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  • Mode de vie & résilience

La génération de la transition

Par Adam BAÏZ, Gaspard DU BUISSON DE COURSON, Julia GARDIES, Léana MSIKA

PARIS 2035...

Paris 2035. En ce mois de novembre, un ballet incessant de vélos défi le sur les boulevards parisiens. Les terrasses des cafés sont peuplées de personnes emmitouflées. Les rues portent encore les signes de la grande mobilisation de la veille.

Tous les quotidiens titrent sur le succès mondial dévoilé par les derniers travaux du GIEC : une réduction historique des émissions de gaz à effet de serre. Sous une fi ne pluie, des centaines de milliers de personnes ont défi lé hier à Paris. Partout dans le monde, les manifestants ont porté un message clair : la dynamique de transition écologique est enfin engagée, certes, mais il s’agit maintenant de l’accélérer. En 2014, les citoyens avaient marché pour le climat, à un an de la conférence décisive de Paris. En 2035, ils étaient encore plus nombreux mais surtout, plus déterminés à agir.

 

Hélène accroche son vélo dans l’un des parkings à vélos du quartier. Au loin, elle aperçoit son vieil ami, Jean. À 45 ans, vingt ans après leur rencontre, Hélène éprouve un sentiment paradoxal : Jean n’a pas changé. Il est resté aussi engagé et enthousiaste. Pourtant tout a changé, et elle s’en fait la remarque en s’approchant : elle reconnaît les vêtements qu’il porte. Ils ont été fabriqués par Thomas, un entrepreneur innovant qu’ils connaissent bien tous les deux : c’est un passionné qui a su mettre son goût pour la création au service de la conception de vêtements abordables, produits localement et pour durer.

 

Jean est venu avec sa fille, Camille. Ils ont convenu de se voir tous les trois, à la demande de Camille. Dans le cadre de son année de service social et écologique – une année de césure qu’a permis et valorisé la réforme éducative de 2023 pour les jeunes bacheliers –, Camille réalise des interviews pour retracer l’histoire de la transition écologique. Hélène les embrasse tous les deux et s’installe. Elle commande une soupe aux légumes de saison et remarque son prix très abordable.

« Tu te rends compte, Jean ? C’est moins cher qu’un café. C’était inimaginable il y a vingt ans. »

La terrasse est agréable et on peut facilement s’entendre : les quelques voitures

qui se partagent la route sont pour la plupart électriques et silencieuses. Les chauff ages d’extérieur ont disparu pour laisser place aux pulls et aux écharpes. Au bout de quelques minutes, Camille sort un calepin et un crayon, et pose ses premières questions.

 

« Qu’est-ce qui a tant changé depuis ces dernières décennies ? Que sommes nous parvenus à faire qui semblait utopique au début du siècle ? Vous qui avez vécu la transition, ces vingt dernières années, en pleine conscience, quel regard portez-vous sur elle ? »

 

Jean réfléchit quelques instants avant de lui répondre : « Le mouvement a été un mouvement global. Les comportements ont évolué en France mais aussi dans le reste du monde, puisque nous avons compris que le changement devait être mondial et coordonné pour être effi cace. Seul et isolé, un pays n’aurait pas permis la réduction des émissions de gaz à eff et de serre que nous connaissons actuellement ! »

 

Jean se tourne vers Hélène : « Tu te souviens, nous nous étions installés au même café il y a vingt ans. Nous avions parlé avec angoisse de "l’ère de l’Anthropocène" qui devait durer des siècles encore... Tu te souviens de ces révoltes meurtrières autour de projets environnementaux, de ces démissions de gouvernements, de cette époque où rien ne semblait aller… »

« Ces révoltes, elles ont fait beaucoup de morts ? », interrompt Camille.

