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  • Équilibre & diversité

De la terre exploitée à la terre jardinée

Par Matthieu CALAME

La ruse de la raison dont Hegel professait qu’elle dirigeait l’histoire peut s’avérer bienveillante. Ce fut le cas pour la transition agricole et alimentaire qui se produisit en dépit du manque d’engagements internationaux et par la convergence d’acteurs très divers.

Au premier rang de ces acteurs se sont situées les autorités locales et particulièrement les villes. Oh, certes pas les mégapoles de plusieurs millions d’habitants emportées par le syndrome de Singapour et s’imaginant participer demain à une sorte de ligue hanséatique mondiale capable de cogérer la planète. On sait que leur incapacité à maîtriser leur croissance, l’explosion des inégalités et des prix du logement, ont vite rendu ces villes invivables et instables. Non, ce sont les villes moyennes ou de taille normale, souvent entre 200 000 et 2 millions d’habitants, qui ont amorcé une révolution silencieuse. Prenant le relais des initiatives des particuliers, que ce soit les jardins partagés ou la community supported agriculture (à laquelle correspond en France le mouvement des AMAP), ces collectivités locales ont commencé à s’intéresser à la robustesse de leur système d’approvisionnement. Le sentiment partagé était qu’il fallait manger local, à la fois pour sécuriser les approvisionnements et redémarrer des économies locales. Face aux difficultés rencontrées pour trouver des partenaires dans les milieux de l’agriculture industrielle, les collectivités locales n’ont pas baissé les bras et, fortes du soutien massif des populations, ont commencé à remonter la filière, à s’intéresser au marché du foncier, à l’installation des agriculteurs – tant la formation que le financement - et de fil en aiguille aux éléments des politiques nationales qui handicapaient leur projet. Des politiques agricoles et alimentaires territorialisées ont vu le jour.

La question alimentaire s’est vite imposée à l’agenda des réseaux de villes et est devenue une constante de leur plaidoyer à tous les niveaux, que ce soit lors des rencontres internationales spécifiques de l’ONU, ou lors de rencontres dédiées à l’environnement, à la lutte contre les inégalités, au climat. Aux côtés des questions de violence et de lien social, de mobilité et de logement, la question alimentaire s’est imposée comme un levier de l’action territoriale. D’autant plus que les municipalités disposaient, au travers de la restauration collective ou des aides sociales, d’importants leviers financiers et culturels. Les agglomérations, se penchant sur leur bilan alimentaire, sont parvenues naturellement aux conclusions habituelles concernant la réduction de la part des produits d’origine animale. Elles ont commencé à promouvoir plus activement dans les écoles la transition alimentaire déjà engagée dans les couches sociales privilégiées : moins de viande, moins de gras, moins de sucre, moins de sel. Et comme les effets en termes de santé publique, mais aussi de comportement scolaire se sont vite avérés positifs, le mouvement est devenu irréversible. Les autorités locales ont bien sûr parfois pris des libertés notamment en termes de règles administratives concernant la commande publique – et certes il y eut des abus – mais d’une manière générale que pouvaient dire les autorités ? Polarisées sur leurs métropoles de niveau international, elles avaient d’elles-mêmes abandonné ces territoires à leur sort, trop heureuses s’ils étaient encore capables de se gérer eux-mêmes !

