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  • Création & valeur(s)

L'entreprise et les entrepreneurs au coeur de la transition

Par Raphaële YON-ARAUD, Pauline MISPOULET

Nous sommes en 2035, une génération s’est écoulée depuis les faits. Raphaële et Pauline s’adressent à des jeunes.

Raphaële : En 2015, quand le rapport de force s’est inversé, vos parents avaient l’âge que vous avez aujourd’hui et nous avions l’âge qu’ils ont à présent !

Pauline : Le tournant a été la 21e Conférence des Parties de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, accueillie par la France en décembre 2015.

Raphaële : Une France en sale état, déprimée, rabougrie, « moisie » comme disait alors Philippe Sollers. Quelle ironie : la 21e Conférence des Parties s’est déroulée au Bourget en décembre 2015 – là où l’année précédente s’était tenue la première foire de l’industrie nucléaire – un dinosaure à vos yeux – et où trois ans auparavant le président de la République de l’époque avait fait des promesses qu’il n’a même pas essayé de tenir – dans le 9-3, comme on appelait à l’époque ce département aujourd’hui disparu, concentré de nos impasses économiques, sociales, sociétales, identitaires… mais aussi – d’où l’ironie – le plus pollué de France. Bref un territoire emblématique de la dégradation de notre environnement quotidien, un territoire urbain à la dérive malgré les efforts de milliers de personnes pour y restaurer un tant soit peu de sens.

Pauline : Pendant que les institutions tergiversaient, cadenassées entre les lobbies et les échéances électorales, Raphaële et moi parcourions le territoire (les Sables d’Olonne, Mèze, Dunkerque…) d’une conférence à un colloque, d’une entreprise à un amphithéâtre pour parler d’Énergie et Prospérité, notre livre sur la transition énergétique vue par les entreprises. Je me souviens, nous avions participé à un débat organisé par l’association négaWatt, association qui avait développé le scénario de la transition énergétique qui avait fi ni par s’imposer comme base des discussions menées en France. Lors de ce débat-là, la journaliste Jade Lindgaard était présente, elle était encore jeune.

Raphaële : Elle avait profité de la tenue prochaine de la COP21 pour lancer ce qu’elle appelait les « Toxic tours », visites « touristiques » des sites les plus pollués du 9-3 où elle habitait !

Pauline : Ne souriez pas ; il s’agissait de faire prendre conscience aux habitants de ce qui se passait sur leur sol, d’armer leur volonté de reprendre leur destin en main, de sensibiliser les élus locaux. Et ça a donné d’étonnants résultats. La matin de l’ouverture de la Conférence, le Bourget s’est réveillé au son de la fanfare ; un immense cortège coloré, des chars supportant potagers, éoliennes, banquets, ateliers, fabriques, robots, orchestres en tous genres, une sorte de serpent vert enserrait le Bourget !

Raphaële : Pendant un an les habitants avaient préparé ensemble, dans les HLM, les pavillons, les écoles… ce manifeste pour le vivant, avec les moyens du bord. Mais laissez-moi vous décrire en quelques mots ce que nous éprouvions en ce temps-là. Vous n’étiez, pour la plupart d’entre vous, pas encore nés. Cette Conférence du Bourget a été un tournant. Nous n’attendions pas grand chose de ce rassemblement mondial. Sans doute restait-il, parmi les acteurs professionnels du processus, quelques personnes obstinées qui espéraient encore un changement de trajectoire ! Ce qui justifiait leur bilan carbone ! L’opinion française quant à elle n’était plus dupe du prétexte pris par ses dirigeants de cet événement planétaire pour essayer de reprendre le fil d’un récit perdu et générer du PIB ; après tout, la planète allait séjourner à Paris !

Pauline : Les gens n’attendaient plus rien des politiques. Leur absence d’empathie, de lucidité et de courage face aux lobbies avait fini par mener à l’indifférence totale. Et ça n’était pas vrai qu’en France ! Les classes moyennes et populaires étaient totalement déconnectées. Les ateliers, les usines, les bureaux tournaient au ralenti. Le pacte social avait éclaté, les institutions étaient à la « ramasse ».