« Tu sais, un mort est toujours de trop, réagit Hélène, mais pour te donner une idée : au plus fort de la crise de l’uranium en 2024, les émeutes ont fait près de 400 morts en Europe. »

 

« Et encore, nous avons été très épargnés par rapport aux pays du Sud, reprend Jean. Rien qu’en Asie du Sud-Est, les crises sanitaires de ces quinze dernières années ont fait près de 250 000 morts et presque autant lors des violents déplacements de population. Imagine-toi que plusieurs métropoles ont perdu jusqu’à la moitié de leur population à cause des nuages toxiques de particules fines. Et encore aujourd’hui, les autorités n’arrivent pas à toutes les endiguer. Les gens ont été effrayés en 2014 avec Ebola, mais ce n’était rien comparé aux guerres de l’eau qui allaient déclencher les épidémies de 2019 et de 2023, sans parler des conflits sanglants dans toute l’Afrique centrale qu’on connaît toujours. »

 

« Avec tout ça, il n’y pas de quoi se réjouir ! », s’étonne Camille. « Oui, c’est sûr, soupire Jean, il y a encore énormément à faire, mais face à toutes ces catastrophes et atrocités, les citoyens et les pouvoirs publics ont fi ni par accepter la nécessité et l’urgence d’une transition radicale. Toutes ces morts, ces maladies incurables, et tous ces dégâts... c’était évitable, mais il semblerait que, nous les humains, ayons besoin de catastrophes pour agir. Cela me fait enrager mais que veux-tu ? Dans les années 2020, l’effervescence politique et citoyenne a atteint un paroxysme et c’est à ce moment-là que les discours ont enfin laissé place à l’action. Et peut-être pouvons-nous reconnaître à l’Europe son mérite… Elle a été un modèle. »

 

Hélène se souvient : « C’était il y a vingt ans. Les premières avancées réelles vers une agriculture plus soutenable, une nouvelle dynamique urbaine et territoriale, l’utilisation des photons, mais aussi et surtout l’extraordinaire mobilisation citoyenne, tout cela nous a conduits sur un autre chemin, vers une autre ère, même si l’influence humaine demeure importante. Tu dois t’imaginer, Camille, qu’il s’agissait à l’époque d’une véritable rupture. Cette rupture venait en partie de la prise en compte d’une donnée fondamentale : pour réussir à mobiliser et modifier le système, la transition écologique devait être désirable pour chaque citoyen. L’utile et le nécessaire sont devenus agréables. Les notions de durabilité, de "sobriété efficace" sont désormais perçues comme des opportunités. Ce n’était pas le cas avant. On disait que tout cela était « punitif ». Regarde, par exemple, comment la vie dans les villes s’est métamorphosée. Les pieds d’arbres sont plantés et fleuris par les habitants qui rendent les rues plus chaleureuses et contribuent à améliorer la qualité de l’air ou encore à produire des fruits et légumes. Les habitants se sont réappropriés l’espace public pour y développer des activités qui les satisfassent et leur permettent de vivre en accord avec les objectifs du Millénaire. Depuis 2015, le débat écologique s’est profondément intégré au monde social et tient compte des préoccupations directes des citoyens. C’est une nouvelle réalité démocratique, et elle est en rupture complète avec le discours technique et désincarné qui ne produisait pas de résultats encourageants et qui ne pouvait pas être légitimement accepté ni imposé aux populations à posteriori. Les gens se sont saisis de ces enjeux. »

 

Jean boit une gorgée de son café - biologique et équitable - qu’il ne s’autorise désormais que quelquefois par semaine. Il rebondit sur ce que vient d’évoquer Hélène : « Le modèle s’est ajusté pour apporter du bien-être à chacun. Chaque citoyen perçoit des bénéfices différents et uniques. Cela a été rendu possible par des changements quotidiens parfois imperceptibles amenés entre autres par l’économie collaborative, cette idée qui vise à partager les biens plutôt qu’à les posséder pour un usage intermittent.

Par exemple, la plateforme d’Hélène pour le partage d’outils et d’objets, qu’elle a créée en 2012, alors que nous étions encore étudiants, comptait quelques centaines d’utilisateurs. Aujourd’hui les bénéficiaires de ce système se comptent par dizaines de milliers et le modèle a été répliqué dans de nombreuses régions, dans une logique coopérative et décentralisée : l’idée n’est pas de donner à une organisation une sorte de monopole sur ces nouveaux services de partage, mais de permettre à chacun de s’organiser localement. Avant, posséder le dernier écran plat ou un autre objet technologique de haut niveau était perçu comme un facteur de bonheur. Mais nous nous sommes rendus compte que cela ne nous rendait pas fondamentalement ni durablement plus heureux. Partager un moment convivial avec d’autres personnes intéressées par les mêmes activités est redevenu la norme, et c’est exaltant. La sobriété énergétique, la limitation de l’utilisation de ressources naturelles finies et le bien-être humain sont désormais plus en phase.

