. Le ou les secteurs qui en sont victimes se mettent alors en mouvement et demandent réparation matérielle et/ou symbolique. L’idée d’un mouvement social impliquant l’humanité entière est une contradiction dans les termes.

C’est la raison pour laquelle le discours écologiste mainstream, fondé sur l’idée que l’humanité doit « dépasser ses divisions » pour trouver des solutions à la crise environnementale, a toutes les chances d’être inopérant. Ce discours ne se pose jamais la question des conditions politiques concrètes de sa réalisation. Le conflit de classe doit être approfondi pour qu’un début de solution à la crise apparaisse. D’un côté, ceux qui ont intérêt au changement ; de l’autre, ceux qui ont intérêt au statu quo.

Cette coalition de secteurs sociaux inclura les mouvements déjà engagés dans les luttes environnementales. Mais ceux-ci n’y suffiront pas. Une convergence avec les organisations issues du mouvement ouvrier est nécessaire. Celles-ci ont clairement intérêt à la transition écologique car, justement, les classes populaires sont les premières victimes de la crise environnementale.

Dans les pays du Sud – Chine, Inde, Afrique du Sud, Brésil… – émergent à l’heure actuelle de puissantes classes ouvrières qui vont construire des organisations leur permettant de faire valoir leurs droits. À la différence du mouvement ouvrier européen des XIXe et XXe siècles, ces classes ouvrières se forment dans le contexte de la crise environnementale, ce qui laisse espérer qu’elles fassent de l’écologie un aspect central de leurs revendications.

L’insistance sur les « inégalités environnementales » est une manière de favoriser la convergence entre mouvement écologiste et mouvement ouvrier5. La lutte contre les inégalités est le fondement du mouvement ouvrier, en ce sens que ce mouvement est apparu au XIXe siècle pour lutter contre elles. Parler d’« inégalités environnementales » suppose seulement d’ajouter une dimension aux inégalités traditionnellement prises en charge par lui : la dimension environnementale. Le langage des inégalités environnementales a donc toutes les chances de servir de « passerelle » entre ces deux mouvements.

Le consommateur comme producteur

La nécessité d’hybrider le mouvement ouvrier et le mouvement écologiste se double d’une autre urgence : faire converger les producteurs et les consommateurs. La transition écologique, le dépassement du capitalisme qu’elle implique supposent d’agir simultanément dans la sphère productive et dans celle de la consommation, contre le productivisme et le consumérisme. Pour cela, une forme d’organisation enracinée dans l’une et l’autre doit être imaginée.

La bonne nouvelle est que l’on ne part pas de zéro. Des convergences entre organisations de producteurs et de consommateurs ont déjà eu lieu par le passé. Dans les pays industrialisés, on l’a vu, les premières associations de consommateurs se forment à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Elles sont parcourues par une tension : la consommation est-elle une sphère autonome, ou est-elle inextricablement mêlée aux enjeux de production ?

Aux États-Unis, cette tension s’observe dans l’opposition entre les deux premières associations de consommateurs : Consumers Research (CR) et Consumers Union (CU)6. CR considère la consommation comme une sphère autonome, à distinguer soigneusement des enjeux de production. Aux associations de consommateurs, la régulation de la demande ; aux syndicats, celle du secteur productif : droit du travail, salaires, santé des salariés, travail des enfants…

La principale activité de CR est le testing, soit l’évaluation de la qualité des marchandises, fondée sur des méthodes impartiales présentées comme « scientifiques ». Attribuant une note aux différentes marques de savon, elle informe ensuite le consommateur de son classement. Celui-ci est perçu comme un décideur rationnel, qui a besoin de données pour effectuer son choix. CR se livre également au lobbying en faveur des droits du consommateur (en matière de garantie, par exemple) et dénonce aussi la publicité mensongère à laquelle se livrent parfois les marques.

Au milieu des années 1930, ce modèle laisse insatisfaite une part grandissante des adhérents de CR. En 1935, une scission a lieu, qui débouche sur la création de CU. Les activités de CU sont du même ordre que celles de CR : testing, lobbying et dénonciation de la publicité mensongère. Consumers Union Reports, son journal, propose à ses lecteurs des enquêtes de qualité. Mais, pour les membres de CU, la consommation est inséparable des enjeux de production. Par le boycott ou le buycott (acheter selon des critères justes plutôt que ne pas acheter), la consommation est perçue comme un levier servant à obtenir des avancées pour les travailleurs : augmentation salariale, réduction du temps de travail, amélioration des conditions sanitaires, lutte contre les pratiques antisyndicales… Tout ceci en étroite coordination avec les syndicats, mais en utilisant l’arme que représente désormais la consommation. Dans la société de consommation émergente, le consommateur a un pouvoir. Il doit l’utiliser non seulement pour obtenir les meilleurs produits, mais pour le bien commun, qui commence par celui des travailleurs.

Mais CU va plus loin : pour ses militants, le consommateur est un travailleur. L’expression de « consommateur-producteur » (consumer-worker) est couramment utilisée dans la documentation mise en circulation dans les années 1930. Simplement, le travailleur et le consommateur se situent en des points différents du cycle de la marchandise. Bien sûr, l’intérêt du travailleur et celui du consommateur ne sont pas toujours identiques. Baisser le prix des biens passe souvent par des réductions salariales. Mais l’objectif est de construire les problèmes politiques de sorte qu’ils convergent. Surtout, ils doivent voir dans le capitaliste un adversaire commun.

Les années 1930 assistent à la montée des luttes syndicales – le krach de 1929 n’est pas loin –, ce qui explique ce rapprochement des associations de consommateurs avec les organisations salariales. Grève plus boycott : les classes dominantes en tremblent encore. Loin d’être l’invention d’élites éclairées emmenées par Roosevelt, le New Deal a été mis en œuvre sous la pression de ces luttes.

L’augmentation du coût de la vie est considérée par CU comme une forme détournée d’exploitation, d’extorsion de la plus-value. Le capitalisme capte la plus-value à l’usine, mais il ponctionne également le salaire des ouvriers en augmentant les prix, notamment ceux des biens de première nécessité7. Il est donc par deux fois gagnant. En 1910, à Cleveland, syndicats et associations de consommateurs organisent conjointement un boycott de la viande pendant trente jours, pour dénoncer son prix trop élevé8. Ils exigent sa diminution, en même temps qu’une revalorisation des salaires des employés des abattoirs.

En France, la Ligue sociale d’acheteurs (LSA) est créée en 19029. Ses fondateurs, qui sont en fait des fondatrices, sont proches du catholicisme social et souvent d’extraction noble ou bourgeoise. La dominante féminine des premières associations consuméristes s’explique par le fait que la consommation est alors largement du ressort des femmes, mais aussi parce que, à l’époque, elles n’ont pas le droit de vote10. Elles s’investissent en cela politiquement là où elles y sont a priori autorisées.

La question du « juste salaire » et des conditions de travail est centrale dans les revendications de la LSA. Son document fondateur dit vouloir :

[…] développer le sentiment et la responsabilité de tout acheteur vis-à-vis des conditions faites aux travailleurs [et] susciter, de la part des fournisseurs, des améliorations dans les conditions de travail11.

Ses animatrices ne conçoivent pas l’action de la LSA comme caritative, elles la veulent en lien avec les syndicats. La LSA inaugure – importe en fait des États-Unis – un répertoire d’action novateur. Elle se livre à de discrètes enquêtes dans les ateliers ou les grands magasins, afin d’observer les conditions de travail des vendeuses. La fin du XIXe siècle est la grande époque des « enquêtes ouvrières », pratiquées par les premiers sociologues et par Karl Marx lui-même, qui publie à la fin de sa vie, en 1880, un texte du même nom12.

La LSA établit ainsi des « listes blanches » à destination des consommatrices, les invitant à faire de leur pouvoir d’achat une arme politique. Aux États-Unis, des « labels syndicaux » sont mis en place. Ils existent aussi en France, mais ont une diffusion bien moindre, sauf dans quelques secteurs, comme les métiers du livre13. Bien mieux que des labels « sociaux », ils attestent de la présence de syndicats dans les usines et les magasins. Les labels syndicaux inscrivent la lutte des classes sur le corps des marchandises.

Dans ses tracts, la LSA encourage les consommatrices à ne pas acheter après 17 heures, ou le samedi, ou encore à ne pas se faire livrer le soir – ceci afin d’aider le personnel des magasins dans son rapport de force avec l’employeur. Son action n’est pas sans relents moralisateurs et paternalistes (« maternalistes » serait plus exact). La démocratisation de la consommation, qui ne fait que commencer à la Belle Époque, suscite chez ces représentantes de la bourgeoisie un sentiment d’inquiétude quant à la « corruption » morale à laquelle elle pourrait donner lieu. Il n’empêche, la LSA milite en faveur de l’intervention du consommateur dans l’opposition entre le capital et le travail. À la lettre, le consommateur devient alors un producteur. Par son activisme, il influe sur le niveau de la plus-value.

Pourquoi ces convergences précoces entre associations de consommateurs et de producteurs ont-elles cessé ? Aux États-Unis, CU est accusé de « communisme » dès les années 1930. Et à juste titre : nombre de ses adhérents et dirigeants sont des anticapitalistes radicaux, affiliés ou non au mouvement communiste. En 1938, la commission parlementaire de luttes contre les « activités anti-américaines » (un-american activities), dite « commission Dies » (du nom de l’un de ses présidents, Martin Dies), place l’association sous observation. Dans les années 1950, pendant la période maccarthyste, ses responsables sont tenus de se justifier à plusieurs reprises devant la commission.

Les grands journaux, New York Times en tête, refusent de publier les encarts de CU dénonçant les pratiques antisyndicales des industriels, de peur de perdre des revenus publicitaires. La pression qui s’exerce sur elle conduit l’association, à la suite d’âpres luttes internes, à s’assagir peu à peu. Elle est retirée de la liste des organisations suspectes de communisme en 195414. Dans les années 1960, Ralph Nader, à la tête d’un mouvement consumériste de type nouveau, influencé par le mouvement des droits civiques et l’opposition à la guerre du Vietnam, dira de CU qu’elle est un « géant assoupi ».

En France, la séparation entre producteurs et consommateurs est imposée par l’État. Dans les années 1950, pour obtenir son agrément, les associations de consommateurs doivent devenir indépendantes par rapport aux organisations professionnelles, dont les syndicats15. C’est donc le fruit d’une politique délibérée avec, en arrière-fond, la guerre froide. L’État crée dans l’après-guerre des ministères et organismes de régulation de la consommation, qui ont besoin d’interlocuteurs. Dans ce contexte, les « acteurs de la consommation » vont se spécialiser. Pour parler comme Bourdieu, ils acquièrent progressivement des « capitaux » spécifiques, qu’ils font valoir dans un champ social désormais autonome16.

La séparation entre producteurs et consommateurs correspond à une tendance de fond du capitalisme – c’est même l’une des caractéristiques de ce système17. Avant son émergence, le producteur – agriculteur, artisan, petit producteur précapitaliste – consomme ce qu’il produit. Bien sûr, des surplus sont engendrés, qui sont mis en circulation sur les marchés, mais le principe fondamental est celui de la non-séparation. Avec le capitalisme vient l’appropriation privée des moyens de production, la concurrence entre capitaux, la constitution d’un marché du travail salarié et, par là même, une déconnexion des sphères de la production et de la consommation, qui n’a cessé depuis de s’approfondir.

De au Bonheur des Dames à Amazon

L’enjeu aujourd’hui est de reconstruire l’unité entre ce qui a été séparé au cours du XXe siècle : les mouvements de producteurs et de consommateurs. Appelons cela des associations de producteurs-consommateurs. Leur matrice pourrait être les associations de consommateurs actuelles, mais qui renoueraient avec leur vocation originelle : celle de ne pas séparer les enjeux de production et de consommation. Un rapprochement, si ce n’est une fusion, prendrait place avec les syndicats.

Aujourd’hui, on l’a vu, la critique du capitalisme prend notamment la forme de mouvements en faveur de la désaliénation, ce qui laisse espérer que l’angle de la consommation, et plus généralement la lutte contre les besoins artificiels, débouche à terme sur une mise en question de l’organisation de la production. Avec l’aggravation de la crise environnementale, ces associations de producteurs-consommateurs joueraient un rôle politique croissant. Elles pourraient à terme contrôler une part grandissante de l’activité économique, régulant ou même se substituant dans bien des cas aux opérateurs privés et à l’anarchie du marché, responsables des destructions environnementales.