Raphaële : La mondialisation expliquait et justifiait tout d’après des dirigeants trop occupés d’eux mêmes, qui ne réfléchissaient plus. Ils n’écoutaient pas. Ils ne lisaient pas. Se méfiaient–ils de la pensée ou pensaient-ils être plus intelligents que tout le monde pour ne pas avoir besoin de se nourrir de la pensée des autres ?

Pauline : C’était encore le règne du tableau Excel !

Raphaële : De la gestion comptable. Le fossé entre les Français et leurs représentants était tel qu’on conçut, fin 2014, une émission de télé-réalité où des femmes et hommes politiques se déguisaient en Français « moyens » et vivaient leur condition pendant 24 heures. Le plus drôle fut que cette émission n’eut aucun succès : les dits Français moyens ne riaient plus de l’humiliation prodiguée à leurs représentants, ils avaient passé ce cap. Des signaux nombreux indiquaient que le monde était en train de changer. On assistait à une accélération des changements. Les progrès de la technologie et des sciences, démultipliés par la puissance de calcul des machines et le développement des algorithmes, permettaient d’envisager de repousser les limites de l’évolution. Dans le même temps, les inégalités entre le Nord et le Sud et entre les riches et les pauvres dans chaque société, la raréfaction des ressources, la dégradation générale de l’environnement menaçaient la paix y compris sur notre vieux continent. Chacun avait compris qu’on ne reviendrait pas à la situation d’avant « la crise ».

Pauline : Et d’ailleurs à l’échelle nano il se passait des tas de choses très prometteuses, comme un monde émergent, qui demeurait imperceptible à l’échelle macro. Les gens développaient des stratégies pour faire face à la situation. Portés par les nouvelles technologies, de nombreux réseaux émergèrent pour diffuser, connecter, informer, rassembler les gens. Des tas d’expériences sur le terrain prouvaient la faisabilité d’autres modèles économiques, d’autres façons de faire. L’intelligence collective s’était attaquée au problème. Petit à petit, ces mouvements isolés, spontanés et hétéroclites ont fini par se rapprocher les uns des autres. Il y avait de tout, des entrepreneurs établis et des apprentis, des élus convaincus, des jeunes enflammés, des familles consciencieuses, avec en point commun d’avoir participé à quelque chose de neuf pour vivre autrement ensemble.

Raphaële : Des portes s’ouvraient malgré la désespérance ambiante liée à la fin d’un modèle économique et social que nos dirigeants s’acharnaient à maintenir alors que les preuves de défaillance d’une part et de faiblesse des fondements théoriques d’autre part s’étaient accumulées.

Pauline : La Loi sur le nouveau modèle énergétique français pour la croissance verte venait d’être votée en France. On était passé à côté d’une occasion d’infléchir sérieusement la trajectoire énergétique du pays, de redynamiser nos économies locales et de réindustrialiser notre pays en donnant des signes forts au marché de la direction à suivre : énergies propres, modèles décentralisés, entreprises sur les territoires, gouvernance pluri-acteurs… Bref, les pistes ne manquaient pas.

Raphaële : Au cortège évoqué plus haut s’ajouta, à l’ouverture de la 21e Conférence des Parties, une méga-manifestation « virale » dans tout le pays, dans toute l’Europe et à l’échelle planétaire. À la manoeuvre, les moins de 30 ans. Cette génération consultée par ses membres exprimait avec force sa volonté de construire un monde différent, transparent, digital, collaboratif, empathique, sobre et plus gai. La première génération du XXIe siècle est brutalement devenue visible aux yeux ébahis des technocrates de tous poils, dirigeants publics ou privés, partout. Les « futurs clients » s’étaient métamorphosés. Les QG des multinationales, des États, se trouvèrent dépassés. Un « Koudetat » numérique, planétaire spectaculaire ! La 21e Conférence signa un accord contraignant !

Pauline : Avec un peu de recul on peut dire que cette génération, en faisant la démonstration de la suprématie de l’action sur le verbe, a dépoussiéré totalement la vision que l’on avait de l’entreprise en ce temps là. Cela vous surprend, n’est-ce pas, vous qui apprenez désormais à faire, à concevoir et développer des projets, ensemble, dès l’enfance ! Oui, l’école a bien changé depuis !

