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  • PARIS CLIMAT 2015-2035

La résilience cognitive du collectif : Propositions pour penser un avenir écologique des sociétés (Postface)

Par Nathalie FRASCARIA-LACOSTE

À Jacques Weber

OUVRIR DE NOUVELLES PERSPECTIVES

La question du changement climatique, omniprésente dans le débat sociétal et scientifique, interpelle et dérange. Elle engage aujourd’hui notre société dans un ensemble de réflexions qui concernent notre humanité tout entière. Les hypothèses actuelles parlent de dislocation des seuils de références. Canicules, tempêtes, sécheresses… ces phénomènes ne datent pas d’aujourd’hui et pourtant, un consensus est établi autour de l’idée que nous allons vivre de réelles ruptures, ruptures en intensités mais aussi en fréquences (Lagadec, 2008). En 2008, Lagadec écrivait : « Les chocs qui iront de pair avec les nouveaux univers du risque exigeront des modes de fonctionnement qui ne pourront plus reposer sur nos visions d’un État, d’une organisation, d’entreprises apportant les solutions clefs en mains à des groupes d’humains anesthésiés à coup de "communication de crise" médiatiques. »

Quand les perspectives s’évanouissent, il nous faut les réinventer autrement. Un changement de paradigme est à opérer. Comment repenser profondément nos logiques sociétales ?

Afin d’avancer certains éléments de réponse, ce texte se donne deux objectifs majeurs. Le premier est celui de détailler l’importance du travail prospectif, à construire collectivement par le biais de projections scénarisées et imaginaires, permettant ensuite un essentiel travail d’anticipation partagé. Il ne s’agit pas de prédire mais de réfléchir à nos actions présentes pour un futur que nous souhaitons ensemble. C’est dans ce cadre que s’est inscrit cet ouvrage de « prospective climatique ».

Le second objectif de ce texte de postface est d’aller plus loin encore et de montrer, en guise de conclusion, à quel point ce travail de construction collective est essentiel pour affronter les démons du futur et parvenir à y faire face.

Nous illustrerons ces propos par l’évocation du concept, forgé par Colding & Barthel (2013) de « renforcement de la résilience cognitive ». On constate que les populations sont de plus en plus confrontées à un amenuisement de la connaissance écologique se traduisant par une moindre appréhension des liens de dépendance à la nature. À rebours de cette « amnésie environnementale générationnelle » qui saisit les populations converties aux modes de vie modernes, le renforcement de la résilience cognitive correspond aux processus mentaux de perception, de mémorisation et de raisonnement que les individus acquièrent en interagissant fréquemment avec les écosystèmes locaux. Ce processus permet de sauvegarder les savoirs écologiques et de renforcer les visions du monde favorisant la perception des liens de dépendance qui nous unissent aux écosystèmes tout en soulignant la nécessité de les préserver.

Cette résilience cognitive se trouve renforcée lorsqu’elle est construite autour de la gestion d’une ressource partagée, d’un commun écologique (jardins communautaires, parcs gérés collectivement, espaces potagers partagés…) qui entraîne des échanges d’expériences, le partage de visions du monde et la constitution de nouvelles valeurs communes. D’abord construite localement, cette résilience cognitive peut alors se répandre dans l’ensemble de la population, tout comme la conscience de la dépendance aux écosystèmes locaux conduit, par emboîtement, à intégrer le souci de la biosphère dans son ensemble et la meilleure compréhension des impacts que l’anthropocène(1) lui fait subir.

Aussi loin que l’on remonte le temps, nous avons toujours cherché à percer les secrets du futur et à réduire l’incertitude liée à cette quête. Sans doute, notre inquiétude vis-à-vis du futur est encore plus grande aujourd’hui que le changement semble s’accélérer. Et pourtant, quoi que nous fassions, notre avenir restera toujours aussi incertain. Dans leur article « Prévoir c’est gouverner », Weber & Bailly (1993) écrivaient : « Le passé d’un système ne permet pas d’en prévoir le devenir. Le temps ne nous apparaît pas linéaire ; c’est seulement à tout moment, de façon instantanée, qu’il est des futurs moins improbables que d’autres ; l’instant d’après, les conditions initiales ayant changé, ces futurs peuvent diverger ».

LA FORCE DU COLLECTIF

Le bouleversement du changement global, notamment le changement climatique, met à notre agenda une nouvelle responsabilité en matière d’évènements qui nous oblige à nous organiser et à agir autrement en univers complexe et imprévisible. Quand les perspectives s’évanouissent et que nous ne souhaitons pas abdiquer, il nous faut réinventer, redessiner nos actions futures. Comment s’y prendre ?