La transition écologique a été un moment de dialogue aussi bien privé que public, introspectif et profondément social. Elle est une opportunité et une nécessité à la fois. Et d’ailleurs, elle n’est pas seulement bénéfique pour les « générations futures » qui étaient pourtant citées dans tous les rapports et dans toutes les initiatives de bonne ou de mauvaise foi. Elle est profondément bénéfique aux générations présentes… et elle leur évite des catastrophes ! »

 

Hélène poursuit : « Si tu prends l’exemple du travail, tu peux aussi comprendre à quel point il s’agit d’une rupture. Quand nous avions ton âge et que nous envisagions notre avenir professionnel, le débat public sur le travail ne posait pas les bonnes questions. Il y avait les opposants et les partisans des 35 heures, des heures supplémentaires, du travail de nuit ou du travail dominical. Il fallait trouver une solution à un chômage important. Pourtant, ces positions semblent fondées sur un présupposé tacite : les Humains doivent fournir un travail pour faire fonctionner l’économie. Et si au contraire, nous percevions l’économie comme étant au service des femmes et des hommes ? Ce changement de regard nous incite à nous questionner : pour quoi travaillons-nous ? Que souhaitons nous produire par ces efforts ? Quelle part de notre vie souhaitons-nous allouer au travail ?

Dans les années 20, la situation sociale, politique et écologique se dégradait très vite. Et c’est sans doute cela qui a permis un sursaut démocratique et un changement de trajectoire de modèle. En particulier, la production effrénée et le consumérisme ont progressivement perdu leur légitimité. Ce chemin est celui de la « sobriété heureuse » que prônait déjà l’agriculteur-philosophe Pierre Rabhi dans les années 2000. L’arbitrage dans nos choix de consommation a été modifié et il correspond de plus en plus à une forme d’engagement : choisir d’acheter local, utile et durable, c’est encourager un type de production innovant et un nouveau modèle économique. Le modèle du consom’acteur esquissé au début du siècle a ainsi pris tout son sens. »

 

Jean poursuit : « De la même manière, nous nous sommes saisis d’un pouvoir immense : celui du choix de nos placements financiers. Les sommes gagnées par nos efforts peuvent servir à inciter les domaines durables et positifs. Un immense mouvement social s’est développé à partir des années 2020 en faveur de la transparence des placements financiers, alors que l’argent placé dans les institutions bancaires alimentait souvent les industries fossiles ou des groupes dont la responsabilité sociétale restait à prouver, sans que les clients ne le sachent. Des outils sont désormais disponibles à chacun pour que les placements financiers soient en accord avec ses valeurs. »

 

Camille relève la tête de son carnet : « Hélène, on parle souvent de la transition comme d’un tout dont on ne pourrait isoler aucun élément. Pourrais-tu, malgré tout, me dire quels sont, pour toi, deux ou trois des éléments importants qui ont permis à ce processus de transition de vraiment démarrer ? »

 

« En effet, la transition est un ensemble de solutions globales et locales, collectives et individuelles. Mais je peux identifier trois éléments, trois pistes que nous avions tracées il y a vingt ans, et qui ont été plutôt couronnées de succès. Je pense d’abord à l’éducation. L’éducation aux enjeux de la soutenabilité de notre modèle est devenue une composante indispensable du parcours éducatif, quel que soit le cursus envisagé. De telles mesures avaient déjà été mises en place au début des années 2000 dans certains établissements, mais cela n’avait pas un caractère obligatoire. Dans le cadre d’une réforme globale et sans précédent du modèle éducatif – qui a conduit à repenser les façons d’apprendre, à susciter la curiosité des élèves et à valoriser le principe de l’expérience - les programmes d’éducation comprennent désormais l’apprentissage d’éléments scientifiques nécessaires à la compréhension des enjeux écologiques. L’accent est mis sur le raisonnement et l’articulation des idées plutôt que sur un contenu prédéterminé et fi gé. Une telle éducation a pu être mise en place sans ajouter de contenu fondamentalement nouveau, mais en révisant et en repensant le contenu pédagogique passé : l’idée était surtout de ne pas faire de dogmatisme, mais de donner les clés pour que chacun puisse comprendre ces enjeux.

