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  • Mode de vie & résilience

Comment les villes ont pris en main la question du climat

Par Jean HAËNTJEANS

Dès la Conférence Rio+20…

Dès la Conférence Rio+20, en 2012, la montée en puissance des villes et des territoires dans la lutte contre le réchauffement climatique a frappé de nombreux observateurs. Pendant que les grands États (États-Unis, Chine) cherchaient à gagner du temps, les fédérations de villes comme les Cités et Gouvernements Locaux Unis réaffirmaient leur objectif d’une réduction drastique de leurs émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2050. Elles le confirmèrent au Forum urbain mondial de Medellin en 2014 puis à la Conférence de Paris en 2015. Cet engagement n’était pas pris à la légère. Il s’appuyait sur l’acquis de politiques volontaristes que certaines villes avaient menées, depuis le tournant du millénaire, dans les domaines des transports, de la planification urbaine et de la production localisée d’énergie ; politiques qui commençaient à porter leurs premiers fruits. À partir de 2015, le fossé s’est creusé entre les villes qui avaient investi depuis longtemps dans l’écologie urbaine (comme Copenhague, Berlin, Amsterdam, Göteborg, Vienne ou Nantes) et celles qui n’avaient rien fait. Les premières étaient devenues plus agréables à vivre, mais aussi moins coûteuses et plus efficaces. Elles attiraient spontanément les entreprises à haute valeur ajoutée, celles qui, pour recruter, misaient beaucoup sur la qualité de vie offerte à leurs employés.

Copenhague, où 50 % des déplacements étaient assurés par le vélo et la marche, était alors considérée comme une référence. Elle fut la première ville à interdire, dès 2020, l’accès de son centre-ville aux véhicules utilisant des carburants fossiles. Sa maire n’eut aucun mal à imposer cette décision puisque les voitures n’assuraient déjà plus que 20 % des déplacements, et que 30 % d’entre elles étaient déjà électriques. Oslo, Barcelone, Vancouver, Stockholm, Amsterdam et Lyon suivirent bientôt son exemple. Ces villes profitèrent du passage à la mobilité électrique pour promouvoir, grâce à différentes incitations, une nouvelle génération de véhicules urbains, beaucoup plus légers et beaucoup moins puissants, et bien souvent utilisés en mode partagé (libre-service, covoiturage). Les modes ludiques (skates, patinettes, rollers, segways) investirent un espace public qui dut bientôt se partager entre une trentaine de modes. Dotés d’une assistance électrique, ils autorisaient des vitesses porte-à-porte de 15 km/h, équivalentes à celle d’une voiture en milieu urbain. Pliables, légers et portables, ils devinrent le complément idéal des transports publics à haute fréquence qui desservaient les principaux axes. Le métro-câble, qui avait fait ses preuves à Medellin, permit de libérer l’espace public pour les modes ludiques.

Ces villes eurent l’intelligence d’utiliser le levier de « la mobilité propre et silencieuse » pour encourager la mutation vers un mode de vie en ville plus frugal, déclinant le principe épicurien « plus de satisfactions, mais avec moins de ressources ». Tous les champs de la vie urbaine furent affectés : les modèles de consommation (plus de services, moins de matière), la gastronomie (plus de saveurs, moins de calories), les loisirs (plus spontanés, moins encadrés), la santé (plus d’air pur et de promenades, moins de maladies). Les circulations vertes dont elles maillèrent leur territoire, et qui permettaient à chaque citadin de se rendre à pied ou en vélo dans tous les parcs de la ville, jouèrent un rôle important dans cette mutation. Les modes ludiques, les bus à impériale, les téléphériques, les potagers urbains, les navettes fluviales, tout contribuait à donner à ces villes ce petit air de vacances qui contrastait heureusement avec les tristes et gris quartiers d’affaires des cités fossiles.