Nos conceptions scientifiques actuelles basées sur des projections (certains parlent de prédictions) à l’aide de modélisations isolées et contrôlées sont dangereuses lorsqu’elles sont associées à une prise de décision. L’idée, dans ce texte, n’est pas de construire des futurs probables, au risque d’y introduire des orientations stigmatisantes et destructrices, car imposées. Malheureusement, beaucoup s’y attardent et croient y trouver les clefs d’un futur partiellement prévisible. Comment pourrait-il l’être ? Par ailleurs, ces futurs envisagés, même collectivement, peuvent devenir profondément idéologiques et constituer des enjeux de pouvoir qui mènent au fanatisme (Bailly & Weber, 1993). Effectivement, cette inférence à une situation future arrêtée et décrétée comme seule envisageable oriente l’action, la focalise sur certaines mises en œuvre présentées comme définitives et construites comme les seules trajectoires possibles et, de fait, inhibe voire détruit toutes autres alternatives potentielles. L’idée est bien, dans ce texte, de revisiter notre relation au futur, réinventer la responsabilité des acteurs, la fonction de leadership, repenser nos logiques de gouvernance pour la gestion collective de nos crises. Sur ce point, en 1991, Weber et Bailly écrivaient : « On doit consolider les dynamiques collectives vis-à-vis des initiatives prises ensemble. Il faut partager les enjeux, les difficultés, les possibles […] Cela exige de la confiance, de l’échange et la volonté d’explorer ensemble le long terme. »

ENVISAGER LE TRÈS LONG TERME

Il faut donc explorer ensemble. Le collectif a un rôle fondamental dans cette dynamique. Il faut repartir de la base, rassembler les acteurs, les parties prenantes, accompagner les initiatives, identifier les enjeux communs.

Une fois le collectif constitué, la pré-activité (Godet, 2004) est la première attitude à envisager en matière de prospective. Il s’agit alors de parvenir à élaborer collectivement des représentations du futur sur ce que l’on appelle le Très Long Terme afi n d’anticiper les changements, prévoir leurs effets et les raconter sous forme de récits, en référence au premier sens du mot « scénario », c’est-à-dire sous forme de décors, avec une idée de mise en scène pour marquer les esprits.

Dans le Très Long Terme, il y a l’idée d’une « longue durée hors de portée de l’action consciente des individus » (Weber & Bailly, 1993). « Ce Très Long Terme donne une image dans le temps subjective et profondément réfutable » (Weber & Bailly, 1993). L’idée, dans le travail du groupe, est de se fixer des objectifs communs de Très Long Terme correspondant à « des choix éthiques, des valeurs choisies comme repères et guides de la réflexion » (Weber & Bailly, 1993).

Là intervient l’équation subtile entre le rêve et la raison, le rêve nous donnant des images du temps, souvent explicites pour être profondément contestables et contestées.

Jouvenel, en 1972, écrivait : « Projeter, c’est jeter quelque chose dans un temps à venir. Je jette quoi ? Mon imagination : elle est allée se loger dans un temps qui n’est pas encore, elle y construit quelque chose : un signum et cette construction m’attire, me fait signe, exerce sur moi une attraction présente de sorte que l’avenir imaginé détermine des actions qui le précèdent dans le temps et le préparent rationnellement. »

Que sont ces représentations qui se doivent d’être co-construites ? Elles pourraient être des représentations catastrophistes, qu’il conviendrait alors d’éviter. Elles pourraient aussi être des représentations souhaitées, partagées, d’un horizon positif, qui encourageraient ainsi à agir pour tendre vers celui-ci. En voici deux exemples, fruits de ma pure imagination. Ces représentations ne sont pas nées d’une réflexion collective, elles doivent permettre au lecteur, de façon instrumentale, de percevoir ce que serait cette évocation ou ces valeurs repères, fondamentales dans les premiers instants du travail collectif. À leur lecture pourrait être associées des images fictives tirées d’oeuvres d’art qu’elles soient peintes, dessinées, sonores, ou olfactives… peu importe, l’idée est de solliciter notre imagination. Nos émotions.