La différence principale entre ce qui était enseigné hier et ce qui est enseigné aujourd’hui tient au fait de montrer aux élèves de manière construite et cohérente que les actions liées aux enjeux écologiques ne sont pas qu’un impératif éthique, mais aussi et surtout un ensemble capable de créer de la valeur à la fois sociale, environnementale et économique. Aujourd’hui, dès le plus jeune âge, les élèves et futurs citoyens sont encouragés à imaginer des moyens d’articuler sobriété et efficacité. Avec la sobriété, ils découvrent que l’on peut s’épanouir avec peu – ou moins. Des activités pratiques introduisent le concept d’efficacité, c’est-à-dire apprendre et comprendre comment faire mieux avec moins, techniquement et humainement. L’innovation et la créativité sont pour cela des qualités encouragées et cultivées à l’école. Plutôt que de reproduire des schémas imposés et fi gés, les élèves ont la possibilité de réfléchir par eux-mêmes pour essayer d’adapter leurs actions à des situations de vie réelles et imaginer des solutions créatives. Enfin, la responsabilité individuelle qui était déjà enseignée il y a vingt ans, est aujourd’hui articulée avec la compréhension de la responsabilité collective de nos actes. Les professeurs suscitent chez les élèves une réflexion sur l’impact de leur mode de vie sur eux-mêmes, sur les autres et sur le reste du monde vivant. Les changements ont dépassé le seul cadre éducatif. Les médias ont occupé une place importante dans la formulation d’une nouvelle conception de l’écologie.

Le discours médiatique a changé et reflète avec justesse le potentiel de ce mouvement de transition. Il accorde autant d’importance aux défis qu’aux solutions proposées. Nous avons réussi le décloisonnement de la pensée écologique pour refléter sa transversalité : accéder à l’information sur les enjeux écologiques était une démarche que le lecteur devait entreprendre en cherchant spécifiquement ces rubriques dans les journaux papier et en ligne. Aujourd’hui les considérations écologiques sont incluses dans des articles qui n’y sont à priori pas directement dédiés. Cette révolution symbolique a été l’une des plus simples et pourtant l’une des plus influentes sur notre conception de l’écologie. En ajustant leur discours à celui qui montait dans toute la société, les médias ont suscité et continuent d’entretenir le changement de conscience nécessaire.

Deuxièmement, j’évoquerai notre rapport au vivant dans son ensemble. Aujourd’hui, toute espèce animale, végétale et tout milieu naturel est protégé et valorisé. Il y a vingt ans, on se chamaillait encore sur la nécessité de protéger telle espèce plutôt que telle autre, et beaucoup s’arrogeaient le droit et la compétence de hiérarchiser les espèces selon leur prétendue utilité. Certaines personnes et certaines associations qui défendaient la préservation de la nature s’indignaient du mépris et de l’indifférence que beaucoup leur opposaient. Elles affirmaient que toute espèce devait être protégée indépendamment de son utilité supposée ou avérée aux activités humaines. Pour défendre leur cause, elles invoquaient souvent trois principes. D’abord, un principe éthique : chaque espèce a le droit de vivre. Ensuite un principe de précaution : la disparition d’une espèce pourrait détruire un écosystème dont nous dépendons. Enfin un principe de beauté : la nature est plus belle dans sa diversité. D’autres critiquaient ces principes, en disant qu’ils relevaient du jugement de valeurs, qu’ils allaient à l’encontre de la notion de progrès et qu’ils étaient trop onéreux pour les contribuables.