Le contexte a changé. Des organisations comme CU et la LSA apparaissent à la Belle Époque, celle des grands magasins évoqués par Zola dans Au Bonheur des Dames (1883). Depuis, le grand magasin de prêt-à-porter a cédé sa place à Amazon. Mais, contre toute attente, cette évolution des modalités de la consommation renferme un potentiel révolutionnaire.

« Révolution logistique » : c’est ainsi que l’on désigne l’importance croissante depuis le début des années 1980 des activités de transport, de distribution, de stockage, d’emballage, de réfrigération, etc., des marchandises. Amazon en est une émanation. Le mouvement a toujours été une donnée essentielle de la marchandise, ne serait-ce que parce que les lieux de production et de vente coïncident rarement. Mais il l’est aujourd’hui plus que jamais. À l’origine, la logistique est une discipline militaire18. Au cours du XXe siècle, à mesure que le capitalisme se développe, que l’imbrication de l’État et du marché progresse, les méthodes qui en sont inspirées pénètrent le champ de la production économique.

La révolution logistique s’opère dans le contexte de la mondialisation du capital. Elle en est la condition de possibilité, le substrat matériel. On a déjà évoqué l’une de ses dimensions : la « containerisation » du transport maritime, qui a drastiquement diminué le coût de la mise en circulation des biens à travers le monde et permis l’allongement des chaînes globales de valeur. 90 % du commerce mondial s’opèrent aujourd’hui par bateaux, pour l’essentiel de gigantesques porte-conteneurs19.

La révolution logistique suppose la montée en puissance de nouvelles technologies : GPS, code-barres, ERP (enterprise resource planning, ou progiciels de gestion), RFID (radio frequency identification, les puces placées dans les marchandises ou l’emballage), algorithmes, big data… Dans la logistique, la valeur de l’équipement technologique a augmenté de 187 % entre 1982 et 2009, alors qu’il n’a crû que de 56 % dans le secteur manufacturier20. Si le mouvement est une donnée essentielle de l’ontologie de la marchandise, il en va de même de la traçabilité : son propriétaire doit savoir à chaque instant où elle se trouve et sous la responsabilité de qui. Cela lui permet de ne pas la perdre en route, bien sûr, mais aussi d’être capable de planifier les flux de marchandises futurs sur la base des flux passés21. Oui, le capitalisme planifie constamment22.

Cette traçabilité s’applique également aux salariés : elle discipline leur temps de travail. Aujourd’hui comme par le passé, les nouvelles technologies ne sont pas neutres. Elles ont des implications en termes d’organisation de la production, induisant une intensification de la journée de travail.

Plus-value logistique et vulnérabilité du capital

Et, régulièrement, les réseaux logistiques convergent. La littérature spécialisée parle de clusters logistiques, soit des « grappes » ou « agglomérats ». Une définition courante du cluster dans la littérature managériale est celle qu’en donne Michael Porter :

Un cluster est un regroupement géographique d’entreprises interconnectées et d’institutions associées, dans un secteur particulier, liées par des commonalités et des externalités23.

Les « commonalités » sont les ressources que les entreprises mettent en commun du fait de leur proximité géographique. Par exemple, elles n’auront à payer qu’une société de gardiennage. Les externalités désignent les effets positifs ou négatifs induits sur leur environnement, en termes, notamment, d’emplois ou de pollutions. Les institutions associées correspondent typiquement aux municipalités où le regroupement est installé. Les clusters logistiques rassemblent des « nœuds » de réseaux sur lesquels les marchandises affluent pour être stockées et redirigées.

Aux États-Unis, il existe une soixantaine de clusters de ce genre, éparpillés sur tout le territoire, avec trois pôles principaux : New York-New Jersey, Los Angeles et Chicago. Soit la côte Est, la côte Ouest et le Midwest. Des dizaines d’entreprises de la logistique y sont concentrées, charriant plusieurs centaines de milliers de travailleurs – 200 000, par exemple, rien que pour Chicago, un chiffre en augmentation constante. On cherchait la classe ouvrière du XXIe siècle, on l’a trouvée : les travailleurs de la logistique.

L’installation des clusters à proximité de grandes métropoles s’explique par le débouché des flux, toutes étant desservies par plusieurs aéroports, ports, gares et autoroutes. La connexion aux réseaux de transport et la proximité des grossistes, détaillants et consommateurs sont une condition de l’installation d’un ensemble d’entrepôts.

Pour les entreprises logistiques, ces métropoles présentent également l’avantage de renfermer une main-d’œuvre captive, corvéable à merci. Aux États-Unis, deux tiers des employés de la logistique sont payés en dessous du seuil de pauvreté (environ 12 000 dollars de revenu annuel pour une personne seule en 2018), 37 % ont au moins un autre emploi et 63 % sont employés par des agences d’intérim, donc en situation de précarité contractuelle24. L’essentiel des jobs que rassemblent ces clusters sont des emplois ouvriers. La gestion s’appuyant sur les nouvelles technologies, le management et les emplois techniques y sont faiblement représentés.

Ces clusters se situent souvent à proximité de quartiers ségrégés, ghetto noir ou barrio latino. Une enquête menée en 2010 dans un entrepôt représentatif à Chicago montre que 48 % des employés sont afro-américains, 38 % latinos, 11 % blancs non latinos, et le reste asiatiques, arabes ou amérindiens. Le propre de ces quartiers est que les populations en sont à peu près prisonnières : aucune mobilité sociale ou spatiale à l’horizon. Elles n’ont par conséquent d’autre choix que d’accepter ce type d’emploi. Et ça tombe bien, puisque le secteur de la logistique en propose à la pelle, mal payés et précaires. Une fraction grandissante de cette force de travail est d’origine immigrée, les nouveaux arrivants s’accommodant par nécessité de conditions de travail fortement dégradées. Une « armée de réserve industrielle » au sens de Marx s’il en fût jamais. Tout ceci modifie la composition de la classe ouvrière. Mais c’est bien de la classe ouvrière qu’il s’agit.

Même situation ou presque en France. En 2014, Paris concentre un tiers de la construction d’entrepôts logistiques du pays. 87 % de ces entrepôts se trouvent en banlieue, pour l’essentiel dans les banlieues et le périurbain nord et est25. Parmi les raisons expliquant cette « spécialisation logistique », il y a l’accès facilité aux autoroutes, aéroports et gares. Mais aussi la disponibilité d’une main-d’œuvre que la désindustrialisation a vouée au chômage. La géographie économique montre que les plateformes logistiques se trouvent souvent sur le territoire d’industries disparues ou délocalisées. La logistique prolonge à sa manière l’histoire industrielle de la banlieue parisienne.

Les recettes fiscales découlant de l’installation de ces plateformes incitent les élus à céder sans trop de discussion aux injonctions des entreprises. La banlieue comme « territoire servant » – une expression employée par les élus – où s’installent des activités indésirables dans la capitale26. En son sein, le prix du mètre carré est de toute façon trop élevé pour ces entrepôts, la densité de la circulation rendant de surcroît les flux de camions trop compliqués à gérer.

Ces entrepôts logistiques procurant de l’emploi, ils sont parfois construits sur la base de partenariats public-privé (PPP). Dans ce cadre, l’État et/ou les collectivités locales cofinancent les infrastructures ou mettent à disposition le terrain. Amazon projetant d’installer un centre de tri dans le sud de l’Oise, à vingt-cinq minutes de l’aéroport de Roissy, « la communauté de communes va investir pour aménager une partie des voiries et permettre aux six cents camions attendus chaque jour d’entrer sans encombre sur l’autoroute A127 ». Un vrai bonheur pour l’environnement, ces six cents camions quotidiens. Dans la perspective de la construction de ce centre, les communes ont été invitées à modifier rapidement leur plan local d’urbanisme (PLU), procédure de laquelle les élus critiques ont été tenus à l’écart. Argument massue : cinq cents emplois à la clé. Il s’agira du cinquième entrepôt d’Amazon en France, et certainement pas du dernier.

Aujourd’hui, en somme, comme a raison de le dire le Comité invisible, le pouvoir est logistique28. À mesure que le capital se mondialise, que les chaînes globales de valeur s’allongent et se complexifient, la logistique revêt un enjeu économique central. Par là même, les travailleurs de la logistique deviennent un enjeu politique de première importance. Mais il faut prendre acte du fait que la politique moderne est une politique urbaine ou interurbaine. Si l’on veut parvenir à « bloquer les flux », il va falloir apprendre à s’adresser à cette nouvelle classe ouvrière exploitée et aliénée dans les entrepôts logistiques.

Jusque récemment, la logistique était considérée comme une branche du secteur des services. La manufacture produit, la logistique achemine. Les transformations du capitalisme ont changé le statut de la logistique, qui relève désormais de plus en plus du travail productif. Voici ce que disait déjà Marx :

Le capital doit tendre à abattre toute barrière locale au trafic, c’est-à-dire à l’échange, pour conquérir le monde entier et en faire un marché, il doit tendre, d’autre part, à détruire l’espace grâce au temps, c’est-à-dire réduire au minimum le temps que coûte le mouvement d’un lieu à un autre. Plus le capital est développé, plus vaste est donc le marché où il circule ; or plus est grande la trajectoire spatiale de sa circulation, plus il tendra à une extension spatiale du marché, et donc à une destruction de l’espace grâce au temps29.

Le capital a une tendance inhérente à conquérir et transformer en marché la planète dans son ensemble. « Le marché mondial est contenu dans la notion même de capital », dit aussi Marx dans un passage du Capital. L’expansion mondiale du capitalisme a toutefois un prix. Plus la distance entre le lieu de production et le lieu de vente (de « réalisation ») de la marchandise est grande, plus son coût augmente, puisque le transport n’est pas gratuit. Cela implique que le capitalisme doit en permanence accélérer la « vitesse de circulation » des marchandises, afin de minimiser le coût de leur acheminement et de maximiser le profit qu’en retirent les capitalistes. Les bénéfices qu’empocheront ces derniers sont tributaires de l’augmentation de cette vitesse. C’est ce phénomène que Marx désigne par l’expression « destruction de l’espace grâce au temps ».

Depuis le XIXe siècle, l’accélération de la vitesse de circulation du capital est rendue possible par l’innovation technologique et les énergies fossiles, charbon puis pétrole, qui permettent de propulser des moyens de transport toujours plus rapides : trains, voitures, bateaux, avions…

Le point essentiel : de l’accélération de la « vitesse de circulation » des marchandises dépend le niveau de la plus-value. Tout ralentissement du mouvement des marchandises, dans un contexte de mondialisation du capital, rabaisse le profit. À l’inverse, lorsque le travailleur logistique accélère le chargement d’un camion, la plus-value augmente. La logistique produit donc de la valeur, elle n’est plus un service au sens traditionnel.

Le stockage, c’est du temps mort. Depuis qu’il existe, le capital livre une lutte à mort contre toutes les formes de stocks (sauf lorsqu’il fait de la « rétention d’offre » pour faire grimper les prix, mais c’est un autre problème). Stocker, c’est ralentir la vitesse de circulation des marchandises et peser ainsi à la baisse sur le niveau de la plus-value. C’est aussi encourir le risque que, pendant la période de stockage, les marchandises soient endommagées. D’où le just-in-time ou les « flux tendus » typiques du postfordisme, par lesquels les entreprises cherchent à minimiser le temps qui sépare la production de la vente de la marchandise.

Le capital rêvait du cross-docking. La révolution logistique le lui a offert30. Cette logique consiste à ne pas stocker les marchandises dans l’entrepôt lorsqu’elles sont déchargées, mais à les laisser à quai (dock). Jusqu’à ce qu’un autre camion les récupère pour les acheminer à leur destination suivante. Les marchandises restent à quai moins de vingt-quatre heures. En 2018, près de la moitié des entrepôts logistiques aux États-Unis mettent en œuvre ce principe. Il est rendu possible par les technologies de traçabilité de la marchandise, qui permettent à chaque partie prenante de la production d’entrer en action au moment requis.

