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  • Création & valeur(s)

Le jour où les États ont mis fin à la domination du marché

Par Thomas PORCHER

L’issue de la COP21 qui se déroulait en décembre 2015 à Paris a mené à un accord historique. Contrairement à ce que tout le monde redoutait, pour la première fois, l’ensemble des représentants des pays de l’OCDE ont décidé d’agir ensemble pour lutter contre le réchauffement climatique et enclencher la transition énergétique au niveau mondial. Après de longues années d’inaction, ils ont fini par prendre conscience qu’ils avaient été responsables des deux tiers des émissions de CO2 au XXe siècle alors qu’ils ne représentaient que 15 % de la population mondiale. On pouvait prendre le problème dans tous les sens : encore en 2015, un Américain émettait 17 tonnes de CO2 par tête quand un Chinois n’en émettait que 6, alors même que l’activité économique américaine se cantonnait principalement au secteur tertiaire (donc moins émettrice de CO2) et que la majorité des industries européennes se délocalisaient en Chine (transportant avec elles leurs émissions). En 2015 encore, malgré un consensus scientifique fort sur le réchauffement climatique, 80 % des consommations d’énergies au niveau mondial reposaient toujours sur des sources d’énergie polluante : le pétrole, le charbon et le gaz. Plus personne n’avait à gagner à poursuivre cette course folle. Depuis longtemps dans le contexte des négociations internationales, les pays de l’OCDE étaient sommés de « balayer devant leurs portes » avant de demander un effort supplémentaire aux pays émergents. Le temps passant, leur crédibilité diminuait drastiquement. Face à ce constat, les États réunis à Paris ont donc, pour la première fois, décidé d’incarner le changement et de montrer l’exemple. Les représentants de l’OCDE ont commencé par lister ce qu’ils devaient ne plus faire.

Arrêter de penser que la transition énergétique va se faire par le marché

À l’issue de cette conférence, les représentants de chaque pays ont décidé de ne plus faire confiance aux vertus du marché pour résoudre le problème du réchauffement climatique et/ou enclencher le processus de transition énergétique.

La structure de production et de consommation de l’énergie est fortement rigide et inerte, les coûts d’entrée y sont élevés à cause des infrastructures nécessaires et la demande est faiblement élastique aux prix. Toutes ces spécificités font du secteur de l’énergie un secteur à tendance oligopolistique et il est difficile pour des petits acteurs – notamment dans les énergies renouvelables – de s’imposer face aux compagnies traditionnelles du secteur.

Ils ont fini par admettre que la libéralisation des marchés de l’énergie n’avait pas eu les effets escomptés. Elle n’avait pas permis à de nouveaux acteurs de s’imposer, ni à faire baisser les prix, et cet échec était la preuve irréfutable que les marchés de l’énergie ne sont pas des marchés comme les autres et ne répondent pas aux règles très théoriques de l’économie classique. Pour arriver à cette conclusion, ils ont analysé les conséquences de la libéralisation du secteur de l’énergie au Royaume-Uni en termes de tarification et de structure du marché. Alors qu’au courant des années 2010, celle-ci était considérée par la Commission européenne comme l’exemple à suivre, ils n’ont pu que constater que la libéralisation du marché de l’électricité britannique avait accouché d’un oligopole de six entreprises se partageant le marché en l’absence de toute menace concurrentielle crédiblei. Évidemment, les prix de l’électricité, alors qu’ils étaient censés baisser, ont augmenté. Les représentants n’ont pu que noter amèrement l’écart entre les faits et les prévisions des experts de la Commission européenne lors de la création du marché unique. Ils ont donc finalement admis que si, sur des secteurs énergétiques à l’époque « traditionnels » comme la distribution d’électricité et/ou de gaz ou la production de pétrole, aucun acteur n’avait réussi à se faire une place significative, cela serait encore plus compliqué pour des entreprises souhaitant exploiter d’autres types d’énergies, notamment les énergies renouvelables.

