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  • Engagement & responsabilités

La réponse de la démocratie à l'urgence climatique

Par Marion PAOLETTI

UNE TRANSITION DÉMOCRATIQUE

« Autoritarisme vert », « atteintes aux libertés humaines », « retour de la planification ». Certains intellectuels européens unis dans ce qu’ils appelaient leur « scepticisme » vis-à- vis du changement climatique n’avaient pas tardé à voir dans la transition écologique ambitieuse, engagée après l’accord sur le climat signé à Paris en 2015, un risque de « dérive totalitaire ». Vingt ans après, cette transition est pourtant un succès, non seulement parce qu’elle a été acceptée mais aussi consolidée par les citoyens. L’acceptation et l’appropriation de la transition écologique n’auraient pas été possibles sans les évolutions décisives intervenues dans la plupart des démocraties européennes au cours des vingt dernières années. La transition n’était pas seulement écologique : elle était sociétale, et profondément politique.

Les institutions politiques de l’ensemble des pays ont en effet su évoluer dans une double direction : la coupure entre les gouvernants et les gouvernés s’est considérablement atténuée grâce à des mécanismes institutionnels qui paraissaient il y a encore vingt ans « dangereux » ou problématiques. Il n’y a plus désormais de spécialistes de la politique et donc de non spécialistes, cet élargissement de ceux appelés à prendre part à la politique devant être considéré comme une condition d’une meilleure prise en compte de biens communs tels que le climat. Par ailleurs, les progrès réalisés par la parité en politique ont permis de penser (et de résoudre) les problèmes d’accès des femmes à la représentation politique de manière connexe à ceux d’autres catégories rencontrant les mêmes difficultés : moindre sentiment de compétence politique, problèmes de prises de parole, sentiment d’illégitimité pour rester durablement dans le champ politique. Désormais les catégories populaires, peu diplômées, issues de parcours d’immigration, les plus jeunes, se sentent tout autant autorisées que d’autres à se présenter à une élection ou à prendre la parole dans une assemblée, et il ne viendrait plus à personne l’idée de conférer une moindre dignité à ces paroles. Cet élargissement des voix, leur égale prise en compte, semble être là aussi une évolution décisive qui éclaire la transformation des priorités par rapport aux décennies antérieures.

Le chemin parcouru en l’espace de quelques années est remarquable si on fait l’effort de se projeter en arrière : au milieu des années 2010, la « crise » de la démocratie politique semblait atteindre son apogée, le personnel politique suscitait dans la plupart des démocraties européennes rejet et défiance, les décisions, tributaires de groupes d’intérêt se manifestant dans des négociations peu transparentes, avaient du mal à obtenir quelque consentement de la part des citoyens. Partout se propageaient des idées xénophobes et nationalistes et alors que l’usage du vote ne cessait de décliner, l’idée d’une solution autoritaire paraissait s’imposer comme une possibilité. Il faut savoir rendre grâce aux parlementaires de tous bords d’avoir brusquement pris conscience en 2017 des idéaux démocratiques qui traversaient alors, aussi, nos sociétés, pour faire évoluer radicalement la démocratie politique dans un sens plus conforme aux attentes. Eux qui, depuis le début des années 1990, alors que s’installait cet âge de la défiance, résistaient le plus possible aux réformes de rénovation démocratiques et concédaient le moins possible aux exigences démocratiques. Sans doute, le bon score de Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle en France a-t-il agi comme un détonateur sur l’ensemble de la classe politique républicaine, alors que la présence de son père à la même élection 15 ans auparavant n’avait pas eu les mêmes vertus.

Les professionnels de la politique en 2017 ont su alors tirer profit des meilleures évolutions des sociétés occidentales : individuation (chacun veut donner son avis), élévation remarquable du niveau culturel, progression du degré d’information et d’ouverture sur le monde. Ils ont su alors, par des réformes décisives, telles que l’ouverture du droit de vote aux étrangers non communautaires résidant sur le sol depuis 5 ans, proposer un horizon international et tolérant plutôt qu’un repli nationaliste. Surtout, face aux tentations oligarchiques, ils ont su répondre aux aspirations démocratiques des sociétés par quelques réformes décisives sur lesquelles il n’est pas inutile de revenir pour mieux comprendre ce qui aurait été probablement impossible sans ces transformations : la réussite de la transition écologique. Les évolutions des dernières décennies (égalisation entre les catégories sociales dans l’accès à la parole et à la décision politiques, déspécialisation de la politique) concernent de manière remarquable l’ensemble des démocraties européennes les faisant évoluer vers un régime commun, un régime participatif égalitaire. Mais elles sont particulièrement marquées en France, qui servira ici d’illustration, pays où les tensions entre rejet et passion de la politique, tentations nationalistes-autoritaires et aspirations démocratiques étaient particulièrement vives il y a vingt ans et où semblaient devoir l’emporter inexorablement les premières sur les secondes.