Le mélange des activités productives et logistiques atteint son stade suprême dans le co-manufacturing. En ce cas, la logistique s’occupe non seulement de l’acheminement des marchandises, mais aussi de leur finition. Activités productives et logistiques s’entremêlent au point de devenir indistinguables. L’objectif est que la finition s’opère le plus tard possible. Cela s’appelle la « différenciation retardée » (delayed differenciation ou postponment) : un produit est adapté aux normes d’un pays ou aux préférences d’un groupe de consommateurs le plus tard possible31. Ce qui permet notamment d’éviter les invendus : si la France consomme plus d’ordinateurs portables que la Suisse ce mois-ci, le clavier français est installé in extremis sur un nombre plus grand d’ordinateurs (les pays germanophones utilisent les claviers QWERTZ). Pour cela, il faut que les technologies de traçabilité de la marchandise informent en temps quasi réel l’entreprise de l’état des ventes.

Quelle forme l’alliance des producteurs et des consommateurs pourrait-elle revêtir dans ce contexte ? Amazon, c’est un réseau d’entrepôts, avec des entrées et des sorties. Il est possible – et même assez facile – de les bloquer. C’est ce que font depuis 2016 les syndicats des employés italiens du géant américain lors du Black Friday, le lendemain de Thanksgiving, grand-messe de la consommation, aux quatre coins du monde32. L’action est joliment baptisée « Strike Friday » (« Grève le vendredi »).

1 100 000 commandes ont été passées sur Amazon.it lors du Black Friday 2016. À l’échelle planétaire, la firme enregistre ce jour-là un pic d’activités. L’entrepôt Amazon de Piacenza, dans le nord du pays, emploie 4 000 salariés, dont une partie significative d’intérimaires, comme aux États-Unis. Leur précarité rend compliquée leur participation à des grèves. Il n’empêche, le mouvement est bien suivi. Une partie des employés des transports, les sous-traitants qui acheminent les colis, se mettent en grève par solidarité33. Des entrepôts Amazon allemands se joignent à l’action. Il s’agit d’éviter que la direction d’Amazon Italie puise dans les entrepôts allemands pour satisfaire la demande.

Ce type d’action syndicale promet de se multiplier à l’avenir. Amazon a beau être un géant du numérique, les marchandises qu’il distribue sont bien cela : des marchandises, douées d’une matérialité concrète. La numérisation de l’économie n’a pas conduit à une diminution des objets en circulation, bien au contraire. Or des marchandises peuvent être entravées, voire détruites. On y viendra sans doute.

Les technologies de traçabilité peuvent être détournées, sabotées. Si tout est connecté, si la technologie revêt une importance croissante dans la production, une coupure à un endroit met en péril la chaîne productive dans son ensemble. Les capitalistes organisent la redondance des dispositifs technologiques : l’un cesse de fonctionner, un autre prend le relais. Ce qui implique d’en saboter davantage. Et donc que les grèves de la logistique se transforment en grèves de masse. Si le pouvoir est logistique, l’action révolutionnaire est une politique du grand nombre.

La numérisation a augmenté la vulnérabilité du capital. Toute perte de temps est une perte de plus-value. La grève, ou même un ralentissement du travail – une « opération escargot » –, a un impact immédiat sur son niveau. La sensibilité de l’accumulation au facteur temps a accru la puissance des travailleurs. Des travailleurs de la logistique de plus en plus concentrés géographiquement, malgré la fragmentation des réseaux productifs.

Pour Marx, l’émergence d’une conscience de classe ouvrière dépend de deux paramètres. Du fait de l’approfondissement de la division du travail, les ouvriers s’aperçoivent de leur interdépendance, des bienfaits de la coopération. Par ailleurs, leur concentration dans des usines fait surgir dans leur esprit l’idée qu’ils ont des intérêts communs en tant que classe, opposés à ceux de la classe d’en face. Ces deux conditions sont réunies dans les clusters logistiques. L’émergence d’une conscience de classe chez ces salariés est une question de temps.

Aujourd’hui, les travailleurs de la logistique sont dans une situation similaire à celle des mineurs au XIXe siècle et au début du XXe. La production et la circulation du charbon étaient relativement faciles à entraver : soit on bloquait la mine, soit on bloquait les réseaux de transport, le train pour l’essentiel. L’hégémonie du charbon comme source d’énergie, jusqu’à la première moitié du XXe siècle, a conféré aux mineurs un statut central au sein de la classe ouvrière. Chacune de leurs grèves avait un effet paralysant sur la société. La transition du charbon au pétrole a été organisée par les classes dominantes pour affaiblir leur puissance, la production et la circulation du pétrole étant plus difficile à interrompre34. Aujourd’hui, la logistique étant omniprésente, la puissance de ceux qui y travaillent est plus grande encore que celle des mineurs.

La centralité de la logistique en dit long sur le capitalisme dans lequel nous vivons. La financiarisation du capital a conduit à une « déterritorialisation » de l’économie. Son caractère immatériel et global fait qu’elle échappe au contrôle démocratique. Les pays qui ont traversé de graves crises financières – la Grèce ou l’Argentine dernièrement – ont subi les effets de la discipline imposée par les marchés financiers. Mais il ne faut pas pousser trop loin cette idée d’une « déterritorialisation » de l’économie par la finance. Si le capital exerce une domination « abstraite », au sens où il assujettit la vie sociale à la logique du taux de profit, la civilisation qu’il produit et reproduit est matérielle.

Les actions des travailleurs de la logistique ont pourtant peu de chances d’aboutir si les consommateurs ne s’en mêlent pas, comme ils le firent au tournant du XXe siècle. Il s’agit de remettre au goût du jour le « répertoire d’action » des associations de consommateurs les plus combatives : labels syndicaux, listes blanches, boycott, buycott, dénonciation de la publicité mensongère, testing, etc. Le mouvement consumériste actuel utilise ce répertoire, mais partiellement et assez mollement. Surtout, le lien avec les enjeux productifs est rarement établi.

Or la logistique fait le lien entre la production et la consommation. Elle est ce lien, puisqu’elle consiste à acheminer des marchandises des producteurs vers les consommateurs, en suivant des chaînes de valeur de plus en plus longues. C’est ce qui en fait un secteur stratégique pour combiner critique de la production et de la consommation. Dans le « répertoire d’action » des associations de producteurs-consommateurs, le blocage des flux logistiques sera déterminant.

Par leur importance dans le fonctionnement du capitalisme contemporain, et du fait qu’ils se situent à l’articulation de la production et de la consommation, les travailleurs de la logistique sont appelés à jouer un rôle central – avec d’autres – dans ce projet : bloquer les flux logistiques pour, dans un même mouvement, prendre le contrôle sur ce qui est produit et consommé.

Pour cela, une reconnexion avec les syndicats doit s’effectuer. L’importance des travailleurs de la logistique favorise de fait le rapprochement entre syndicats et associations de consommateurs, puisque ce secteur du salariat se situe à l’interface de la production et de la consommation. En France, on l’a vu, la séparation des syndicats (production et organisation du travail) et du mouvement consumériste (consommation) a été exigée par l’État dans le contexte de la guerre froide. Elle est dommageable pour les travailleurs et les consommateurs. Il faut inverser la tendance. À terme, les associations de producteurs-consommateurs pourraient devenir pérennes, être institutionnalisées comme des appareils politiques révolutionnaires émancipés de l’emprise du capital.

Des organisations où sont discutés ensemble les intérêts des travailleurs et des consommateurs, des associations de producteurs-consommateurs, placeraient au cœur de leur activité la question des besoins, qui fait le lien entre production et consommation : que produire pour satisfaire quels besoins ? Autrement dit : qu’est-ce qu’un besoin légitime, par opposition à un besoin qui ne l’est pas ? Bloquer les flux de marchandises, comme commencent à le faire les grévistes d’Amazon et d’autres secteurs logistiques, aura immanquablement des effets en ce sens. La multiplication de ces actions permettra la prise de conscience du caractère artificiel, et donc dispensable, de nombre de prétendus besoins. Les associations de producteurs-consommateurs sont avant tout des instruments de lutte. Mais les luttes engendrent de la « conscientisation » et de la délibération, concernant la stratégie et les finalités du mouvement.

L’ancien « répertoire d’action » des associations de consommateurs doit être complété par de nouvelles revendications, dont l’extension de la durée de la garantie et l’affichage du « prix d’usage » des marchandises, qui permettront d’œuvrer à l’émergence de biens émancipés, et par là d’une infrastructure de l’égalité. Il faut prendre en tenaille le productivisme et le consumérisme capitalistes entre des mesures de transition de ce genre et le blocage des flux logistiques par l’action sur le terrain. Alors, le rapport de force avec la marchandise se présentera sous les meilleurs auspices.

1. Voir Renaud BÉCOT, « L’invention syndicale de l’environnement dans la France des années 1960 », Vingtième Siècle, vol. 113, no 1, 2012, p. 171.

2. Danielle TARTAKOWSKY, « La CGT, du hors-travail au “cadre de vie” », in Joël HEDDE (dir.), La CGT de 1966 à 1984 : l’empreinte de mai 1968, Institut CGT d’histoire sociale, Montreuil, 2009.

3. Voir Éloi LAURENT, « Reconnaître, en France, l’inégalité et la justice environnementales », Actuel Marx, vol. 61, no 1, 2017.

4. Voir Jacques RANCIÈRE, La Mésentente. Politique et philosophie, Galilée, Paris, 1995.

5. Voir Razmig KEUCHEYAN, La nature est un champ de bataille, op. cit., chap. 1.

6. Hayagreeva RAO, « Caveat emptor : the construction of nonprofit consumer watchdog organizations », art. cit., p. 934-940.

7. À la suite de James Steuart, Marx analyse ce mécanisme par l’entremise du concept de « profit sur l’aliénation ». Voir Costas LAPAVITSAS, Profiting without Producing. How Finance Exploits Us All, Verso, Londres, 2014, chap. 6.

8. Hayagreeva RAO, « Caveat emptor : the construction of nonprofit consumer watchdog organizations », art. cit., p. 923.

9. Voir Marie-Emmanuelle CHESSEL, « Consommation, action sociale et engagement public fin de siècle, des États-Unis à la France », in Alain CHATRIOT, Au nom du consommateur, op. cit.

10. Voir Marie-Emmanuelle CHESSEL, « Aux origines de la consommation engagée : la Ligue sociale d’acheteurs (1902-1914) », Vingtième Siècle, no 77, 2003, p. 95.

11. Cité par ibid., p. 97.

12. Le texte de « L’enquête ouvrière » est disponible sur : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1880/04/enquete.htm. Sur la tradition de l’enquête ouvrière à laquelle ce texte a donné lieu au sein du marxisme, voir Asad HAIDER et Salar MOHANDESI, « Workers’ inquiry : a genealogy », Viewpoint Magazine, 27 septembre 2013.

13. Voir Jean-Pierre LE CROM, « Le label syndical », in Jean-Pierre LE CROM (dir.), Les Acteurs de l’histoire du droit du travail, PUR, Rennes, 2004.

14. Hayagreeva RAO, « Caveat emptor : the construction of nonprofit consumer watchdog organizations », art. cit., p. 945.

15. Voir Alain CHATRIOT, « Qui défend le consommateur ? Associations, institutions et politiques publiques en France (1972-2003) », art. cit., p. 69.

16. Voir Louis PINTO, « Le consommateur : agent économique et acteur politique », Revue française de sociologie, vol. 31, no 2, 1990.

17. Voir André ORLÉAN, « De quelques débats à propos de la production marchande chez Marx », in Cédric DURAND et al., Penser la monnaie et la finance avec Marx. Autour de Suzanne de Brunhoff, PUR, Rennes, 2018.

18. Martin VAN CREVELD, Supplying War. Logistics from Wallenstein to Patton, Cambridge University Press, Cambridge, 2004.

19. Voir les chiffres donnés dans l’Examen statistique du commerce mondial 2017 de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), https://www.wto.org/french/res_f/statis_f/wts2017_f/wts17_toc_f.htm.

20. Voir Kim MOODY, On New Terrain. How Capital is Reshaping the Battleground of Class War, Haymarket, New York, 2017, p. 92.