SE REPRÉSENTER LA CATASTROPHE…

« Octobre 2070. Le niveau de la mer a fortement augmenté partout sur la planète. Les

sept déserts du monde se sont terriblement étendus. L’eau potable a drastiquement diminué et malgré des percées technologiques dans l’efficacité de désalinisation, la quantité d’énergie nécessaire a explosé. L’augmentation de l’utilisation du charbon, combinée à de mauvais calculs et des espoirs déçus dans la capture et l’enfouissement du gaz carbonique ont abouti à une concentration énorme en dioxyde de carbone dans l’atmosphère. L’air est irrespirable depuis quelques années, ici comme ailleurs… Nous souffrons…

Les prix du fuel ont triplé, les réserves s’étant taries. L’utilisation et le besoin en bois de chauffe ont augmenté de façon préoccupante. Les dépôts de souffre et d’azote dans les forêts sont inquiétants mais, plus encore, l’accumulation des métaux lourds, dans les sols ou les taux de mercure dans les fumées des incinérateurs en ville. Les températures extérieures extrêmes ont provoqué des pics d’ozone pratiquement quotidiens.

Les ravages d’espèces invasives, les "croquants", ont pendant ce XXIe siècle détruit de nombreuses forêts et sont maintenant ce qu’il nous reste de la biodiversité sur Terre. Le changement climatique, l’étalement urbain et la pollution de l’air ont contribué à l’appauvrissement profond de la biodiversité.

Les sols forestiers, pour terminer, sont très affectés par le changement climatique. L’érosion du sol, les faibles périodes de froid hivernal, la décomposition trop rapide en matières organiques et minérales impactent de façon très sévère ces sols qui avaient autrefois connu la stabilité.

Nous avons collectivement beaucoup perdu, nous vivons dans des conditions extrêmes, sans citer la crise alimentaire, les guerres, les migrations humaines… mais pour aller où ? »

Cette vision, ici proposée, d’un Très Long Terme catastrophique permet de définir de nouveaux objectifs qui seront intrinsèquement éthiques, consensuels et des guides à la réflexion. La question du « comment agir au mieux ? » doit surgir ensuite du collectif.

…POUR CONCEVOIR LES MOYENS DE L’ÉVITER.

« Voici les derniers constats des actions menées en ce mois d’octobre 2070. Nous avons suivi depuis toutes ces années les recommandations de nos ancêtres. Nous y sommes ! Le monde est à l’écologie. Nous avons eu le courage d’aborder la crise écologique de façon systémique en faisant les choix stratégiques qui ont favorisé le vivant et nous nous sommes accordés sur des modes de gestion en phase avec sa complexité. Nos forêts sont un mélange de zones multiples, certaines à la biodiversité dominante, d’autres orientées à la production. L’agriculture est essentiellement écologique. Mélanges d’espèces, agroforesterie, sont des modes maintenant bien rodés qui nous permettent de produire avec succès. La biodiversité est au rendez-vous.

Nos mots clefs sont résilience, redondance, diversité, auto-organisation. Beaucoup sont convaincus aujourd’hui de l’importance du respect des capacités intrinsèques, de l’auto-organisation du vivant. La clef de la vie… C’est ce vivant-là qui nous guide dans notre propre cheminement. Il n’y a pas de trajectoires bien définies, il y a juste des dynamiques d’espèces, de communautés, de populations qui, au gré de leurs interactions, nourrissent de nouvelles trajectoires. Les humains sont intégrés dans cette spirale de la vie au même titre que les autres espèces.

Nous avons su anticiper, nous avons su co-construire un partenariat avec le vivant. Nous sommes apaisés. L’eau est là en quantité et en qualité comme jamais. Nous avons inventé des systèmes d’épuration grâce à une manipulation respectueuse du vivant. Les sols sont fertiles… »

Cette dernière évocation du Très Long Terme pourrait être une représentation souhaitée, partagée, une invitation à la « vie ». Et si l’on revient à la première représentation, catastrophiste, une vision imaginaire que l’on souhaiterait éviter, car tendant à l’autodestruction.

Il est ensuite important de réussir la mise en accord autour d’une représentation. Une seule, celle que le groupe aura choisie, sera là comme un guide, comme une référence commune.

Lorsque le groupe se sera accordé sur la représentation de référence, un objectif commun et les conditions de son effectivité pourront être identifiés. Cet objectif restera un choix général, d’ordre essentiellement moral, une volonté de responsabilisation de chacun par rapport à son action présente. Une seconde attitude est à envisager dans un second temps : la pro-activité. Il s’agit alors d’envisager les moyens d’actions pour provoquer un changement collectivement souhaité (Godet, 2004). Quand divers groupes de parties prenantes avec une connaissance locale partagent la gestion d’une ressource ou d’une crise, la prise de décision collective est plus aboutie, soutenue, les initiatives sont inventées ensemble par rapport à cet objectif commun lui-même né de cette représentation souhaitée et partagée.