Dans un réflexe qui peut s’apparenter à celui d’une survie, l’Assemblée nationale, élue en 2017, transformée en Assemblée constituante, a mis fin à la Ve République et à l’irresponsabilité présidentielle qui la caractérisait. Dans ce nouveau régime politique parlementaire, des dispositions fondamentales, en droit et en pratique, ont redéfini la place des élus et des citoyens, désormais placés dans un rapport plus égalitaire, et accompagné efficacement l’entrée de celles/ceux classiquement en marge de la politique, les outsiders dont la parole est désormais prise en considération. La prise en compte des enjeux de long-terme est désormais garantie au niveau constitutionnel, et est placée au cœur d’une logique renouvelée de fabrication de la loi. Sans ces transformations, on ne comprend pas bien comment les gouvernements successifs auraient pu espérer honorer les engagements ambitieux auxquels ils avaient souscrit fin 2015 pour répondre à l’urgence climatique.

Alors que les travers monarchiques de la Ve République irriguaient l’ensemble des institutions, notamment celles du niveau local, les nouvelles dispositions institutionnelles ont mis fin au présidentialisme, en particulier local. Par exemple, au plan local, les fonctions exécutives et délibératives ont été séparées, à l’encontre de la pratique antérieure. Cette fin du monarque dans les institutions républicaines a consolidé la culture de la délibération au sein des assemblées, locales et nationales. Surtout, c’est la coupure entre élus et non élus, représentants et représentés, qui a été travaillée de manière décisive. Les habitudes aristocratiques de la plupart des représentants, portés à se croire différents puisqu’élus quasiment par la main de Dieu, apparaissent désormais comme un lointain souvenir. Ils se tiennent désormais au milieu de la population, à son image, et d’ailleurs on ne parle quasiment plus d’hommes politiques (pour désigner les femmes comme les hommes élus) mais bien de personnel politique, manière de souligner qu’ils sont d’abord au service de la population. Cette plus grande horizontalité des relations gouvernants/gouvernés semble aussi avoir été obtenue par l’introduction d’une dose de tirage au sort, renouant ainsi avec une modalité de désignation des représentants politiques qui avait été plus ou moins volontairement oubliée. Pour prendre réellement en compte la part croissante des votes blancs de la part de personnes attachées au droit de vote mais ne se reconnaissant pas dans l’offre partisane, le pourcentage de vote blanc à chaque élection se traduit par un pourcentage équivalent de représentants tirés au sort parmi une liste de volontaires. Une telle mesure a eu le mérite de rappeler à tous qu’en démocratie le pouvoir appartient à chacun, et donc à n’importe qui. Il va sans dire que la limitation du cumul des mandats, dans le temps et l’espace, appelé de ses vœux depuis si longtemps par la population, qu’elle soit de droite ou de gauche, a grandement contribué à la réconcilier avec la politique. Par ailleurs, la position d’infériorité dans laquelle les citoyens étaient maintenus a été en grande partie levée par une plus grande directisation de la démocratie.

Si l’appel à la participation des citoyens en France s’était enraciné depuis le début des années 1990, et les dispositifs participatifs multipliés, notamment au plan local, un tel changement n’avait pas suffi à réenchanter la démocratie représentative. Il faut dire que les représentants étaient assez libres de suivre ou non des avis qu’ils écoutaient ou pas, et les citoyens assez sceptiques quant à la valeur et l’utilité de leurs efforts. À partir de 2017, les procédures de démocratie directe, telles que les droits de saisine par pétition citoyenne des assemblées, locales et nationales, avec obligation d’examen par les assemblées dès lors que les seuils sont atteints, les référendums par initiatives populaires, notamment au plan régional, obligatoires et avec valeur décisionnelle dès lors là encore que l’initiative est réussie, ont été autorisés. Nous avons tourné le dos à la pratique du droit de pétition, d’initiative, de référendums, encadré et impossible, hypocrite en un mot, tel qu’elle existait encore en 2015. Les malheurs populistes et démagogiques annoncés par ceux qui résistaient au nom de la démocratie représentative ne sont pas survenus. Certes, quelques tentatives xénophobes, sexistes, trans/homophobes ont bien eu lieu. Mais le contrôle de légalité (ou de constitutionnalité) en amont a agi efficacement. Au contraire, ces innovations démocratiques se sont révélées d’efficaces outils de justice sociale et environnementale, de prise en compte du temps long, renouant ainsi avec une certaine pratique des référendums aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. Elles se sont révélées tout aussi efficaces pour contourner les groupes d’intérêt pollueurs, plus à l’aise dans le cadre d’une négociation fermée réservée à quelques-uns.

Les grands projets d’aménagement des barons locaux, qui mettaient ici ou là en danger des zones humides, des terres agricoles ou des espèces protégées, ont fait les frais de plusieurs initiatives populaires fructueuses, attestant de la vivacité de l’intérêt des citoyens tout à la fois pour la démocratie locale et pour les questions environnementales.