21. Voir Paul R. MURPHY et Michael A. KNEMEYER, Contemporary Logistics, Pearson, Londres, 2018, chap. 1.

22. Voir Cédric DURAND et Razmig KEUCHEYAN, « Planifier à l’âge des algorithmes », Actuel Marx, vol. 65, no 1, 2019.

23. Voir Michael PORTER, On Competition, Harvard Businesss School Publishing, Boston, 1998, p. 197.

24. Voir Kim MOODY, On New Terrain, op. cit., p. 90.

25. Voir Nicolas RAIMBAULT et François BAHOKEN, « Quelles places pour les activités logistiques dans la métropole parisienne ? », Territoire en mouvement. Revue de géographie et aménagement, no 23-24, 2014, p. 7.

26. Ibid., p. 17.

27. Voir « Amazon maille la France de ses entrepôts », Le Monde, 4 octobre 2017.

28. Voir COMITÉ INVISIBLE, « Le pouvoir est logistique. Bloquons tout ! », Lundi matin, 30 mai 2016.

29. Voir Karl MARX, Manuscrits de 1857-1858, dits « Grundrisse », op. cit., p. 500.

30. Voir Kim MOODY, On New Terrain, op. cit., p. 91.

31. Voir Paul R. MURPHY et Michael A. KNEMEYER, Contemporary Logistics, op. cit., p. 29.

32. Voir « Amazon faces Black Friday strike in Italy », Financial Times, 23 novembre 2017.

33. Voir Rossana CILLO et Lucia PRADELLA, « Strike Friday at Amazon.it », Jacobin Magazine, 29 novembre 2017.

34. Voir Timothy MITCHELL, Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, La Découverte, Paris, 2013, chap. 1.

7. À LA RECHERCHE DE LA DÉMOCRATIE ÉCOLOGIQUE

Personne ne sait en vérité à quoi ressembleront les décennies à venir. La crise environnementale va s’approfondir, aucun doute, mais dans quelles proportions ? Va-t-on assister à un « effondrement » des sociétés, comme le prédisent certains ? La collapsologie, ou science de l’effondrement, soutient que la pénurie des ressources naturelles conduira, à brève échéance, à la disparition de la vie sociale telle que nous la connaissons et à une crise aiguë des institutions politiques et économiques modernes : parlements, État de droit, marché, systèmes énergétiques, finance1… Les démocraties représentatives continueront-elles au contraire peu ou prou à fonctionner ?

Tout dépend de l’ampleur de la crise qui vient. Si celle-ci se transforme en effondrement, il n’y aura plus de politique, seulement de la survie. Lisez de la « science-fiction écologiste », la Trilogie climatique de Kim Stanley Robinson par exemple, vous vous ferez une idée de ce qui nous attend dans cette éventualité2.

Tous les rapports consacrés au changement climatique, à commencer par ceux du GIEC, proposent plusieurs scénarios de crise plus ou moins sévères. La complexité des paramètres – naturels, mais aussi politiques et sociaux – rend la prédiction hasardeuse. Mon hypothèse ? Pas d’effondrement à moyen terme, mais une accélération accrue du rythme de la politique. Les régimes démocratiques représentatifs se sont caractérisés, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, par leur remarquable stabilité. Jamais au XXe siècle les révolutions ne se sont faites contre des démocraties, mais toujours contre des régimes autoritaires3. Cette stabilité des démocraties, c’est fini, on en voit déjà les signes aujourd’hui.

Si la crise suscite une accélération du rythme de la politique, mais sans effondrement, alors une dialectique conflictuelle entre les instances gouvernementales et une constellation de collectifs politiques « à la base » pourraient se mettre en place, débouchant possiblement sur des situations de « dualité des pouvoirs4 ».

Il est certes toujours téméraire de formuler des recettes pour les « marmites de l’avenir », ainsi que Marx nous en avertissait dans le livre I du Capital, mais, dans ces conditions, tenter de se projeter dans le futur, ne serait-ce que pour en conjurer le pire, devient incontournable. Pour trouver une boussole dans la crise, on n’a d’autre choix que de combiner comparaisons historiques et imagination politique. Si les comparaisons historiques ont leurs limites, elles permettent néanmoins d’ancrer l’imagination dans le réel. L’imagination politique vise quant à elle à tracer des voies pouvant conduire à un autre avenir qu’au désastre. Une esquisse de futurologie critique : voilà ce à quoi s’essaient les pages qui suivent.

Scénarios de transition écologique

On dispose aujourd’hui de scénarios de transition écologique précis. Ils indiquent la façon dont l’appareil productif doit évoluer afin de devenir soutenable. Il s’agit d’outils de planification de l’économie dans la longue durée.

Le plus connu de ces scénarios en France est le Manifeste négaWatt, rédigé par des ingénieurs spécialisés dans les questions énergétiques5. Un négaWatt est une unité d’énergie économisée – « néga » pour négatif. Grâce aux énergies renouvelables, à l’isolation du bâti ou au raccourcissement des circuits économiques, il est possible, selon les auteurs du Manifeste, de mettre sur pied un système économique écologiquement viable à l’échelle d’un pays, et même au-delà. À technologie constante, nos sociétés renferment d’importants « gisements de négaWatts ». Une société « négaWatt » est une société de la sobriété, où des possibilités de consommation sont délibérément écartées car considérées comme néfastes. La sobriété comporte une dimension technique – l’isolation du bâti grâce à des matériaux innovants, par exemple – mais il s’agit également d’un concept politique, visant à transformer la vie quotidienne6.

Le scénario négaWatt, et d’autres du même type, sont des « feuilles de route ». Ils fixent une orientation aux choix de production possibles, et par là même un cadre à la définition des besoins. L’objectif du scénario négaWatt est de diviser par quatre les émissions de gaz à effet de serre de la France à l’horizon 2050, et de diminuer drastiquement la dépendance aux hydrocarbures et au nucléaire. Comme toute feuille de route, celle-ci peut évoluer (le scénario est périodiquement actualisé), en fonction par exemple d’innovations technologiques difficilement prévisibles aujourd’hui. Mais c’est dans le cadre délimité par elle que peut avoir lieu la délibération sur les besoins.

Les scénarios de transition écologique permettent donc de connecter les choix de production aux besoins. Établir ce lien est indispensable si l’on veut éviter l’« effondrement » des sociétés dans les décennies qui viennent.

La question des besoins apparaît d’ailleurs dans le Manifeste négaWatt. Au cours de leur réflexion, les auteurs distinguent entre les besoins « vitaux », qu’il faudra continuer à satisfaire lors de la transition écologique, et les besoins « nuisibles », dont il faudra se défaire. Le premier groupe se subdivise en besoins qu’ils qualifient d’« essentiels », « indispensables », « utiles » et « convenables ». Le second, ceux qu’ils jugent « futiles », « extravagants », « inacceptables », « égoïstes ». Et ils ajoutent :

Un peu comme nous classons aujourd’hui les appareils électroménagers ou les logements selon l’« étiquette énergie » qui va de A à G, il est possible de classer l’ensemble de nos besoins selon une échelle allant des besoins « vitaux », ceux dont aucun être humain ne peut se passer, aux besoins « nuisibles », ceux dont la satisfaction nous procure un plaisir souvent égoïste et dérisoire en regard des méfaits qu’ils provoquent directement ou indirectement sur l’environnement ou sur autrui, aujourd’hui ou demain7.

Mais la réflexion s’arrête là. On n’en sait pas davantage sur la définition de ces deux ensembles de besoins, et sur sa légitimité aux yeux du plus grand nombre. La consommation d’énergie d’un appareil électroménager peut se mesurer objectivement, se quantifier, mais un besoin ? On peut estimer le nombre de calories nécessaires à la survie d’un organisme humain, et même le nombre de pas qu’il faut faire par jour pour rester en bonne santé. Mais au-delà ?

Il y a des besoins manifestement vitaux – se nourrir, se loger – et manifestement nuisibles, comme éclairer toute la nuit une rue que personne ne fréquente ou utiliser sa voiture pour parcourir quelques centaines de mètres. Mais une fois énoncées ces évidences, les désaccords se font rapidement jour concernant ce qui relève de l’une et de l’autre de ces catégories, désaccords qu’il faut pourtant parvenir à trancher.

L’urgence est de mettre en délibération les besoins relevant des secteurs économiques dont l’impact sur l’environnement est le plus élevé. Selon le dernier rapport du GIEC, la répartition des émissions par secteur se présente ainsi : le secteur de l’énergie représente 35 % des émissions, l’agriculture et la forêt 24 %, l’industrie 21 %, les transports 14 % et le bâtiment 6 %8. Saucissonner l’économie de cette façon prête à confusion, car l’énergie et les transports sont par exemple étroitement imbriqués. Quoi qu’il en soit, le premier de ces chiffres montre que la lutte contre le changement climatique est intrinsèquement liée à l’enjeu énergétique. C’est là que les premiers efforts doivent porter.

La question est de savoir comment insuffler de la politique – du conflit et de la démocratie – dans des scénarios de transition écologique qui, pour la plupart, demeurent « technocratiques ». Qu’ils soient souvent élaborés par des ingénieurs n’est sans doute pas étranger à cela.

Le spectre d’une « dictature sur les besoins »

L’opposition entre le marché et la planification a structuré les débats économiques au XXe siècle9. Au marché « libre et non faussé », les gauches ont opposé des formes plus ou moins strictes de planification. La planification avait cours au sein du bloc communiste, mais elle a longtemps également été préconisée par la social-démocratie occidentale, et même certains courants de la droite dite « sociale », gaullisme en France ou démocratie-chrétienne en Italie. En examinant l’histoire économique du XXe siècle, on constate cependant que l’alternative entre marché et planification est rarement nette. Le capitalisme a toujours planifié, même à l’époque néolibérale, et même dans le secteur financier, supposé « court-termiste », où les innovations doivent être théorisées et expérimentées avant d’être généralisées. À l’inverse, dans des pays comme la Yougoslavie ou la Chine, des « socialismes de marché » ont vu le jour, à certaines époques au moins.

Il est probable que la transition écologique remette la planification à l’agenda dans de nombreux secteurs. D’autant qu’il existe de nouveaux instruments pour cela. En septembre 2017, le Financial Times titrait : « La révolution des big data peut ressusciter l’économie planifiée10 ». L’éditorialiste estimait que les possibilités de calcul offertes par les « données massives » et les algorithmes allaient permettre de surmonter les défaillances qui avaient affecté au XXe siècle les tentatives de planification centralisée. Elles rendraient possible une coordination de l’offre et de la demande autrement qu’en s’en remettant à un système des prix par définition réducteur. Pour peu qu’ils soient solvables, le marché assouvit des besoins même lorsqu’ils sont artificiels ou nocifs. À l’inverse, dans nos sociétés, de nombreux besoins réels non solvables ne sont pas satisfaits.

La planification, qu’elle soit socialiste ou capitaliste, charrie avec elle le danger de l’autoritarisme : décider par en haut de ce qu’il faut produire et consommer, décréter pour les citoyens quels besoins ils ont le droit de satisfaire et quels besoins sont illégitimes. Agnes Heller était parfaitement consciente de ce risque, elle l’a même théorisé. Avec deux autres membres de l’école de Budapest, Ferenc Feher et György Markus, elle définit l’URSS comme une dictature sur les besoins11.

Pour Heller et ses coauteurs, l’URSS n’était ni un régime socialiste ou communiste, ni un capitalisme d’État, mais une formation politique sui generis, qui asseyait sa domination par l’emprise qu’elle exerçait sur les besoins. En URSS, les besoins, aussi bien matériels (vêtements, logement, transports) qu’immatériels (études, goûts artistiques), étaient déterminés par une bureaucratie d’« experts » œuvrant à la planification de la production dans un contexte de pénurie des ressources plus ou moins prononcée selon les périodes12.

Cette dictature sur les besoins reposait sur deux opérations. La première consistait à retarder constamment la satisfaction de certains besoins, en promettant qu’ils le seraient à l’avenir, une fois la phase de « transition » terminée. Cette phase devenant permanente, les besoins ne sont jamais contentés. À Cuba, on appelle ainsi « période spéciale » l’ère qui a commencé après la chute de l’URSS dans les années 1990, qui a conduit à un isolement économique et diplomatique accru du régime. Elle se caractérise par le rationnement et un strict contrôle sur la liberté d’expression. Elle n’a rien de « spécial », puisqu’elle est devenue la norme de fonctionnement du régime. La dictature sur les besoins transforme donc l’exceptionnel en permanent. C’est un « état d’exception permanent » dans le domaine économique.