D’ailleurs, depuis cette conférence climatique, le signal-prix n’est communément plus considéré comme un instrument efficace dans le secteur de l’énergie. En effet seulement quelques décennies auparavant, de nombreux économistes avaient prédit qu’une hausse durable des prix du pétrole au-delà d’un certain seuil (fixé autour de 40-50 $) amènerait à un développement d’autres énergies. Leur raisonnement économique était de montrer que le prix du pétrole, en augmentant, allait permettre aux énergies renouvelables d’être plus rentables et donc de s’insérer dans le marché. Au fil du temps, ces nombreux économistes n’ont pu que constater l’échec de ces démonstrations. Tout le monde avait remarqué que malgré la multiplication par cinq du prix du pétrole entre 2000 et 2010, passant de 20 $ à plus de 100 $, la transition énergétique ne s’était pas enclenchée naturellement. Les énergies renouvelables modernes n’avaient toujours pas réussi à prendre une place significative dans le bouquet énergétique mondial, planchant encore à 8,2 % en 2015.

Mais à l’inverse, ils savaient que lorsqu’il s’agissait des énergies dominantes (pétrole, gaz et charbon), il pouvait y avoir des substitutions entre énergies à cause des mouvements de prix. En effet, au courant de cette décennie, le cas du gaz de schiste avait marqué les esprits à jamais. Le développement de nouvelles techniques d’extraction et le conséquent « boom » du gaz de schiste américain avait eu pour conséquence un effondrement du prix du charbon au point qu’en 2015, en Europe, les centrales à charbon étaient plus compétitives que les centrales à gaz, ce qui avait entraîné une plus grande consommation de charbon. Cela relève pour nous de l’archéologie en termes de politique économique, c’est impensable aujourd’hui !

En effet, pour éviter que ce phénomène de « substituabilité » se répète pendant les premières années de la transition énergétique, les représentants des pays de l’OCDE ont introduit des mesures économiques vouées à maintenir le cap de la transition énergétique quel que soit le prix des autres énergies, quel qu’en soit l’impact sur la compétitivité des industries. Ils ont décidé de soumettre la compétitivité et le commerce à l’environnement : un changement radical en termes de priorité. Afin que les pays en développement n’utilisent pas l’énergie fossile disponible et devenue moins chère comme levier de compétitivité, les représentants de l’OCDE se sont engagés à leur laisser plus de marges sur l’usage du protectionnisme ou de la règlementation de l’investissement direct étranger. Les débats ont été houleux mais enfin les pays de l’OCDE ont fini par admettre qu’eux-mêmes avaient autrefois utilisé les mêmes mesures de politique économiqueii.

Ils avaient également constaté l’échec du marché du carbone. Alors que le principe de ce marché avait pour but d’inciter les entreprises les plus polluantes à réduire leurs émissions, il n’avait été qu’un outil pour les encourager à ne pas changer, à cause du prix extrêmement bas du carbone. Pourtant le projet avait bien commencé : il consistait à définir par pays des plafonds d’émissions de carbone pour les entreprises et secteurs polluants. Ensuite, par le jeu du marché, il était possible pour les entreprises les plus polluantes d’acheter les quotas d’une entreprise qui émettait moins que son plafond autorisé. Mais comme les quotas d’émissions avaient été sur-alloués, le prix du carbone avait vite chuté fortement. Le signal-prix, ayant pour but de désinciter à polluer, avait produit l’effet inverseiii. Les représentants des pays de l’OCDE ont donc décidé de supprimer la part du marché et de garder uniquement les plafonds.