Raphaële : Se développa au cours de cette décennie un mouvement dit des « makers ». La révolution numérique apporta l’open source, l’open data, l’économie collaborative, les fab labs et donc les makers. Logiciels et données libres, réseaux, coopération permirent à des millions de projets de voir le jour sans capital initial autre que le capital social et de la volonté. Bref les jeunes entrepreneurs contribuèrent à revamper l’entreprise, à valoriser l’autonomie dans l’interdépendance – libres quant aux modalités, mais ensemble quant aux finalités.

Pauline : Ils avaient compris que faire était plus important que dire. Dans le livre dont nous parlions tout à l’heure, nous avions mis en évidence que ces entreprises « du milieu » - l’expression a fait florès depuis - c’est-à-dire celles qui ont entre 10 et 250 salariés, qui allient la souplesse d’une entité où le patron est encore accessible à tous ses salariés à la force d’un collectif animé par des valeurs communes, accompagné, doté d’outils pensés pour tous via une tête de réseau, reprenaient du poil de la bête. Leur utilité sociale fut réestimée. Le Gesec, que je présidais à l’époque, travailla avec acharnement à une étude dite « du parcours des 100 € » qui démontrait que la répartition de la valeur ajoutée était bien plus favorable au territoire et aux salariés lorsque le chiffre d’affaire était réalisé par une PME locale. Cette étude initiale eut des suites puisqu’il apparut progressivement comme une évidence que la déconnection entre les visions macro-économiques et les réalités du terrain produisaient des politiques économiques contre-productives.

Raphaële : Nous eûmes l’intelligence à l’époque de travailler ensemble, PME, ONG, associations et nouvelles entités économiques. Nous luttâmes pour la biodiversité économique. Des stratégies d’alliance entre acteurs divers, dont les PME, se mirent en place sur les territoires pour maximiser l’utilité sociale des uns et des autres. De nombreux types d’échanges cohabitèrent. Sans doute le pourrissement de la situation, la phase critique que nous connaissions tant au plan national qu’international, l’émergence convaincante de nombreux nouveaux modèles économiques avaient contribué à ouvrir les yeux de la plupart quant à la nécessité de favoriser l’expérimentation. L’hybridation se diffusa. De multiples statuts apparurent, libérés probablement par la multiplication des SCICi qui permettaient d’associer acteurs privés, publics et personnes dans un même projet.

Pauline : Les PME dont la position était bancale, agacée par leur mauvaise image liée à leur assimilation aux très grandes entreprises, souvent indépendantistes et peu collaboratives, trouvèrent dans leur rapprochement avec la société civile non seulement un terrain d’apprentissage pour mieux observer leurs clients, mais elles redorèrent aussi leur blason en devenant des partenaires réguliers de toutes ces autres entités. Les TPE et PME encore indépendantes s’organisèrent pour faire face aux changements annoncés qui pouvaient être mortifères pour elles si elles ne prenaient pas leur avenir en main. Les entrepreneurs créèrent des coopératives, développèrent des entreprises en réseaux. Les entreprises s’inscrivirent davantage dans leur territoire. Nous travaillâmes beaucoup sur ce thème dans les années qui suivirent avec des acteurs d’autres réseaux animés par la même volonté de construire des synergies partout où cela était possible, de remettre l’humain au coeur de toute stratégie. Dans la décennie qui suivit, les modèles s’hybridèrent ou s’articulèrent progressivement tant et si bien que l’hostilité s’estompa et on se concentra sur les résultats obtenus.

Raphaële : Notre génération ou la précédente à l’époque, avait tendance à regarder les jeunes comme des enfants gâtés, narcissiques et consommateurs effrénés. Il faut dire qu’on leur laissait un monde menaçant. Mais le monde dans lequel ils avaient grandi leur inspira de nouvelles aspirations, de nouvelles valeurs. Ils se mirent à l’ouvrage et firent de la justice entre les hommes un projet politique. Leurs entreprises devaient naturellement en procéder. Ils inventèrent un autre rapport au travail. S’engagèrent autrement.

Pauline : Tout cela ne se fit pas en un jour. Ces jeunes ne voyaient pas le monde comme leurs parents, car ils étaient nés sous la menace mais avaient développé de nouvelles capacités cognitives et une intelligence émotionnelle qui participa à la révolution culturelle qui eut lieu sous nos yeux. Une fois les nouvelles bases consolidées, la dynamique se renforça et une nouvelle économie se développa en parallèle à celle du monde ancien, jusqu’à devenir majoritaire. Nous avons évité le chaos, appris à pratiquer l’intelligence collective, la modération et le partage.