PROTÉGER LES ÉCOSYSTÈMES EN RENFORÇANT LA RÉSILIENCE COGNITIVE

À côté de cela, une réelle redondance fonctionnelle doit émerger au sein de ces collectifs. Elle sera, de fait, profondément cognitive. Par redondance fonctionnelle nous entendons l’idée qu’une personne, suite aux échanges collectifs, est capable de se substituer à une autre, même sur un champ d’action qui n’est pas le sien. En termes de compétences, cela amène à une redondance au sein du groupe qui contribue à son bon fonctionnement. Le collectif deviendra ainsi capable d’interpréter des situations incertaines avec plus de créativité face à l’inattendu et ce, avec une forme de solidarité intrinsèque qui lui sera propre. L’idée n’est pas d’appliquer nécessairement des solutions clefs en main mais d’imaginer de nouvelles pistes et d’accepter la surprise qu’elles susciteront. Oui, on peut être surpris par de nouvelles idées, orientations ou actions que l’on n’avait jamais envisagées. En définitive, il s’agit aussi « non pas de planifier l’inimaginable mais [de] s’entraîner à lui faire face » (Lagadec, 2008).

Lorsqu’ils évoquent le travail de ces collectifs, Colding & Barthel (2013) les relient au renforcement de la résilience cognitive (Cognitive Resilience Building) qui doit permettre de reconnecter les populations aux écosystèmes dont elles dépendent et de renforcer la conscience de la nécessité de protéger la biosphère.

La constitution de tels groupes de travail, de tels collectifs est un long processus de mise en oeuvre. Tous n’aboutissent pas, car ils demandent le partage d’un objectif commun et une confiance mutuelle. La tâche est difficile et tout le monde n’est pas nécessairement prêt à l’accomplir. Il faut du temps. Il faut y croire.

La ligne de conduite est celle-là même qu’Elinor Ostrom évoquait en 2004 (in Jouen, 2014) : « Ceux d’entre nous qui se préoccupent de valoriser les potentiels humains doivent reconnaître l’importance d’autoriser les citoyens à constituer leurs propres groupes ou associations locales en utilisant les connaissances et l’expérience qu’ils ont acquises en se confrontant aux problèmes collectifs qui sont les leurs. Nous avons une tâche immense pour donner la capacité aux citoyens partout dans le monde de participer aux économies locales. »

À ce discours, M. Jouen (2014) viendra ajouter ceci : « S’engager dans une stratégie pour faire prévaloir l’homo localicus coopératif sur l’homo oeconomicus individualiste, concourir à la victoire d’Ulysse sur le cyclope Polythène. Ce serait une belle ambition pour les 25 ans à venir ! »

Qu’attendons-nous, dans le contexte patent du changement climatique, pour identifier ces groupes humains qui émergent déjà à leur échelle ? Qu’attendons-nous pour en susciter d’autres ? Qu’attendons-nous pour faire émerger, à l’instar des systèmes écologiques qui nous en montrent le chemin, cette diversité culturelle percutante dont nous avons bigrement besoin ?

Au fond et pour conclure, cette résilience cognitive, renforcée lorsqu’elle est mise en oeuvre au sein de collectifs, à la fois inédite et essentielle pour faire face aux nouvelles crises dont celle du changement climatique, peut sûrement devenir une des clés de voûte de nos sociétés de demain.

1_ L’anthropocène désigne la période récente de l’histoire de la Terre à partir de laquelle l’activité humaine, notamment par le biais de la combustion importante de ressources énergétiques fossiles produisant des gaz à effet de serre, a commencé à avoir un impact sur le climat et la biosphère.

 Bibliographie :

— Colding J. et Barthel S., « The potential of ‘Urban Green Commons’ in the resilience building of cities », Ecological Economics, 2013, n°86, p. 155-166.

— Godet M., « La boîte à outils de prospective stratégique », Cahiers du Lipsor, n°5, juin 2004.

— Lagadec P., « Risques et crises : questions sur nos ancrages », Cahiers de recherche du Département d’Économie de l’École Polythechnique, octobre 2008, n°2008-9.

— Jouen M., « L’initiative locale réinvente l’Europe », Notre Europe – Institut Jaques Delors, 4 mars 2014, www.notre-europe.eu

— Jouvenel (de) B., L’Art de la conjecture, SÉDÉIS (Société d’études et de documentation économiques, industrielles et sociales), coll. Futuribles, 1972.

— Weber J. et Bailly D., « Prévoir, c’est gouverner », Natures Sciences Sociétés, 1993, vol.1, n°1, p. 59-64.