Les relations, discussions, campagnes de persuasion développées par et des groupes traditionnellement peu concernés par les enjeux environnementaux. Ces dynamiques locales ont été indispensables à la réussite du processus de transition écologique. Cette forme de démocratie directe et égalitaire n’a pas affaibli les formes plus délibératives dans des arènes de débat qui se sont au contraire multipliées. Il faut dire que la démocratie prend du temps et des élus non cumulants, davantage investis, ont su développer leur nouveau rôle d’animateurs du débat collectif. Au cours des dernières années, ces forums physiques de discussion se sont trouvés dynamisés et hybridés par les technologies d’information et de communication. Ainsi, il est usuel aujourd’hui que lors d’un débat public, la discussion donne lieu à une mesure régulière des avis par vote par boitier électronique qui permet de faire progresser la prise de décision.

Plus généralement, ces formules participatives de démocratie se sont trouvées enrichies et consolidées par l’ensemble des dispositifs déployés pour favoriser l’arrivée de nouveaux entrants en politique, qui se tenaient traditionnellement en marge. La réforme de la parité a été une véritable révolution en France à la fin des années 1990, en considérant que l’individu étant sexué, la représentation politique devait l’être aussi. La contrainte paritaire n’a cessé d’être renforcée depuis 1999 sans que cela ne suffise là non plus à atteindre les objectifs fixés par les représentants politiques : réenchanter la démocratie représentative. La révolution de l’ordre politique et de l’ordre social genré a semblé à l’usage assez conservatrice : plus forte rotation des femmes élues et sorties parfois rapides de la politique (ce qui n’a pas empêché une professionnalisation accélérée pour certaines), plafond de verre pour les femmes qui n’arrivent pas ou peu à occuper des positions de leadership comme si « femmes » et « pouvoir » demeuraient deux réalités inconciliables, spécialisation toujours genrée des unes et des autres, nomination par le fait du prince, dévaluation de la parole des femmes politiques jusqu’au sein de l’enceinte parlementaire, sexisme rance et tenace.

À partir de 2017, la question des difficultés d’accès des femmes aux fonctions électives a cessé d’être pensée sur le mode identitaire mais en lien avec d’autres exclus historiques de la politique : les problèmes de prise de parole, de l’éviction rapide après l’élection, le sentiment d’incompétence politique ne frappent pas que les femmes mais aussi les élus peu diplômés, les nouveaux entrants (surtout quand ils viennent de la dite « société civile »), les plus jeunes, les membres des catégories populaires (qui sont les plus sous-représentés en politique mais dont l’absence pose le moins de problèmes dans le débat public)... En pensant le problème des exclu-e-s de la politique, les débats de 2017 ont débouché sur un statut de l’élu faisant la part belle à la formation des élu-e-s, non seulement au niveau de la prise de parole mais aussi des relations avec l’administration ou encore des formations plus techniques pour éviter la spécialisation dans les domaines professionnels ou associatifs précédemment investis. Il s’en est suivi un mélange et une dynamique de genre rejetant aux oubliettes toute hiérarchisation et différenciation entre les sexes. Cette dynamique a non seulement irrigué les débats dans les assemblées représentatives (où toute attaque sexiste, raciste, etc. est systématiquement poursuivie tout comme les émetteurs de courriers, parfois orduriers, reçus par les élu-e-s), mais aussi les débats dans les arènes de la démocratie participative. Par exemple, les prises de parole de femmes (et d’hommes), à partir du quotidien, de la vie familiale, des expériences de soin, ne sont pas systématiquement dévaluées mais écoutées et prises en compte avec autant de considération que les paroles d’hommes (ou de femmes) cherchant à se situer dans un registre d’expert-e ou universaliste. Il s’ensuit que la hiérarchie des questions dignes d’intérêt public s’est trouvée profondément modifiée, ce qui n’est pas étranger à la priorité désormais donnée aux questions environnementales.

Certes, l’évolution de la démocratie politique au cours des dernières années est particulièrement saisissante en France où, effets de la présidentialisation à tous les niveaux et d’une professionnalisation politique particulièrement poussée, la captation du pouvoir par une minorité semblait heurter avec particulièrement de force les idéaux démocratiques par ailleurs vivaces. Mais ces mouvements de dé-spécialisation de la politique ont cheminé dans l’ensemble des démocraties européennes, les alignant vers un nouveau régime politique participatif et égalitaire. C’est bien ce nouvel élargissement social de la démocratie politique qui a hissé les thèmes décisifs pour le plus grand nombre au sommet de la hiérarchie des préoccupations politiques, c’est-à-dire communes. La transition écologique, engagée dès 2015, s’était fixé des objectifs ambitieux, sans savoir vraiment si elle aurait les moyens de son ambition. L’évolution des institutions et des pratiques démocratiques a agi de manière complémentaire aux évolutions écologiques. La sauvegarde des sociétés humaines était et est toujours inextricablement liée à l’action déterminée des pouvoirs publics en matière de politique climatique, mais elle était et est toujours indissociable d’un mouvement d’ampleur de la société. Ce mouvement n’aurait pas été aussi puissant sans une nouvelle dynamique démocratique. Non, décidément, la transition écologique ne serait pas aussi aboutie sans le travail résolu de démocratisation de la démocratie politique.