En Europe d’ailleurs, la crise économique et sociale avait eu pour conséquence un mouvement ténu et parcellaire de réinstallation en agriculture. Le chômage des jeunes avait atteint un tel niveau qu’un petit pourcentage de personnes, souvent dotées d’un bon niveau de formation, avait opéré un « retour à la terre ». Le mouvement pouvait évoquer celui des années 70, mais avec une différence de taille : la nécessité poussait ces néoruraux autant sinon bien plus qu’un idéal. Le postconsumérisme n’était plus une posture mais un état de fait. Ceci explique sûrement que le taux de réussite de ces installations fut très élevé. On fit donc de nécessité vertu, et de vertu plaisir. Ce mouvement, largement contraint à l’origine, alla produire sa propre « culture » positive : la sobriété subie fut convertie en sobriété choisie. En moins d’une décennie, le mouvement qui rencontrait d’autres dynamiques préexistantes telles que les transitionners, commoners, décroissants, allait conforter, susciter et répandre un nouvel imaginaire social, articulant de manière très cohérente le localisme, l’écoféminisme, la recherche d’autonomie et de résilience, une idéologie de la complémentarité, ce que l’on a résumé par le terme espagnol de jardinerista : l’esprit du jardinier. Du fait de moyens limités d’ailleurs, les réalisations les plus remarquables reposèrent à la fois sur une agriculture extrêmement économe en intrants et en surface, sur des circuits de commercialisation originaux et une organisation où les pointes de travail étaient lissées par des systèmes d’entraide avec des non-agriculteurs. Dans des pays comme l’Espagne, ce mouvement entra en résonance avec le mouvement politique Podemos, bien que l’on discute encore aujourd’hui pour savoir si cela fut un avantage ou un handicap. S’il n’est pas attesté que le mouvement soit allé plus vite en Espagne que dans le reste de l’Europe, c’est tout de même dans ce pays qu’il eut la visibilité la plus forte. Le fait que tout cela se soit passé en Europe a bien sûr joué un rôle considérable dans la perception des phénomènes de « repaysannisation ». Il est apparu non pas comme un signe d’arriération mais comme un signe, soit de déclin pour les uns, soit de rééquilibrage pour les autres, en tous les cas comme un processus qui mettait clairement en question le modèle admis d’une urbanisation du monde linéaire et irréversible. On assistait de fait à une désurbanisation certes partielle mais perceptible, rendant plus crédible les discours portant sur la nécessité de faire remonter la population paysanne dans le cadre de la transition sociale et énergétique. Ce phénomène fut observé avec attention par les nouveaux pays industrialisés qui commençaient sérieusement à se confronter au caractère quasi insoluble de la gestion sociale, environnementale et politique de leurs mégalopoles.

C’est ainsi que le gouvernement chinois, dans un de ces revirements dont il a le secret, décida brutalement de mettre un terme à sa politique d’urbanisation rapide et massive pour au contraire privilégier tous les leviers susceptibles de la ralentir et de maintenir des populations rurales. On peut lister ici les raisons de ce revirement. Le premier était sans doute la déstabilisation chronique de l’Inde sous le coup des mouvements ruralistes maoïstes – sorte d’agrarisme politique – qui réveillaient en Chine de furieux souvenirs. Avec 600 millions de paysans, mieux valait ne pas rigoler. En outre, les impasses du multilatéralisme étant claires avec la panne durable de l’OMC, la Chine devait se tourner vers son marché intérieur. Enfin un consensus s’était réalisé au sein de la classe dirigeante sur l’impasse écologique et sanitaire du modèle agricole. Le raisonnement devenait sensé. Une agriculture productive car intensive en main-d’oeuvre, mais économe en intrants, permettait tout à la fois de restaurer l’environnement et de stabiliser un peu les grandes villes ; en acceptant un taux d’inflation soutenu, cela autorisait des prix agricoles à la hausse, donc un revenu des agriculteurs permettant d’absorber une partie croissante de la production manufacturière. Le modèle des Trente Glorieuses, en somme, avec l’écologie en plus. Il est vrai que par ailleurs, les scandales sanitaires à répétition avaient considérablement augmenté le consentement des consommateurs à payer pour des produits de meilleure qualité.

Les Dieux étaient-ils favorables ? En tous cas, le caractère devenu insoutenable des extrémismes religieux de tout bord, et leur instrumentalisation, allaient à cette époque donner une nouvelle impulsion au dialogue inter-religieux. Le problème était bien sûr d’éviter les questions théologiques qui fâchaient, sociales qui divisaient, économiques qui bloquaient. Un groupe ad hoc, composé de représentants des différents courants religieux, tomba d’accord sur le seul sujet consensuel et dans l’air du temps : « la Terre est un don de Dieu qu’il convient de jardiner ». Quelques mouvements indigénistes tentèrent de faire valoir que la terre était la chair de la Terre-mère, ce qui obligea à une médiation de la part de Mgr Stengers, de Pax Christi, qui obtint une solution de compromis, à savoir que la traduction de la déclaration finale en guarani serait légèrement différente, et que le texte anglais qui faisait foi porterait l’expression the Divine Earth qui pouvait s’entendre aussi bien par l’idée que la terre est Dieu ou qu’elle procède de Dieu. Seul un mouvement issu de l’extrême-droite des néo-wotanistes qui prônait un retour à l’état de nature et donc condamnait le principe même du jardin comme dégénérescence des vertus naturelles de la race, partit en claquant la porte, mais personne ne savait comment et par qui ils avaient été invités et leur nombre limité – un grand prêtre et trois adorateurs et demi – n’affectait pas le processus.