La file d’attente, phénomène caractéristique de la vie quotidienne dans les régimes dits « socialistes », est une manifestation concrète de la promesse différée. Elle résulte des difficultés d’approvisionnement que rencontrent ces économies, des dysfonctionnements de la planification. Le citoyen ne sait jamais si, une fois parvenu au guichet, le bien qu’il est venu chercher sera encore disponible. Parfois, il devra revenir plusieurs jours d’affilée. Ce qui n’empêche pas le régime d’annoncer de façon récurrente que le dépassement des pays capitalistes en matière de bien-être matériel est imminent.

Dans un passage de La Révolution trahie (1936), Léon Trotski analyse la file d’attente comme étant le fondement du pouvoir soviétique :

L’autorité bureaucratique a pour base la pauvreté en articles de consommation et la lutte contre tous qui en résulte. Quand il y a assez de marchandises au magasin, les chalands peuvent venir à tout moment. Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d’un agent de police s’impose pour le maintien de l’ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique. Elle « sait » à qui donner et qui doit patienter13.

La seconde opération sur laquelle repose la dictature sur les besoins est le paternalisme. L’individu ne sait pas ce qui est bon pour lui. Le régime, c’est-à-dire la bureaucratie d’« experts », va donc l’aider à définir ses besoins. Dans une telle dictature, les marges de manœuvre de la personne pour cultiver ses besoins sont proches de zéro. Les choix de production et de consommation sont forcés. L’URSS repose sur une « double anthropologie » combinant optimisme et pessimisme, disent Heller et ses coauteurs14 : l’être humain est infiniment perfectible, mais il est incapable d’atteindre par lui-même cette perfection, n’étant ni vertueux ni autonome. Raison pour laquelle l’intervention d’une autorité qui représente les intérêts supérieurs de la société est indispensable. Cette autorité n’est autre que l’État, sous la forme bureaucratique qu’il revêtait en Union soviétique.

On aurait tort de croire que la « dictature sur les besoins » a disparu dans les décombres de l’Union soviétique. Elle existe dans nos sociétés, quoique sous une forme différente. On en prend peu à peu conscience : les GAFA représentent une variante particulièrement sophistiquée de dictature sur les besoins.

Les algorithmes façonnent nos désirs, les livrant à la convoitise des entreprises du numérique. Comment fonctionnent-ils ? Le détail est complexe, mais le principe simple : ils extrapolent vos comportements futurs sur la base de vos comportements passés. Dominique Cardon parle de « comportementalisme radical15 ». Les algorithmes partent du principe que vous reproduirez vos comportements passés ou les comportements d’individus au profil similaire au vôtre. Ils n’intègrent pas la dimension créative de l’action humaine, le fait que le futur n’est pas toujours prévisible à partir du passé. Lorsque vos comportements changent, l’algorithme vous suit à la trace, mais il ne vous encourage pas à étendre l’éventail de vos goûts16.

Shoshana Zuboff appelle « capitalisme de la surveillance » la tendance récente des plateformes numériques à vouloir « orienter », et donc plus seulement reproduire, les comportements des consommateurs, au moyen par exemple de la publicité ciblée17. Les profits de Google, par exemple, proviennent de la promesse que l’entreprise de la Silicon Valley fait aux annonceurs qu’elle est capable d’anticiper vos goûts futurs. Or quel meilleur moyen d’y parvenir que de façonner ces goûts ? Dans ce cas, les algorithmes ont une action performative sur les besoins. L’individu dispose de marges de manœuvre, il peut résister aux injonctions des machines et, derrière elles, des multinationales du numérique. Mais le rapport de force lui est largement défavorable. Si donc les big data peuvent être mis au service de la planification, il faut au prélable les soustraire au contrôle des GAFA, en les expropriant et en « socialisant les data centers », comme le préconise Evgeny Morozov18.

La dictature sur les besoins de type soviétique s’arrogeait le droit exclusif de distinguer entre les besoins authentiques et superflus. À la question « qu’est-ce qu’un besoin authentique ? », elle répondait : un besoin défini comme tel par les « experts ».

Elle redoublait cette première distinction d’une seconde, entre besoins « collectifs » et « individuels ». Les besoins collectifs, correspondant à l’« intérêt général », étaient par définition réputés vertueux, puisqu’ils servent le bien commun, ou du moins la conception que s’en faisait la bureaucratie. En URSS, les besoins individuels étaient toujours suspects, réputés négligeables, si ce n’est égoïstes.

Dans la dictature sur les besoins, les besoins cessent d’être dynamiques, d’être « révolutionnaires en germe ». La dialectique des besoins est bloquée et les deux paradoxes des besoins radicaux deviennent inopérants. Étant définie par une bureaucratie coupée de la société civile, la palette des besoins ne s’enrichit pas, elle stagne et s’appauvrit. La lutte pour la réalisation des besoins cesse d’être une force historique.

Pour Heller, la seule façon d’échapper à la dictature sur les besoins est d’affirmer qu’il n’existe que des besoins individuels : « Marx ne connaît pas d’autres besoins que ceux des individus19. » Son objectif est l’épanouissement de la personne, ce qui suppose de soumettre à critique le capitalisme, qui justement l’entrave. « Le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », dit le Manifeste communiste. Et non l’inverse.

Certains besoins sont communs à de nombreux individus. Ils n’en demeurent pas moins des besoins individuels. La société ou l’État, eux, n’ont pas de besoins. Postuler des « besoins collectifs » hiérarchiquement supérieurs aux besoins individuels est une opération de domination, visant à instituer et légitimer une bureaucratie d’« experts » dont la fonction est précisément de décider ou non de les satisfaire20. Rien à voir avec le socialisme, affirme Heller.

Tout comme il n’existe pas de « besoins collectifs », il n’existe pas non plus de besoins réductibles à une définition purement objective : « Le besoin de l’individu, c’est ce qu’il sait et ressent comme son besoin », dit Heller21. Quel que soit le besoin, il est toujours défini à la première personne. Cela n’implique cependant pas nécessairement qu’il doive être satisfait, par exemple s’il est nuisible pour autrui ou n’est pas soutenable écologiquement. La conclusion de ce raisonnement est simple : la distinction entre les besoins authentiques et superflus n’est pas ontologique. Est-ce à dire qu’il faut complètement renoncer à cette distinction ? Certainement pas. Distinguer entre des besoins authentiques et superflus est crucial dans le contexte de la transition écologique.

La seule façon de maintenir cette distinction sans la rabattre sur une détermination abusive est de considérer qu’elle doit être le fruit d’une délibération collective permanente. Cette distinction est dialogique et démocratique, et en aucun cas ontologique22. Si donc il faut sérier les besoins, c’est « par en bas » qu’ils doivent être établis. La théorie critique des besoins retrouve ici par ses propres moyens une intuition à laquelle parvient également la psychiatrie de la consommation compulsive.

La question est relativement simple : comment parvenir à classer les besoins – et pourquoi pas en effet au moyen d’une échelle de type « étiquettes énergie », fondée sur des critères quantitatifs et qualitatifs – de sorte à faire émerger une structure des besoins soutenable et non aliénante ? La réponse est compliquée. Plus exactement, elle est politique.

Théâtre des négociations

À l’occasion de la COP21, qui s’est tenue fin 2015 à Paris, le sociologue Bruno Latour a organisé au théâtre des Amandiers de Nanterre une « simulation politique23 ». Une simulation est à la politique ce que la modélisation est à la science : le réel étant trop complexe pour être analysé comme tel, on en construit un modèle, une approximation, que l’on compare ensuite aux données. Celles-ci permettent d’améliorer le modèle, qui est confronté à des données plus précises, et ainsi de suite. La simulation politique est une méthode de réduction de la complexité, visant à mettre en évidence les caractéristiques significatives d’une conjoncture. Elle permet de faire des prédictions à partir d’hypothèses sur l’existant.

« Théâtre des négociations » est le nom donné par Latour à cette simulation politique. Elle a duré trois jours, réunissant deux cents jeunes délégués (pour la plupart des étudiants) venus d’une trentaine de pays et composant une quarantaine de délégations. L’objectif n’était pas tant de parvenir à un accord en bonne et due forme sur le climat que de nourrir la réflexion sur la meilleure procédure à mettre en œuvre. La simulation ayant lieu dans un théâtre, l’expérience avait une dimension artistique assumée. « La diplomatie est un art », dit Latour, et la diplomatie environnementale n’échappe pas à ce constat.

Cette simulation était fondée sur trois règles. D’abord, au cours des négociations, les délégations ne pouvaient invoquer d’« arbitre supérieur » : la nature, la science, Dieu, le droit… La science, en particulier, ne pouvait être utilisée pour emporter un argument ou renvoyer une délégation à l’égoïsme de sa position. « Les données étaient là, bien sûr, mais muettes et désanimées. En tout cas, dédramatisées. Elles formaient un cadre, elles n’étaient pas des agents24. »

Pour Latour, il est illusoire de croire qu’il suffirait d’invoquer la science, et notamment les rapports du GIEC, pour susciter des politiques efficaces de réduction des émissions de gaz à effet de serre. La science n’est pas une politique : « On n’a pas encore vu un seul cas où l’appel aux Lois de la Nature aurait permis l’alignement automatique des intérêts25. » On peut s’appuyer sur les données scientifiques, mais en aucun cas en faire le juge de paix des négociations.

Ensuite, les États ne sont pas les seules parties prenantes au « théâtre des négociations ». Les COP, comme le festival d’Avignon, ont aussi une version « off ». Il y a les délégations officielles, étatiques, qui forment la COP proprement dite. Et il y a la « société civile », composée notamment des lobbys et des ONG. Elle se réunit à part. La société civile peut faire des propositions, prises en considération ou non, mais elle ne participe pas aux négociations. Les accords, lorsqu’ils sont conclus, le sont uniquement par les États.

Cette division, selon Latour, n’est plus « réaliste ». Le changement climatique a mis les États-nations modernes en crise. Il s’agit d’un phénomène à la fois global et local, qui ne peut être géré uniquement dans le cadre des frontières nationales. Sur chaque territoire coexistent désormais plusieurs « souverainetés » : celle de l’État, mais aussi celles des entreprises nationales ou multinationales, des mouvements sociaux, des métropoles ou des régions au pouvoir grandissant… Une véritable négociation sur le climat doit prendre acte de cette nouvelle donne politique, de la « multiplication des parties prenantes », et inclure tout ce monde à l’intérieur de l’enceinte, « à parité de souveraineté ».

Troisième règle : les délégations qui participent au « théâtre des négociations » ne sont pas toutes humaines. La crise environnementale doit conduire à abandonner l’opposition entre la nature et la culture, entre les « non-humains » et les « humains »26. Parmi les délégations prenant part à la simulation, on trouve ainsi les « Sols », les « Océans », les « Espèces en voie de disparition », les « Actifs délaissés du pétrole », en même temps que les « Peuples indigènes », les « Villes », les « Organisations internationales », la « Russie », le « Brésil » ou les « Puissances économiques ». Une délégation est susceptible de représenter des « humains » ou des « non-humains », ou un mélange des deux, comme dans le cas des délégations « Arctique » et « Amazonie ».

Chaque délégation est composée de cinq personnes : un représentant gouvernemental, un acteur économique, un représentant de la société civile, un scientifique et un cinquième membre choisi librement. Le caractère « hybride » des délégations est une manière de représenter la fragmentation des souverainetés. Dans le cas de la vraie COP, le GIEC est une force politico-scientifique à part entière, puisque ses rapports forment la base des discussions. Dans le cadre du « théâtre des négociations » latourien, la science est au contraire dispersée dans toutes les délégations.

Le mécanisme central de la simulation politique est ce que Latour appelle la « règle de composition27 ». Chaque entité représentée par une délégation se trouve sur un territoire. Pour Latour, l’appartenance à un territoire est « ce qu’il y a de plus essentiel ». Ici, le sociologue se réclame de Carl Schmitt et de son « nomos de la terre » : « Au commencement [du droit] se trouve la clôture », dit Schmitt, c’est-à-dire la clôture du territoire, source de l’ordre juridique28. Cependant, avec le basculement dans la crise environnementale, les territoires sont de plus en plus disputés. Les États-nations ne parviennent plus, comme au seuil de l’époque moderne analysée par Schmitt, à imposer une souveraineté unifiée.