En quelques années, ces « villes frugales », débarrassées des bruits et des fumées, firent accomplir un véritable bond à l’écologie urbaine. Elles attirèrent des millions de touristes qui rentrèrent chez eux en réclamant à leurs élus du No smoke, no noise. Le saut mental fut presque aussi brutal que celui qui imposa, en quelques années, l’interdiction du tabac dans les lieux publics. Ce qui semblait impensable la veille était devenu d’un coup le nouveau paradigme.

Bientôt, les grandes capitales – Paris, New-York, Londres, Singapour – durent suivre le mouvement, sous peine de voir leurs centres de décision fuir vers les villes frugales. Le passage de la nouvelle Métropole de Paris au No smoke fut salué comme un évènement mondial par Time Magazine. Les ambassadeurs et les ministres durent se résoudre à remplacer leurs lourdes berlines par des voiturettes électriques et leurs escortes de motards par des escouades d’électrocyclistes. Pour convaincre les plus réticents, la maire de Paris leur dit simplement : « Imaginez que vous vous déplacez sur un terrain de golf ! ».

Les villes fossiles furent totalement ringardisées et le moteur à essence parut aussi antédiluvien que le moteur à crottin. Les constructeurs automobiles qui avaient préparé cette mutation depuis dix ans n’eurent pas de mal à adapter leurs lignes de production à cette nouvelle donne. Il y eut bien quelques esprits critiques pour dénoncer cette soudaine « bobomania » mais ils furent peu entendus.

Ce passage à la mobilité « sans fumée » ne résolvait bien sûr qu’une partie du problème. Dans de nombreux pays, l’électricité était encore produite par des centrales thermiques fortement émettrices de CO2. Mais il envoyait au monde un signal majeur : « Quand on veut, on peut ». Si la transition « mobilitaire » était possible, la transition énergétique devait l’être aussi.

Au cours des années suivantes, les deux transitions cheminèrent en parallèle : les zones no smoke s’élargirent progressivement des villes centre vers les territoires périurbains où résidaient souvent les habitants les moins fortunés et les plus dépendants de la voiture « fossile ». Des entreprises se spécialisèrent dans la reconversion de ces véhicules et de véhicules encore plus anciens en propulsion électrique. Mais la relève fut surtout assurée par les modes électriques légers (deux-roues, tricyles, modes ludiques) qui permettaient le rabattage vers les stations de transport public.

Parallèlement, les collectivités locales investirent massivement, à l’instar des collectivités danoises, dans la production décentralisée d’électricité. En combinant méthanisation des déchets, éolien, photovoltaïque, biomasse et hydroélectricité, elles parvinrent à assurer l’essentiel de leurs besoins propres (transports urbains, éclairage, chauffage des bâtiments publics). Les villes munies de dénivelé, comme Grenoble, construisirent des lacs de retenue pour stocker leur potentiel électrique excédentaire. Dès 2030, le Danemark atteignit son objectif de fourniture de 90 % de son mix énergétique grâce aux énergies renouvelables. Cette transition, impulsée par l’État danois avec l’accord des principaux partis politiques, fut dans la pratique gérée par les sociétés locales de production et de distribution d’énergie. Ces sociétés, propriétés des cent communes danoises, avaient l’obligation d’ouvrir au moins 20 % de leur capital à leurs résidents qui devinrent alors triplement impliqués dans la transition : à la fois comme citoyens, comme consommateurs d’énergie et comme producteurs.

En France, l’économie de l’énergie qui était jusqu’alors détenue par les compagnies pétrolières et les compagnies d’électricité bascula progressivement dans le giron des collectivités locales. Fortes des 5 % de PIB que représentait ce « transfert de valeur », les régions et les villes lancèrent des programmes massifs pour accompagner la transition énergétique dans tous les domaines. Cette transition ne se fit pas sans grincement de dents. Des raffineries fermèrent, remettant parfois en cause l’équilibre financier de certains ports (comme celui de Nantes – Saint-Nazaire). Mais cette remise en cause fut aussi l’occasion, pour eux, de se réinventer sur un mode plus écologique.