Toujours est-il que le mouvement oecuménique ainsi créé prit, d’un commun accord, le thème « Prenons soin de la terre » comme terrain d’entente et que la campagne générale qui s’engagea alors vint contribuer à la diffusion et à la légitimation du message. Le fait fut d’autant plus aisé que les valeurs requises rencontraient des échos dans les différents corpus théologiques : la miséricorde, la retenue, l’attention aux plus faibles, la sobriété. Un imam gay du Cap lança d’ailleurs avec audace l’idée d’un Jihad vert écologique, la lutte contre la pollution, en faisant remarquer que le vert était déjà la couleur de l’islam. Enfin, le fait de promouvoir une alimentation moins carnée participa à calmer les esprits sur le thème des interdits alimentaires. Là encore, seule une secte néo-pythagoricienne, résolument hostile aux fèves, tenta une brève campagne sur internet qui se révéla n’être qu’un canular lancé par un professeur de philosophie de Caen.

En 2025, le mouvement pouvait s’appuyer non seulement sur la FAO mais également, de manière plus surprenante, sur la Banque mondiale et le FMI où, il est vrai, les nouveaux pays industrialisés avaient obtenu un poids croissant. Compte tenu du marasme économique, il était devenu clair qu’il ne restait rien du « consensus de Washington »1 et qu’en même temps l’absence de consensus était de plus en plus dangereuse pour la paix mondiale. Les organisations internationales avaient donc soigneusement préparé une rencontre à Medellin visant à établir les bases d’un nouveau consensus minimal sur le modèle de développement économique à promouvoir.

L’affaire fut, en dépit du soin de la préparation, un semi-échec, à ceci près qu’elle acta deux choses : une architecture minimum pour une politique mondiale de l’alimentation et l’orientation prioritaire vers la question alimentaire du Fonds commun de lutte contre le changement climatique, par le fait même que cette dernière permettait d’avancer sur des solutions sociales et environnementales majeures. Le Consensus de Medellin s’articula donc autour des points suivants :

  • La fixation de carbone par les agrosystèmes doit être une priorité.
  • L’organisation économique de la filière alimentaire repose sur le principe de subsidiarité économique qui autorise à privilégier systématiquement le produit le plus local, de la commune au monde.
  • À côté d’un Fonds forestier mondial doit être créé un Fonds agroforestier mondial.
  • Une monnaie pour les projets de développement vert est mise en place par le FMI. Cette monnaie de développement (DTS-vert) est gérée au sein d’un conseil où le nombre de voix des États résulte (avec un plafond) : de la taille de la population, de leur puissance économique, du stock de matière organique du pays (en incluant avec des pondérations à la fois la matière organique fossile et la matière organique actuelle).
  • Enfin le Programme alimentaire mondial (Pam) est relancé avec un engagement des principaux pays à coordonner les stocks de sécurité et surtout à accorder au Pam un droit de mobilisation des stocks à hauteur d’un équivalent d’un mois de consommation afin d’intervenir sur les marchés non seulement à la hausse en vendant, mais aussi à la baisse en stockant. Dans les faits, ces stocks sont virtuels, mais reviennent au fait que le Pam se voyait attribuer le pouvoir de limiter des mises sur le marché par pays en période de forte production pour limiter la chute des prix, et inversement, de contraindre les pays à vendre en cas de hausse des prix, mécanisme qui avait cruellement fait défaut lors de la crise de 2007-2008.

C’était la première pierre substantielle d’une gouvernance mondiale de l’alimentation et de l’agriculture. Il était temps !

L’accouchement laborieux du Consensus de Medellin devait s’avérer solide et très productif. Il off rait en fait un cadre théorique et juridique à la fois pour le déploiement des politiques locales de l’alimentation et pour une régulation internationale des aléas au niveau du marché, ainsi qu’un outil d’investissement permettant de financer la mutation vers l’agroécologie. Dans le même temps, l’augmentation continue du prix de l’énergie et des intrants opéra son effet sélectif. La conjonction d’une demande soutenue et rémunératrice des produits alimentaires et d’un coût élevé des intrants privilégia naturellement les agricultures ayant une forte productivité avec peu d’intrants. L’efficacité agronomique de l’utilisation des intrants fit un bond en avant. En termes de recherche et d’investissement, l’agroforesterie se tailla la part du lion. C’était bien le minimum après un siècle et demi de céréalisation à outrance de l’alimentation et de l’agriculture. Ce fut la revanche de la châtaigne sur le blé.