Ils ont également réalisé qu’ils n’avaient pas seulement besoin d’États stratèges pour réussir la transition énergétique mais qu’il fallait que les différents pays aient des stratégies coordonnées, car la transition énergétique – avant tout – nécessitait des choix politiques coordonnés et que ces choix n’allaient pas être générés naturellement par le jeu du marché. Si chacun des pays menait sa transition énergétique en privilégiant une énergie sur une autre sans se soucier de ses voisins, il y aurait des impacts notamment sur les prix de l’énergie qui pourraient inciter d’autres pays à les utiliser. Ils se souviennent de l’Allemagne qui, en annonçant sa sortie complète et accélérée du nucléaire sans concertation avec ses voisins, avait fait cavalier seul alors même que ses choix avaient d’importantes répercussions sur ses voisins européens : les faits montraient qu’elle ne pouvait adopter une politique a-nucléaire que si ses voisins européens disposaient de centrales de production thermiques en back-up pour remédier à l’inflexibilité des énergies renouvelables allemandesiv. Certes, la sortie du nucléaire de l’Allemagne était un exemple de courage politique sans précédent et avait créé de nombreux débats sur la transition énergétique dans les pays européens mais pour être efficace au niveau mondial, les États savaient que la transition énergétique devait être traitée de manière globale. Les représentants des États à la conférence ont donc décidé que la lutte contre le réchauffement climatique et la transition énergétique qu’elle implique devaient se faire de manière coordonnée pour être efficaces.

Et c’est toujours au cours de ce sommet climatique, renommé par la suite « le Sommet des vérités », que les pays de l’OCDE ont également admis que les énergies renouvelables n’allaient pas se développer grâce aux innovations induites par les échanges et le transfert de technologies. La plupart des innovations n’étaient pas nées du libéralisme économique, mais étaient bel et bien le fruit de politiques publiques d’investissement dans la recherche. L’ensemble des pays a donc, pour la première fois, décidé de mettre de la volonté politique par une action coordonnée, qui ne fait plus confiance au marché ou qui le soumet au politique. Pour la première fois, ils ont fi ni par admettre que le marché n’est pas objectif, qu’il est une construction humaine qui représente trop souvent ceux qui sont en position de force et que l’existence d’un libre marché défini objectivement était un mythe qu’il fallait dissiperv.

Pour que la transition énergétique soit enclenchée sérieusement, les États devaient donc ne plus faire confiance au marché en choisissant les nouveaux gagnants (énergies renouvelables et efficacité énergétique) de façon coordonnée et en contenant le pouvoir de ceux qui étaient déjà en place. À cette conférence pour le climat à Paris, les représentants des pays de l’OCDE avaient décidé d’en finir avec les mesurettes sur l’environnement et de prendre des mesures de grande ampleur. Ils avaient décidé d’offrir au monde un modèle exigeant en matière d’environnement et de droits sociaux, car ils savaient qu’ils avaient la responsabilité d’engager ce mouvement. Que le reste du monde, notamment les pays émergents, ne pourraient que les suivre, et que la coopération plutôt que la compétition était la seule sortie possible pour stopper la dégradation trop rapide de notre planète, la Terre. La prise de conscience à la Conférence de Paris a changé la donne énergétique au niveau mondial. Plusieurs chantiers ont été mis en place et sont toujours en cours en 2035. L’énergie n’est finalement pas beaucoup plus chère mais la consommation a énormément baissé avec l’efficacité énergétique, le développement des transports et les changements d’habitude (imposés) des industriels et des consommateurs. L’industrie globale s’est adaptée aux nouveaux modes de consommation ; la production de masse de produits à faible prix et jetables a été très encadrée, les entreprises produisent aujourd’hui moins, de façon simplifiée et mettent en avant des arguments sur la longévité de leurs produits, leur qualité, ainsi que leur faible impact sur l’environnement. Le développement des circuits courts a amené à une relocalisation des habitudes de consommation. La baisse de la production a entraîné une baisse du nombre d’emplois nécessaires et un nouveau partage du travail a été effectué avec moins d’heures de travail. Un nouveau modèle, plus respectueux de l’humain et de l’environnement, est progressivement en train de voir le jour.

iR.H. Boroumand, « La dame de fer, la main invisible et la fée électricité », Le Monde, 15 juillet 2013.

iiH-J.Chang, 2 ou 3 choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme, éd. Seuil, (Paris, 2012) p.322

iiiJ. Gadrey, « Préserver la nature en lui donnant un prix ? Les dérives marchandes », Alternatives économiques, 2013

ivR.H. Boroumand, S. Goutte et T. Porcher, 30 idées reçues sur l’énergie, (De Boeck,à paraître en 2015).

vH-J. Chang, op. cit., p.31.