La « règle de composition » invite ainsi chaque délégation, étatique ou non, humaine ou non, à dire d’où elle parle, quel territoire elle convoite, quels sont ses intérêts (économiques ou autres) et qui sont ses amis et ses ennemis. « Le paradoxe des négociations sur le climat est qu’il faut faire comprendre aux protagonistes qu’ils sont bel et bien en guerre, alors qu’ils se croient en situation de paix29 ! » Pour Latour, ces négociations n’ont une chance d’aboutir à l’avenir que si elles se donnent à voir enfin pour ce qu’elles sont : des purs rapports de force entre parties en présence. Ce n’est que lorsque ces rapports de force seront rendus publics que la possibilité de compromis – Latour parle d’espacements – apparaîtra.

Sur ce point – mais sur ce point seulement –, Latour n’est pas loin de la théorie de l’« agir communicationnel » de Jürgen Habermas, qui soutient que l’explicitation des intérêts dans l’espace public permet de relativiser le poids des asymétries de pouvoir, et fait émerger les conditions d’une procédure politique juste30.

Dans son dernier ouvrage, Où atterrir ?, Latour soutient que des cahiers de doléances du type de ceux rédigés par le peuple français en 1789 permettraient de progresser dans la résolution de la crise que nous traversons :

En quelques mois, remué par la crise générale, stimulé par des modèles imprimés, un peuple que l’on disait sans capacité a été capable de se représenter les conflits de territoire qu’il appelait à réformer31.

Les cahiers de doléances sont une vaste entreprise descriptive, qui cherche à répondre à la question : dans quel monde vivons-nous ? Ils cartographient un « milieu de vie », « lopin de terre après lopin de terre, privilège après privilège, impôt après impôt ». L’agrégation des doléances donne lieu, dans un second temps, à une revendication de changement de régime. Il préconise de procéder de la même manière aujourd’hui : d’abord décrire, une tâche qui, vu la complexité du monde naturel et social, est loin d’aller de soi. À partir de là, décider du régime politique adapté.

Le caractère conflictuel, agonistique, des négociations sur le climat pointé par Latour est avéré. Les discours moralisateurs invoquant les « générations futures » ne suffiront pas : les politiques environnementales sont l’expression de rapports de force ici et maintenant. Ce n’est qu’une fois cette dimension admise que des progrès seront – peut-être – accomplis.

Une Assemblée du futur ?

Une autre recette pour les marmites de l’avenir a été proposée par le philosophe Dominique Bourg. Il réfléchit depuis plusieurs années à une modification institutionnelle des démocraties représentatives, qui les mettrait en capacité de relever enfin le défi du changement climatique. Son projet d’« Assemblée du futur32 » consisterait à ajouter aux deux chambres existantes, l’Assemblée nationale et le Sénat, une troisième, en charge de l’avenir.

Cette proposition s’autorise d’un constat : ce que Pierre Rosanvallon appelle la « myopie des démocraties », ou leur « préférence pour le présent »33. Si les démocraties représentatives se sont révélées incapables de trouver des solutions au changement climatique, c’est parce qu’elles favorisent le court terme. Il s’agit d’un défaut congénital, qui n’est pas lié à une médiocrité passagère de la classe politique ou à l’égoïsme des populations envers les générations futures. Un mandat électif dure entre quatre et sept ans, selon les pays et les échelons politiques. C’est sur cette durée que l’action des élus est jugée. Or, à l’échelle des problèmes environnementaux, quatre à sept ans, c’est très peu. La temporalité pertinente les concernant va plutôt du demi-siècle au millénaire. Selon Bourg, il s’agit par conséquent d’insuffler dans les démocraties une préoccupation pour le long terme.

À quoi pourrait ressembler cette assemblée ? Pour Dominique Bourg, elle ne sera pas représentative – ses membres ne seront pas élus à la manière des députés, ni même des sénateurs –, ceci afin de la mettre à l’abri des querelles partisanes et du court-termisme. Ce pourrait être une émanation du Conseil économique, social et environnemental (CESE), doté de pouvoirs accrus. L’Assemblée du futur ne votera pas les lois, mais elle pourra préparer des projets de loi et les soumettre à la discussion des deux autres chambres, qui demeureront souveraines. Ces projets de loi porteront sur la spécialité de l’Assemblée : le futur, et plus particulièrement le changement climatique.

Lorsque des projets de loi émanant des autres chambres présenteront un risque écologique, cette Assemblée aura en outre le pouvoir de demander leur suspension et leur rediscussion. Elle disposera donc d’un pouvoir d’« alerte législative34 », notamment lorsque les projets de loi n’auront pas pris en compte les limites de la biosphère, par exemple en matière d’utilisation de ressources hydriques ou d’émissions de gaz à effet de serre.

L’Assemblée du futur sera également une « interface entre l’intelligence citoyenne et la décision ». Il existe une multitude d’expérimentations écologistes locales qui préfigurent une organisation économique et sociale soutenable. L’Assemblée du futur se fera la chambre d’écho de ces expérimentations. Elle contribuera non seulement à les faire connaître, mais à les faire « monter en échelle ». Pour Dominique Bourg, l’importance accordée aux expérimentations locales ainsi que l’usage de nouvelles technologies numériques – les civic tech, qui permettent la délibération en ligne – empêchera que cette assemblée se transforme en « dictature des experts ».

L’Assemblée du futur sera composée de trois collèges de cinquante députés. Un premier, formé de citoyens lambda, sera tiré au sort dans la population35 ; un deuxième sera composé de « spécialistes de l’environnement » ; un troisième regroupera des membres de la société civile « organisée » : ONG, associations, syndicats, entreprises… La chambre sera chapeautée par un « Haut Conseil du long terme », au fonctionnement proche de celui du GIEC, qui aura un rôle de « veille scientifique ».

L’idée de Bourg selon laquelle la politique est sous-tendue par le temps, que les temporalités politiques peuvent être discordantes, est cruciale, mais elle doit être nuancée : par le passé, les démocraties se sont en effet montrées capables d’organiser le long terme. Les grands projets industriels financés par l’État sur plusieurs décennies ou la sécurité sociale impliquaient une projection dans l’avenir lointain. Si cela a été possible, il n’y a pas de raisons de penser que des politiques climatiques ne puissent pas l’être. Mais tout dépendra du rapport de force entre ceux qui ont intérêt au changement et ceux qui se satisfont du statu quo. Le temps politique est fonction de la lutte des classes.

Les propositions de Bruno Latour et de Dominique Bourg ont le mérite de s’interroger concrètement sur les contours d’une démocratie écologique future. Mais la limite commune de ces « recettes » est qu’elles ne s’attaquent pas à la racine du problème : la dialectique du productivisme et du consumérisme, les besoins artificiels toujours nouveaux qu’elle suscite, leur caractère aliénant pour la personne et destructeur pour l’environnement. Pour sophistiquées qu’elles soient, ces propositions ne font à aucun moment mention du capitalisme, ou même de l’économie en général. Elles théorisent la politique dans ses liens avec la nature – c’est l’idée de « politiques de la nature » chère à Latour36 – mais jamais en rapport avec le marché, la finance, le travail, l’impérialisme, les classes sociales, les inégalités…

Il faut pourtant se rendre à l’évidence : la crise environnementale actuelle est la conséquence du capitalisme industriel tel qu’il s’est développé depuis la fin du XVIIIe siècle. Ce qu’on a appelé la révolution industrielle a aussi et surtout été une révolution fossile37. Sans son branchement sur un système énergétique carboné, à base de gaz, de charbon et de pétrole, le capitalisme n’aurait jamais connu un développement global d’une telle ampleur. Il ne serait jamais parvenu à créer « un monde à son image », pour reprendre l’expression de Marx. Négliger ce constat, c’est passer à côté de l’essentiel.

Municipalisme libertaire et pouvoir des conseils

Les mouvements de consommateurs des origines – fin du XIXe siècle et début du XXe – ne séparaient pas les enjeux de consommation de ceux de production. Un siècle plus tard, la crise environnementale rend urgent de renouer avec cette stratégie, qui seule permettra de lutter efficacement contre le productivisme et le consumérisme capitalistes, principales causes de la crise. D’où l’idée de bâtir une fédération d’associations de producteurs-consommateurs, émanant des associations de consommateurs actuelles, mais qui convergeraient avec les syndicats. L’objectif de ces associations serait de délibérer sur les besoins : que produire pour satisfaire quels besoins ? Et d’imposer par le rapport de force aux capitalistes une structure des besoins soutenable et universalisable.

Bruno Latour a raison de dire que la crise environnementale nous impose de repenser la souveraineté moderne, de ne plus nous en remettre entièrement aux États. Dans une autre veine, le penseur anarchiste Murray Bookchin soutient que la transition écologique ne se fera que si la vie sociale est relocalisée à l’échelle des régions ou des villes, « en dessous » donc de l’échelon étatique-national38.

Les associations de producteurs-consommateurs pourraient s’organiser sur le modèle du « municipalisme libertaire » développé par Bookchin dans les années 197039. Pour lui, l’émancipation sera urbaine ou ne sera pas. Seulement, les mégapoles actuelles sont impropres à la politique révolutionnaire :

New York ou Londres n’auraient pas les moyens de s’assembler si elles voulaient imiter l’Athènes antique, avec son corps relativement peu nombreux de citoyens. Ces deux villes ne sont plus, en fait, des cités au sens classique du terme, ni même des municipalités selon les standards urbanistiques du XIXe siècle. Vues sous un angle étroitement macroscopique, ce sont de sauvages proliférations urbaines qui ingurgitent chaque jour des millions de personnes […]40.

New York ou Londres sont formés de quartiers au « caractère organique », qui disposent d’une certaine cohérence territoriale et culturelle. C’est à cette échelle réduite que doit être implantée la « commune », avant que la nécessité d’une coordination logistique, commerciale ou sanitaire de ces quartiers n’engendre une fédération. Bookchin retrouve par des voies détournées un mode d’organisation politique expérimenté un siècle plus tôt lors de la Commune de Paris.

La première apparition de conseils de quartier à l’époque moderne remonte en effet à la Commune de 187141. Se cristallise alors l’idée que la démocratie doit s’ancrer dans un espace physique au plus près des citoyens42. Lors de la Commune, cet espace physique sera celui des arrondissements, qui se fédéreront au sein du « Comité central républicain des vingt arrondissements de Paris », organe de direction des premiers temps du soulèvement. La démocratie « communaliste » se forge dans un contexte de crise aiguë de – et aussi d’opposition à – l’État.

La grande nouveauté des processus révolutionnaires du XXe siècle, de la Russie à l’Italie, en passant par l’Allemagne, la Hongrie ou plus récemment l’Argentine43, c’est la mise en tension dialectique de cette « démocratie territoriale » avec une « démocratie d’entreprise », pour reprendre la terminologie de Daniel Bensaïd44. La Commune s’était intéressée à la réorganisation de l’économie, mais dans une moindre mesure45. À l’occasion de ces processus, l’ancrage local de la démocratie est combiné à une appropriation collective des moyens de production, autrement dit par une offensive contre la propriété privée. On se met en tête de contrôler l’économie, de ne pas la laisser fluctuer au gré des humeurs du marché.

Les relations entre ces deux formes de démocratie sont forcément conflictuelles. Le territoire et l’entreprise forment désormais des sources de légitimité politique distinctes, chacune avec sa logique propre. Mais, au départ en tout cas, cette conflictualité est porteuse d’avancées démocratiques et d’égalité matérielle.

Si le municipalisme bookchinien repose sur un principe territorial, il s’agirait de lui adjoindre un ancrage dans l’entreprise. Bien que militant syndical à ses débuts, Bookchin ne faisait pas des luttes sur le lieu de travail une dimension centrale de sa politique d’émancipation46. Le contrôle démocratique de la production – la planification – n’était pas non plus un enjeu décisif à ses yeux. Or ce n’est que si les sphères de la production et de la consommation (de la vie quotidienne) sont politisées conjointement que la dialectique du productivisme et du consumérisme connaîtra un coup d’arrêt. Une fédération d’associations de producteurs-consommateurs : c’est l’instrument politique qu’il nous faut pour penser et agir collectivement dans la crise environnementale.