Raphaële : Il avait fallu du temps mais on finit, devant le gâchis généré désormais par nos modes de vie, par regarder le monde différemment. La réalisation que le changement climatique changeait tout parce qu’il était une menace imminente pour les moins nantis d’entre nous – une très vaste majorité – à laquelle la première génération du XXIe siècle nous avait contraints, provoqua finalement un changement de trajectoire. Les jeunes avaient pris leur avenir en main. Le regard sur l’autre avait changé. On repartit des besoins humains pour repenser nos modes de faire.

Pauline : De plus en plus de gens ont perçu l’absurdité de la situation dans laquelle ils étaient et ont choisi de se réapproprier leur destin. L’entreprise était devenue le lieu de tous les possibles. Sa forme, son statut importaient peu. Non, ce qui comptait c’était les résultats. Si le projet ne trouvait pas son économie, il ne s’arrêtait pas immédiatement. On avait désormais droit à l’expérimentation, aux essais, aux erreurs. On se nourrissait de l’expérience des autres ; low-tech, high-tech, pluridisciplinarité, itérations, risques pris, contribuèrent à faire de l’entreprise un nouveau lieu de créativité, d’apprentissage et de satisfaction. On accepta la multiplicité des solutions, on encouragea l’innovation et la recherche. Les projets eux-mêmes devenaient la fabrique des valeurs qu’ils portaient. Si bien que dans le même temps les populations elles-mêmes apprenaient à diversifier leurs sources dans tous les domaines, diversification des aliments, des lectures, des loisirs…

Raphaële : L’Europe aussi, sous l’impulsion de sa jeunesse et devant la montée des périls bruns et la peur de ses peuples, décidait de sauver sa peau. On créa un « Erasmus productif » pour les jeunes européens, quel que soit leur statut. Ils sont allés ainsi de PME européenne en PME européenne et ont contribué en butinant, un peu à la manière des abeilles, à essaimer une nouvelle approche de l’entreprise et du client.

Pauline : On multiplia les expériences, on créa des SCOP (Sociétés coopératives d’intérêt collectif), des SCIC (Sociétés coopératives et participatives), des Fondations pour la reprise de PME indépendantes lorsqu’elles ne trouvaient pas de repreneur indépendant… L’économie reprit des couleurs. Des femmes et des hommes de qualité ont émergé dans tous les domaines, mais en s’appuyant sur l’intelligence collective et non sur la bêtise collective fabriquée par la peur.

Raphaële : Cette génération a inventé une nouvelle façon de faire de la politique. Les institutions ont disparu pour certaines, se sont transformées pour d’autres pour s’adapter à la transformation des modes d’action. La science économique connut de profonds bouleversements. La recherche se pencha sur les modèles émergents. On abandonna progressivement le dogme de la croissance et réfléchit aux conditions d’une prospérité partagée. Au fond, l’entêtement de la classe dirigeante à fonctionner avec un logiciel inadapté aux enjeux du XXIe siècle, l’incapacité des politiques à comprendre le moment dans lequel nous étions, l’indécence des injustices sociales, les aspirations nouvelles des populations, la diffusion de la révolution digitale qui fournit les outils d’une organisation économique et sociale plus complexe, décentralisée, horizontale, la confiance que retrouvèrent les gens qui s’engagèrent de plus en plus nombreux dans des projets collectifs et enfin la démonstration de force de la jeunesse, firent basculer les rapports de forces dans la société et nous pûmes infléchir notre trajectoire.

Pauline : Nous éprouvâmes un soulagement étonné, comme si nous étions passés tout près d’une catastrophe. Ce soulagement décupla nos énergies un peu partout puis s’essouffla. De nouvelles représentations du monde, un nouvel imaginaire, purent cependant se développer, se construire, mais les vieilles lunes revenaient régulièrement. Le progrès changea de contenu dans nos têtes, c’est le plus important. Et vous voici, une génération plus tard, bientôt en charge à votre tour, de vos vies et de nos vies à tous. On a évité le pire mais il reste à faire ! Vous prenez le relais. Restez vigilants et créatifs !