Au milieu de ce débat sans fin, l’homme politique, le chef d’entreprise et le citoyen lambda cédaient tantôt à l’alarmisme, tantôt à la suspicion, et se réfugiaient finalement dans la passivité. »

 

Camille fait signe à Hélène de s’arrêter un instant : « Comment ces différents protagonistes ont-ils donc pu se mettre d’accord et agir collectivement ? ».

« Nous avons aujourd’hui un nouveau principe qui suffit à motiver le respect et la préservation de la nature. C’est le principe d’opportunité. La nature est toujours considérée pour les services écosystémiques qu’elle nous rend, mais elle est désormais aussi perçue comme une exceptionnelle manne d’opportunités pour les activités humaines. Au début du millénaire, des architectes reproduisaient déjà l’architecture d’un nid d’oiseau pour concevoir un stade olympique, des chimistes synthétisaient déjà les molécules sécrétées par des plantes rares pour concevoir de nouveaux médicaments et des produits cosmétiques, des ingénieurs analysaient des souches de microorganismes pour développer des algorithmes de transport urbain. Aujourd’hui, cette démarche de biomimétisme est généralisée, institutionnalisée et parfois subventionnée, et elle remporte l’adhésion et l’enthousiasme du plus grand nombre. Dans presque tous les laboratoires, publics ou privés, des chercheurs, des ingénieurs et des techniciens scrutent les espèces et les milieux naturels pour concevoir de nouveaux produits, de nouveaux process, de nouveaux concepts. Pour éviter que ces utilisations ne conduisent à spolier les populations locales qui disposent de savoirs traditionnels sur les ressources qui les entourent, le Protocole de Nagoya a été renforcé.

Grâce à la nature, nous arrivons à faire toujours mieux avec toujours moins, et ce, en harmonie au sein de nos sociétés et avec notre environnement. Notre compréhension de la nature ne dicte pas notre comportement. Nous ne cherchons pas non plus à mimer tout ce que nous observons. Nous observons tout, mais ne mettons en pratique que ce qui nous semble, technologiquement, éthiquement et démocratiquement, utile et souhaitable. Certains se sont empressés de constituer des banques de semences, des arches de Noé et des micro-milieux naturels en laboratoire pour faciliter leurs observations. Aujourd’hui, une écrasante majorité de citoyens continue de protéger et d’exiger que l’on protège la nature en conditions naturelles, simplement parce qu’elle est plus belle ainsi. C’est plus prudent, c’est plus éthique mais aussi parce qu’en agissant autrement, en confi nant la nature dans les laboratoires, nous risquerions de biaiser nos observations.

L’approche peut sembler utilitariste et anthropocentriste, mais dans la pratique elle permet de généraliser et d’amplifier la protection de toutes les espèces et de tous les milieux naturels, sans distinction. L’approche peut aussi sembler conservatrice mais en réalité, elle se révèle être un formidable vecteur d’innovation et de progrès. Dans la rue, dans notre assiette, dans nos institutions, dans nos rencontres et dans nos voyages, nous voyons partout l’opportunité transformée ou potentielle de la nature. Citoyens, chercheurs, investisseurs, hommes politiques, nous protégeons et nous valorisons tous la nature parce qu’elle nous inspire.

Enfin, je pense à un dernier élément décisif, celui de la fiscalité. Nous avons tendance à mieux percevoir une réalité lorsque nous la consommons, lorsqu’elle nous affecte et qu’elle touche nos sens. Dans les années 2010, nous consommions les produits les plus polluants, les moins durables, les plus nocifs simplement parce qu’ils se trouvaient être les moins chers sur le marché. Alors oui, en 2015, il y en avait déjà certains, peu nombreux, qui faisaient l’effort de consommer local, bio, durable, sain. Il fallait en avoir les moyens et disposer d’un accès facilité et d’une connaissance des enjeux et des effets des différents modes de consommation. Aujourd’hui, grâce à une politique ambitieuse et à une refonte du système fiscal, en France mais aussi partout en Europe, la consommation responsable est démocratisée. Les pouvoirs publics ont mis au point une fiscalité incitative / dissuasive qui envoie des signaux clairs aux consommateurs et aux producteurs. Une sorte de "new deal fiscal" écologique.