Lors des processus révolutionnaires du XXe siècle, on a vu apparaître à plusieurs reprises des « conseils ouvriers ». Ces conseils pourraient connaître une seconde jeunesse – sous une forme certes renouvelée – à la faveur de l’approfondissement de la crise. Les associations de producteurs-consommateurs pourraient être les conseils du XXIe siècle, une instance politique permettant à la fois de combattre et de survivre à la crise écologique. Elles donneraient lieu, dans un même mouvement, à un approfondissement de la démocratie. Pour comprendre en quoi, un détour par l’histoire est nécessaire.

Les conseils ouvriers ont souvent été caricaturés, y compris par leurs partisans. Il s’agit d’une institution complexe. Si l’on s’arrête sur la révolution russe, période pendant laquelle ils ont essaimé, on constate l’existence de plusieurs types de conseils, ou « soviets » : conseils de députés – le soviet de Petrograd en particulier, apparu une première fois lors de la révolution de 1905, puis en février 1917 –, conseils d’usine, conseils de quartier, conseils de soldats… Marc Ferro parle de « constellation de soviets » pour décrire la situation qui prévaut en Russie après la révolution de février47.

Ces conseils ne répondent pas à un plan prédéterminé. Même si les organisations politiques – bolcheviks, mencheviks, socialistes-révolutionnaires, anarchistes… – jouent un rôle dans leur apparition, au départ, ils sont le fruit de l’activité spontanée de la population. Chaque type de conseil exerce une fonction particulière. Le soviet de Petrograd, ou « soviet des députés », est – ou voudrait être – le parlement du prolétariat, des ouvriers et des soldats, mais, dès l’origine, sa légitimité est contestée par les partis et par un pouvoir ouvrier qui s’autonomise au fil des mois.

Les conseils d’usine ou de fabrique émanent du lieu de travail. Au début du processus révolutionnaire, ils établissent un rapport de force avec les patrons, organisant caisses de grève et mutuelles ouvrières. Puis, une fois les patrons chassés, ils prennent en charge la production. « Ainsi naquit l’autogestion », commente Ferro48. Les conseils d’usine constituent pour un temps une « courroie de transmission » entre le soviet des députés et les masses. Avec la montée de la vague révolutionnaire et la délégitimation du gouvernement provisoire, ils s’organisent de façon autonome, se réunissant fin mai à Petrograd à l’occasion d’une conférence des conseils d’usine.

Les conseils de quartier sont organisés sur une base territoriale, pour l’essentiel urbaine. Leurs fonctions sont nombreuses : ravitaillement, tâches de police et de défense de la population, réquisition d’appartements vides pour les sans-abri, organisation de garde d’enfants, aide aux personnes âgées… Bref, leur rayon d’action est la vie quotidienne. Du fait du processus révolutionnaire et de la guerre, les institutions étatiques n’assurent plus le cours normal de la vie sociale. Les conseils de quartier émergent de ce vide. À l’instar des comités d’usine, leur pouvoir s’autonomise et se radicalise à l’approche d’octobre.

Le pouvoir des conseils ouvriers résulte donc de leur ancrage dans la sphère productive (conseils d’usine) et la vie quotidienne (conseils de quartier). Cette première strate de conseils est coiffée d’une seconde, qui voit soviets de députés, conférences « inter-usines » ou « inter-quartiers » se réunir à l’échelle d’une ville ou du pays pour gérer les enjeux plus globaux. Avant que le stalinisme coupe court à l’expérimentation, l’emboîtement des conseils revêt donc la forme de la fédération.

Tous les processus révolutionnaires du XXe siècle ont engendré des institutions de ce genre, adaptées aux spécificités locales. C’est dans des collectifs de ce type que la question « que produire, et pour satisfaire quels besoins ? » doit être mise en délibération puis en action. Il s’agit de renouer avec ce qui était l’objectif du mouvement ouvrier au début du XXe siècle, à savoir le contrôle démocratique de la production et de la consommation. Les associations de producteurs-consommateurs sont l’outil politique permettant d’y parvenir. La délibération sur les besoins à laquelle elles consacreront leurs énergies vise à faire évoluer la démocratie dans le contexte de la crise environnementale, en la dotant de vrais pouvoirs, c’est-à-dire de pouvoirs sur l’économie.

Les scénarios de transition écologique mettant l’accent sur la maîtrise de l’utilisation des ressources naturelles et des flux d’énergie – la sobriété – serviront de cadres aux associations de producteurs-consommateurs. Celles-ci visent à politiser ces scénarios, de sorte à ne pas les laisser aux mains des « experts ». Les révolutions du XXe siècle ont eu lieu pour la plupart dans des pays peu développés ou dans des contextes de pénurie due à la guerre ou la crise. C’est ce qui explique qu’elles ont souvent débouché sur des politiques économiques « développementalistes », visant à accroître la richesse matérielle sans autre forme de considération. Nous, nous savons que nous vivons dans des sociétés d’abondance. Il nous faut par conséquent vérifier à chaque fois que les choix productifs que nous ferons sont compatibles avec les données environnementales.

Les associations de producteurs-consommateurs pourront s’inspirer des expériences de « budgets participatifs », qui se sont multipliées au cours des dernières décennies, dans les pays du Sud comme du Nord49. Le budget participatif de la ville de Porto Alegre au Brésil, dans les années 1990, est un cas paradigmatique, qui a influencé le mouvement altermondialiste50. Un budget participatif permet à une assemblée de citoyens de prendre la main sur tout ou partie des finances publiques d’une collectivité et de décider démocratiquement d’allouer ces fonds à tel projet (par exemple, la reforestation) plutôt qu’à tel autre (la construction d’une autoroute).

La différence, essentielle, est que, dans le cadre de ces expériences, la délibération ne porte pas sur les choix de production. Elle concerne le budget, c’est-à-dire les ressources fiscales qu’engendre l’activité économique, que l’assemblée peut décider d’orienter dans un sens ou dans un autre. C’est très différent. Le contrôle de la production est crucial pour parvenir à une organisation économique et sociale durable, pour enrayer la logique du productivisme et du consumérisme. La connexion entre la définition des besoins et les choix de production doit être institutionnalisée. Les associations de producteurs-consommateurs sont une modalité de cette institutionnalisation.

L’organisation territoriale des associations de producteurs-consommateurs peut se doubler de commissions thématiques, portant sur des sujets spécifiques, comme les transports ou la culture. C’est ainsi que fonctionnait le budget participatif de Porto Alegre51. Elles pourront être composées, par exemple, de membres élus des associations à l’échelle d’une ville ou d’une région. Des représentants de l’État, des collectivités locales, des administrateurs chargés de la mise en œuvre des décisions ou encore des membres d’associations pourront y prendre part. Comme dans toute expérience de démocratie participative, la délibération sur les besoins suppose une assistance technique : statisticiens, informaticiens, logisticiens, juristes…

Il faut socialiser le consumérisme et ainsi le combattre. Les associations de producteurs-consommateurs favoriseraient la désaliénation en s’efforçant de reconnecter enjeux de production et de consommation, en faisant en sorte qu’ils soient posés conjointement et non séparément, comme le veut la logique du capital. Mais cela ne sera possible que si elles accroissent, dans un même mouvement, la puissance de l’individu et son autonomie face à la marchandise, et seulement si elles prennent au sérieux l’affirmation de Marx selon laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. Autrement dit, les besoins collectifs reposent toujours en dernière instance sur des besoins individuels, car ce sont eux qu’il s’agit d’émanciper.

Les associations de producteurs-consommateurs développeraient ainsi une nouvelle critique de la vie quotidienne, à l’échelle microsociologique, en se demandant comment faire émerger une structure des besoins universalisable « par en bas ». Cette critique ne peut être que collective, non seulement du fait de la complexité des sociétés contemporaines, mais parce qu’elle doit déboucher sur des mobilisations, qui supposent l’implication du plus grand nombre. Et elle ne peut être qu’organisée, c’est-à-dire s’ancrer dans des formes politiques durables.

L’expérience des Débiteurs anonymes et autres « cercles de la simplicité » montre que cela passe par la participation des individus à des groupes. En matière de besoins, il est erroné d’opposer l’individuel au collectif. Des groupes de taille restreinte, fonctionnant de manière égalitaire, et où aucune décision n’est imposée par le haut : telle est l’échelle la plus adaptée à la délibération sur les besoins, des besoins définis non ontologiquement mais dialogiquement. Ce qui n’empêche pas l’émergence de fédérations permettant la montée en échelle.

Sur ce point, les associations de producteurs-consommateurs présentent une affinité avec la « pédagogie des opprimés » développée par le pédagogue brésilien Paulo Freire. Des opprimés, Freire dit qu’ils ont « accueilli en eux l’oppresseur »52. Tout comme dans le cas de l’« ennemi intérieur » que représente l’alcoolisme combattu par la fédération des travailleurs antialcooliques, l’oppression a pris place dans le cœur et l’esprit de l’opprimé. L’en extirper suppose un patient travail de prise de conscience des mécanismes de l’aliénation.

La « pédagogie des opprimés » suppose paradoxalement de faire prendre conscience à la personne de quelque chose qu’elle sait au fond déjà. Chez Freire, la réminiscence est politique. L’éducateur intervient, mais il est lui-même éduqué dans le processus. Il n’apporte pas un savoir tout fait dans la « conscientisation ». Surtout, l’apprentissage est indissociable de l’action militante, par laquelle les sujets expérimentent leur puissance nouvellement acquise, ce qui leur permet d’en agréger davantage encore. Guérir du consumérisme est à ce prix.

1. Voir Pablo SERVIGNE et Raphaël STEVENS, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Seuil, Paris, 2015.

2. Voir Kim Stanley ROBINSON, Les Quarante Signes de la pluie, Pocket, Paris, 2011 ; Cinquante degrés au-dessous de zéro, Pocket, Paris, 2011 ; et Soixante jours après, Pocket, Paris, 2011.

3. Voir Jeff GOODWIN, No Other Way Out. States and Revolutionary Movements, 1945-1991, Cambridge University Press, Cambridge, 2001.

4. La théorisation la plus sophistiquée de la « dualité des pouvoirs » se trouve chez Léon TROTSKI, Histoire de la révolution russe, tome I, Seuil, Paris, 1995, chap. 11.

5. Voir ASSOCIATION NÉGAWATT, Manifeste négaWatt, op. cit.

6. Voir Luc SEMAL, Mathilde SZUBA et Bruno VILLALBA, « “Sobriétés” (2010-2013) : une recherche interdisciplinaire sur l’institutionnalisation de politiques locales de sobriété énergétique », Nature Sciences Sociétés, vol. 22, no 4, 2014.

7. ASSOCIATION NÉGAWATT, Manifeste négaWatt, op. cit., p. 66.

8. Voir les données sur le site du GIEC, https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/2018/02/SYR_AR5_FINAL_full.pdf.

9. Pour une histoire et une discussion des enjeux actuels de la planification, voir Pat DEVINE, Democracy and Economic Planning, Polity, Londres, 2010.

10. Voir John THORNHILL, « The big data revolution can revive the planned economy », Financial Times, 4 septembre 2017, et Cédric DURAND et Razmig KEUCHEYAN, « Planifier à l’âge des algorithmes », art. cit.

11. Voir Ferenc FEHER, Agnes HELLER et György MARKUS, Dictatorship Over Needs, Basil Blackwell, Oxford, 1983.

12. Voir Michael ELLMAN, « L’ascension et la chute de la planification socialiste », art. cit.

13. Léon TROTSKI, La Révolution trahie, Minuit, Paris, 1963, p. 79.

14. Ferenc FEHER, Agnes HELLER et György MARKUS, Dictatorship Over Needs, op. cit., p. 225 et suiv.

15. Voir Dominique CARDON, À quoi rêvent les algorithmes ?, Seuil, Paris, 2015, p. 66-71.

16. Ce comportementalisme radical est notamment attesté par une enquête consacrée à Facebook : Eytan BAKSHY et al., « Exposure to ideologically diverse news and opinion on Facebook », Science, vol. 348, no 6239, 2015.

17. Voir Shoshana ZUBOFF, « Big other : surveillance capitalism and the prospects of an information civilization », Journal of Information Technology, no 30, 2015. Pour une critique de la théorie de Zuboff, voir Sébastien BROCA, « Surveiller et prédire », La Vie des idées, 7 mars 2019.