Chaque région, ou presque, se mit à organiser un « concours Lépine de l’innovation climatique ». Le solstice d’été, déclaré « Journée du climat », fournit l’occasion de récompenser en grande pompe les meilleures idées développées par les citoyens pour réduire leur consommation d’énergies fossiles. En fait, les citoyens n’avaient pas attendu d’être « accompagnés » pour investir eux-mêmes dans la transition. Si la question du climat leur paraissait encore lointaine ou trop globale, ils avaient compris qu’elle entrait en résonance avec d’autres enjeux plus personnels et plus immédiats, comme leur santé, leur sécurité et leur budget. Les conflits récurrents au Moyen-Orient, le poids pris par les prélèvements de la rente pétrolière avaient progressivement imposé l’idée que nous ne devions plus dépendre du pétrole.

En réussissant leurs transitions mobilitaires et énergétiques, les villes firent aussi preuve de créativité managériale. Elles montrèrent aux administrations centrales, spontanément enclines à raisonner en termes de normes, qu’il y avait d’autres façons de mobiliser une société.

Elles avaient compris que les transitions d’envergure ne pouvaient s’accomplir qu’en jouant sur un très grand nombre de leviers qui étaient à la fois d’ordre technique, urbanistique, réglementaire et sociétal. Pour activer simultanément ces nombreux leviers, de façon cohérente et résonante, elles avaient développé une compétence hybride qui fut bientôt qualifiée d’ « intelligence urbaine » par les experts en management. Le cas du vélo en libre-service en illustre assez bien le principe. Cet outil dut en eff et son succès fulgurant à l’association de technologies anciennes (le vélo), de technologies numériques, d’infrastructures dédiées (pistes cyclables), d’un design attractif et d’un mode de tarification incitatif. La même recette fut appliquée à de nombreux autres outils de mobilité urbaine (deux-roues et voitures électriques partagés), l’organisation de circuits courts alimentaires, ou le développement de services urbains venant se substituer à la consommation de produits inutiles.

Plusieurs explications rendent aujourd’hui compte du rôle décisif que jouèrent les villes dans la conduite de notre transition énergétique :

— Elles souffraient particulièrement des pollutions aériennes et des nuisances diverses (bruit, engorgement) générées par la consommation de carburants fossiles.

— Elles disposaient, avec les services de transport et les plans d’urbanisme, des principaux leviers permettant de réduire ces nuisances.

— Elles s’imposaient comme des partenaires incontournables pour la production d’énergies renouvelables, énergies qui demandent à la fois de l’espace et une utilisation in situ dans des boucles locales (smart grids).

— Elles disposaient d’ingénierie et de moyens qui leur permettaient

d’innover dans de nombreux domaines.

— Elles étaient la bonne échelle pour mobiliser, de façon concrète et opérationnelle, différentes catégories d’acteurs, à commencer par les citoyens.

C’est pour cette raison que de nombreux pays européens (Danemark, Suède, Finlande, Pays-Bas, Royaume-Uni, France) engagèrent, à partir des années 2000, des réformes de l’organisation territoriale visant à donner plus de poids (politique, technique et financier) aux pouvoirs locaux, à l’instar de ce qui existait déjà en Allemagne, en Italie ou en Espagne. Ils avaient enfin compris qu’à la différence des énergies fossiles qui se régulent sur un marché mondial, les systèmes de mobilité et l’exploitation des énergies renouvelables dépendent de paramètres beaucoup plus territorialisés (relief, climat, ressources, habitudes culturelles) qui ne peuvent être appréhendés que localement.

Si l’État français s’est alors appuyé sur les villes, c’est qu’elles représentaient les premiers étages de l’édifice démocratique. Leur foisonnement créatif en fit les acteurs incontournables de la transition engagée il y a maintenant plus de vingt ans.