Pour te l’expliquer, concrètement, en quelques mots : la grande majorité des biens de consommation sur le marché sont désormais notés sur cinq critères. Le critère "local" concerne la distance parcourue par le produit avant sa mise sur le marché, le critère "sain" reflète l’impact sur la santé des consommateurs, le critère "social" touche aux conditions de travail des producteurs, le critère "durable" à la soutenabilité du produit et le critère "environnemental" à l’impact sur l’environnement. Pour chacun de ces critères, il y a cinq classes correspondant à un niveau d’impact relatif. Chaque classe correspond à un pourcentage d’imposition qui s’additionne à une TVA fixe de seulement 5 % : ces taux d’imposition additionnels sont définis par les pouvoirs publics selon le consensus démocratique, les avancées scientifiques et plus généralement les priorités socio-économiques, lesquelles peuvent aller de la lutte contre le dumping social à l’amélioration de la qualité de l’air en passant par la lutte contre l’obésité ou encore la limitation de l’obsolescence programmée.

Dans la pratique, les producteurs doivent envoyer d’eux-mêmes une fiche technique renseignant sur les caractéristiques du produit selon les cinq critères. Il revient à un collectif d’ONG associé aux pouvoirs publics d’en vérifier la véracité par des contrôles aléatoires et des sanctions le cas échéant. C’est un des éléments de compromis qui a permis l’application de ces mesures qui ne faisaient pas vraiment consensus tant elles bousculaient les habitudes établies. Un système d’étiquetage est disposé sur l’ensemble des produits : il indique aux consommateurs la qualité du produit suivant les cinq critères ainsi que le taux de taxation associé.

De cette façon, les producteurs sont encouragés à vendre des produits de meilleure qualité sur l’ensemble des critères. Les produits de meilleure qualité sont soumis à une fiscalité allégée et cela permet l’entrée de nouveaux producteurs sur le marché et l’émulation entre les concurrents, à la faveur des consommateurs, de l’environnement et de l’économie. Le consommateur est encouragé à acheter les produits de meilleure qualité tout en conservant son pouvoir d’achat et une possibilité de choix – éclairé – de ses achats. Aujourd’hui, un sachet de chips ou 50 grammes de viande rouge coûtent autant qu’un kilogramme de pommes bio locales, une voiture électrique coûte moins cher qu’une voiture essence. Les décideurs politiques, en lien étroit avec la société civile, veillent à ce que le pouvoir d’achat de tout citoyen lui permette de répondre à ses besoins. La remise à plat de l’ensemble du système fiscal a été une épreuve. Il a fallu informer, négocier, convaincre, mais aujourd’hui, elle est un formidable vecteur d’innovation durable pour les entreprises, elle permet de valoriser les pratiques responsables et de favoriser l’économie sociale et solidaire. »

 

Camille note soigneusement quelques informations sur son carnet. Jean commande trois plats du jour – végétariens. Il demande au serveur s’il est possible de régler en monnaie locale. Le serveur lève les yeux au ciel avec humour, l’air de dire que c’est une évidence.

Jean se tourne vers sa fille : « Ca me fait penser à ce fameux dialogue dans Le Petit Prince, au moment où le Petit Prince découvre une planète habitée par un businessman qui possède des étoiles.

“Et que fais-tu de ces étoiles ?

— Ce que j’en fais ?

— Oui.

— Rien. Je les possède.

[…]

— Et à quoi cela te sert-il de posséder les étoiles ?

Ca me sert à être riche.

Et à quoi cela sert-il d’être riche ?

À acheter d’autres étoiles, si quelqu’un en trouve."(1)

Cette absurdité-là, que soulève Antoine de Saint-Exupéry, c’était la réalité dominante de l’époque de ta naissance. Nous n’étions pas encore sevrés de la logique d’accumulation. »

 

Le soleil brille sur Paris en ce jour de novembre 2035 et il fait étonnamment doux. Cette douceur semble venir rappeler, au lendemain d’un résultat historique, que tout n’est pas acquis. Beaucoup de dégâts sont encore à réparer. Beaucoup de défis sont encore à relever.

 

1_ Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, chapitre XIII