18. Voir Evgeny MOROZOV, « Socialize the data centres ! », New Left Review, no 91, janvier-février 2015.

19. Voir Agnes HELLER, La Théorie des besoins chez Marx, op. cit., p. 100.

20. Cet argument de Heller présente une affinité avec la critique de la « maîtrise » à laquelle se livre Jacques Rancière dans son « axiomatique de l’égalité des intelligences ». Voir Jacques RANCIÈRE, Le Maître ignorant, 10/18, Paris, 2004.

21. Agnes HELLER, La Théorie des besoins chez Marx, op. cit., p. 103.

22. Sur le caractère dialogique de la définition des besoins, voir Nancy FRASER, « The struggle over needs. Outline of a socialist-feminist critique of late-capitalist political culture », Unruly Practices. Power, Discourse, and Gender in Contemporary Social Theory, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1989.

23. Voir Bruno LATOUR, « Comment gouverner des territoires (naturels) en lutte ? », Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, La Découverte, Paris, 2015.

24. Ibid., p. 338.

25. Ibid., p. 334.

26. Sur ce point, voir Bruno LATOUR, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, « Poche/SHS », Paris, 2006.

27. Ibid., p. 342.

28. Voir Carl SCHMITT, Le Nomos de la terre dans le droit des gens du jus publicum europeaum, PUF, Paris, 2001, p. 78.

29. Bruno LATOUR, « Comment gouverner des territoires (naturels) en lutte ? », art. cit., p. 345.

30. Voir Jürgen HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel, tomes I et II, Fayard, Paris, 1987 et 1997.

31. Voir Bruno LATOUR, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, Paris, 2017, p. 123.

32. Voir notamment Dominique BOURG et Kerry WHITESIDE, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Seuil, Paris, 2010, et Dominique BOURG et al., Inventer la démocratie du XXIe siècle. L’Assemblée citoyenne du futur, Les liens qui libèrent/Fondation pour la nature et l’homme, Paris, 2017.

33. Voir Pierre ROSANVALLON, « Le souci du long terme », in Dominique BOURG et Alain PAPAUX (dir.), Vers une société sobre et désirable, PUF, Paris, 2010.

34. Dominique BOURG et al., Inventer la démocratie du XXIe siècle, op. cit., p. 47.

35. « La sélection aléatoire d’un échantillon représentatif de la population française pourrait être réalisée par l’Insee, sur la base du recensement, afin d’en maximiser le caractère inclusif », ibid., p. 56.

36. Voir Bruno LATOUR, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, La Découverte, Paris, 1999.

37. Voir Elmar ALTVATER, « The social and natural environment of fossil capitalism », Socialist Register, no 43, 2007.

38. Voir Murray BOOKCHIN, Pour un municipalisme libertaire, Atelier de création libertaire, Lyon, 2003. Ulrich Beck affirme au contraire que la crise environnementale est le meilleur argument en faveur de la construction européenne. Les mouvements de populations – les « migrations climatiques » – qu’induiront les catastrophes naturelles à l’avenir supposent de réorganiser les sociétés au niveau continental, en se situant donc « au-dessus » de l’échelon étatique-national. Voir Ulrich BECK, Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Aubier, Paris, 2006.

39. Pour une présentation, voir Vincent GERBER et Floréal ROMERO, Murray Bookchin, pour une écologie sociale et radicale, Le Passager clandestin, Paris, 2014.

40. Voir Murray BOOKCHIN, « Le municipalisme libertaire. Une nouvelle politique communale ? », p. 6, https://inventin.lautre.net/livres/Murray-Bookchin-Le-municipalisme-libertaire.pdf.

41. Voir Yohan DUBIGEON, La Démocratie des conseils. Aux origines modernes de l’autogouvernement, Klincksieck, Paris, 2017, chap. 1. Sur le surgissement de formes politiques nouvelles lors de la révolution de 1848, voir Samuel HAYAT, « Participation, discussion et représentation : l’expérience clubiste de 1848 », Participations, vol. 2, no 3, 2012.

42. Une idée ancienne, que l’on trouve par exemple chez Rousseau, dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, in Œuvres complètes, tome 3, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1964.

43. Voir Marcel VAN DER LINDEN, Workers of the World. Essays Toward a Global Labor History, Brill, Leyde, 2008, chap. 8. Voir aussi, sur le cas argentin, Maxime QUIJOUX, « Convaincre ou produire ? Genèse et formes de participation ouvrière dans une usine “récupérée” d’Argentine », Participations, vol. 1, no 5, 2013.

44. Daniel BENSAÏD, La Politique comme art stratégique, Syllepse, Paris, 2011.

45. Voir Yohan DUBIGEON, La Démocratie des conseils, op. cit., p. 76-78.

46. Voir Vincent GERBER et Floréal ROMERO, Murray Bookchin, pour une écologie sociale et radicale, op. cit, p. 41.

47. Voir Marc FERRO, Des soviets au communisme bureaucratique. Les mécanismes d’une subversion, Gallimard, Paris, 2017, p. 30. Voir aussi Oskar ANWEILER, Les Soviets en Russie (1905-1921), Gallimard, Paris, 1972.

48. Ibid., p. 108.

49. Voir Yves SINTOMER et al., Les Budgets participatifs en Europe. Des services publics au service du public, La Découverte, Paris, 2008.

50. Voir Simon LANGELIER, « Que reste-t-il de l’expérience pionnière de Porto Alegre ? », Le Monde diplomatique, octobre 2011.

51. Voir Erik Olin WRIGHT, Utopies réelles, La Découverte, Paris, 2017, p. 250.

52. Voir Paulo FREIRE, Pédagogie des opprimés, Librairie François Maspero, Paris, 1974, p. 22. Sur l’influence de Freire sur les mouvements sociaux dans les années 1968, voir Lilian MATHIEU, « La “conscientisation” dans le militantisme des années 1970 », in Philippe HAMAN, Jean-Matthieu MÉON et Benoît VERRIER (dir.), Discours savants, discours militants : mélange des genres, L’Harmattan, Paris, 2002.

8. RETOUR VERS LE FUTUR : GRAMSCI AVEC GORZ

Il arrive que les éléments saillants d’une conjoncture politique soient plus faciles à appréhender par l’entremise de penseurs disparus. Leurs analyses regagnent soudain en actualité, parfois après avoir subi une longue éclipse, car elles mettent en lumière certains déterminants essentiels de la nouvelle période. Comme le dit Ernst Bloch à propos de Thomas Münzer et des révoltes paysannes dans l’Allemagne du XVIe siècle, « la plus antique prophétie correspondait brusquement à la réalité la plus effective d’une action politique1 ». Au seuil de l’époque moderne, le prêtre Münzer – l’une des figures de la « réforme radicale » – détourne la prophétie chrétienne pour la transformer en communisme millénariste.

Gramsci et Poulantzas pour l’analyse des transformations de l’État, dans ses rapports avec le néolibéralisme ; Gorz et Heller pour la théorie des besoins, dans son lien avec la critique de l’aliénation et une pensée de la transition écologique : il s’agit des deux courants les plus pertinents du marxisme pour comprendre le monde actuel. Ce sont eux qui nous permettront de nous orienter théoriquement et politiquement dans la crise qui s’annonce.

Tout l’enjeu est de parvenir à combiner ces deux traditions. Au sein du marxisme, elles ne l’ont jamais vraiment été. Gorz et Heller n’évoquent pas Gramsci. Dans les années 1960, Gorz cultive des liens avec certains secteurs de la gauche hétérodoxe italienne, dont le rapport à Gramsci, érigé en penseur officiel du Parti communiste, est ambivalent. La revue Les Temps modernes – Gorz en est l’un des animateurs – se fait l’écho de ces débats, en publiant des auteurs comme Lelio Basso, Bruno Trentin et Lucio Magri2.

À la même époque, les problèmes que se pose Poulantzas, disciple hérétique de Louis Althusser et eurocommuniste critique, sont éloignés de ceux de Gorz et de Heller. La question des espaces du capitalisme, des « matrices spatiales et temporelles » de l’accumulation, est présente chez l’auteur de L’État, le pouvoir, le socialisme3. Mais il la conçoit à l’échelle macro – plutôt que microsociologique.

On trouve chez Gramsci des considérations relatives aux besoins, plus exactement aux « instincts », dans le cahier de prison no 22, intitulé « Américanisme et fordisme ». À ses yeux, tout système productif crée les individus qui lui correspondent, dont le caractère et la personnalité sont adaptés à ses exigences :

Le phénomène américain [c’est-à-dire le fordisme] est aussi le plus grand effort collectif réalisé jusqu’à présent pour créer, avec une rapidité inouïe et une conscience du but à atteindre jamais vue dans l’histoire, un type de travailleur et d’homme nouveau4.

Le fordisme – un terme que Gramsci est l’un des premiers à employer – suppose d’inventer un « homme nouveau ». Pour que le travailleur se conforme à la division « scientifique » du travail, ses instincts doivent être réprimés. La créativité et l’imagination sont des besoins humains de base, auxquels on ne saurait laisser libre cours dans l’usine, car ils diminueraient la productivité.

Gramsci suggère que, tout système productif impliquant une répression des instincts, les instincts réprimés par le fordisme ne sont pas « naturels », mais le produit de répressions antérieures5. Comme les besoins chez Gorz et Heller, les instincts ont donc à ses yeux une histoire, soumise à l’évolution des structures du capitalisme. Jusqu’au moment où la socialisation des moyens de production, combinée à l’action révolutionnaire, rend possible leur émancipation.

Gramsci est aussi un penseur des cultures populaires, du « folklore » et du « sens commun ». Au cahier de prison no 21, il esquisse par exemple une typologie pénétrante des romans populaires : roman policier, roman noir, roman « géographique » de type Jules Verne, roman « lié aux idéologies de 1848 » tels Les Misérables. Il met en lumière leur rapport à la politique et cherche à comprendre la façon dont ils interagissent avec les « masses de sentiment » présentes dans la population. Cette attention au populaire, que les fondateurs des cultural studies – Stuart Hall, Raymond Williams, Richard Hoggart – prolongeront dans les années 1960, s’efforce de pénétrer l’inconscient collectif afin d’y identifier des aspirations révolutionnaires.

Mais cela ne fait pas une critique de la vie quotidienne. Au sein du marxisme, cette critique ne se développe que dans la seconde moitié du XXe siècle, au moment où la société de consommation atteint son paroxysme. Le premier tome de la Critique de la vie quotidienne de Henri Lefebvre, qui donne le coup d’envoi à ces élaborations, paraît en 1947. C’est alors que le « moment de l’aliénation » se cristallise. Gramsci n’a pas eu le temps de penser le poids croissant du consumérisme dans le fonctionnement du capitalisme. L’hybridation de ces deux courants reste donc à effectuer.

S’attaquer au productivisme et au consumérisme capitalistes est une tâche immense. Elle suppose de construire un rapport de force avec les classes dominantes qui les soutiennent. Ce ne sera possible que si les classes populaires déjouent les tendances à la fragmentation et à la dispersion. Pour cela, il faut s’inscrire dans le temps long, ne pas s’imaginer que les révoltes spontanées suffiront à elles seules à venir à bout du système. Bref, il faut faire preuve d’inventivité démocratique, laquelle a pour condition, aujourd’hui comme par le passé, la pensée stratégique. La stratégie elle-même est indissociable de l’analyse de classe, qui vise à mettre en évidence, dans la structure sociale de chaque époque, les secteurs à même de devenir des vecteurs du changement.

« Agir en primitif, prévoir en stratège », écrivait René Char dans ses carnets de résistant. Dans le contexte de la crise environnementale, il faut d’urgence prévoir en stratège, sans quoi la possibilité d’agir elle-même viendra à manquer.

1. Voir Ernst BLOCH, Thomas Münzer. Théologien de la révolution, 10/18, Paris, 1975 [1921], p. 57.

2. Voir par exemple le dossier « Données et problèmes de la lutte ouvrière », Les Temps modernes, no 196-197, 1962.

3. Voir Nicos POULANTZAS, L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit., chap. 1.

4. Voir Antonio GRAMSCI, Guerre de mouvement et guerre de position, op. cit., p. 292.

5. Gramsci évoque la psychanalyse naissante dans ce cahier no 22, écrit en 1934.