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  • Création & valeur(s)

Comment les ONG sont entrées dans l'ADN des entreprises

Par Jérôme AURIAC

14 janvier 2015

Quartier de la Défense, Paris, France. Dans l’antichambre feutrée d’un conseil d’administration d’une grande entreprise énergétique internationale, un homme d’une cinquantaine d’années en costume trois pièces anthracite et souliers vernis s’emporte :

« Quelle idée ! Ils sont devenus fous ?! Cela ne va faire que ralentir nos décisions, apporter la contradiction là où nous avons besoin de lisibilité, de stabilité ! De ma vie je n’ai vu dans ces organisations qu’une bande de gauchistes dogmatiques, d’opportunistes. Et puis où est-elle, leur expertise, celle que vous louez en permanence ? Qu’ont-ils apporté, hein, à part la peur de l’avenir et les taxes ? Je vous le dis mon cher, toute cette idée de la vieille garde du Conseil ne me plaît pas du tout, mais pas du tout. Enfin, soyons sérieux, les trouvez-vous crédibles, légitimes ? Moi pas. Il va falloir être très attentif, et je vous dis cela à vous, mon cher X, car c’est vous qui devrez convaincre nos actionnaires que cette nouveauté incongrue suggérée par nos caciques est une erreur stratégique. Je vous fais confiance pour miner le terrain, il me reste huit mois de mandat, ce n’est pas cela qui va me faire ralentir. »

30 novembre 2035

Assemblée générale de Global Innovative Energy Consortium (GIEC) et anniversaire des 20 ans du Turning point.

Une femme indienne de 43 ans, CEO du groupe, ouvre les débats après la présentation des comptes. L’hologramme est retransmis dans le monde entier sur les tablettes tactiles, écrans d’ordinateurs ou montres connectées. GIEC a aujourd’hui plus de 100 millions d’actionnaires individuels. Les yeux plongés vers la salle et les caméras, elle se lance.

« Chers actionnaires, si notre entreprise est aujourd’hui le leader mondial de la production d’énergies renouvelables, c’est tout d’abord grâce à vous. Vous, hommes et femmes du monde entier, avez cru en nous depuis le virage stratégique entrepris il y a 20 ans. À l’époque, la crise énergétique et environnementale mondiale demandait des actions claires, des positionnements forts et lisibles, mais aussi une certaine prise de risque.

En ce temps, la composition de notre actionnariat et la pression que certains fonds d’investissement mettaient sur nos décideurs ne permettaient pas d’avoir une vision de long terme. Nos directions exécutives étaient "ontologiquement" les hommes et femmes de main des fonds d’investissement qui détenaient la majorité du capital. Ils et elles ont accompli de grandes choses, mais ont toujours été confrontés à une limite, forte, celle du temps et de l’engagement. Notre Conseil d’administration de l’époque a compris cela et a alors, contre le consensus, suivi un chemin iconoclaste. Grâce à la ligne qu’il a tracée, nous sommes aujourd’hui ce que nous sommes. C’est à cette époque qu’il a été suggéré d’ouvrir le système de prise de décision à des tierces parties. Des parties prenantes externes à l’entreprise. Au départ, il s’agissait d’apporter un regard critique constructif sur nos activités dans les différents comités, car les jeux de pouvoir et la peur du débat avaient bloqué toute velléité de porter la contradiction. Les membres du board d’alors les ont donc fait entrer par la porte de service (elle sourit).

En invitant des ONG environnementales et de développement à la sacro-sainte table de nos décisions stratégiques, nous avons passé un pacte avec elles. Le pacte du progrès. Il ne s’agissait en rien de vouloir les contraindre ou d’annihiler leur capacité d’interpellation, il s’agissait bien d’une forme de disruption provoquée pour faire entrer un air neuf dans nos salles confinées. L’idée n’était pas non plus d’avoir des débats sans fin pour refaire le monde, nous étions dans une période d’urgence et la question se posait en termes très simples : comment renverser ou limiter le dérèglement climatique ? Comment faire de ce défi que nous ne pouvions relever seuls un formidable tremplin pour transformer non seulement le business model mais aussi l’ADN de notre entreprise ?

Le chemin n’a pas été tranquille ; nombreux ont été les éclats de voix, les désistements, les démissions. Pourtant, en ce jour lointain de janvier 2015, c’est l’avenir de notre entreprise qui s’est joué. Elle a cessé d’être une entreprise du XXe siècle pour entrer de plain-pied dans le XXIe. Elle a cessé d’être une machine plus ou moins bien organisée, calibrée pour délivrer un rendement annuel à deux chiffres, quitte à jouer un peu avec la comptabilité, pour devenir une organisation utile.

C’est sur ce point que nos objectifs ont convergé avec ceux des ONG lors du Conseil. Si nous ne démontrions pas notre utilité, nous courrions à notre perte. C’est d’ailleurs ce qui nous a permis de convaincre les fonds spéculatifs que c’était l’unique voie à suivre pour qu’ils y retrouvent leurs petits et nous laissent les coudées franches. En acceptant l’avis et le regard de l’autre, celui qui a une autre forme d’expertise, de savoir, de ressenti, il nous est apparu évident que nous avions libéré un potentiel de transformation immense. Il ne s’agissait plus uniquement de gérer l’urgence et de réorganiser nos activités, mais de dessiner une entreprise en phase avec la société.

Après quelques séances houleuses où, de façon systématique, notre board rejetait les avis des ONG, nous avons décidé de cloner l’entreprise. À partir d’un modèle algorithmique, nous avons créé un système de décision parallèle, fictif, qui intégrait les avis de nos parties prenantes. Nous l’utilisions au début comme un outil de pédagogie avec nos décideurs, un serious game qui nous permettait d’avoir une vision systémique des choses. Très vite, il a produit de meilleurs résultats que le statu quo du board et, petit à petit, nous avons réussi à convaincre les membres de suivre certaines de ses simulations-recommandations. Puis, une fois la démonstration faite, nous avons inversé la polarité. Le simulateur était calibré pour prendre les anciennes décisions et n’était plus là que pour nous rassurer sur le fait qu’elles étaient moins efficaces que les nouvelles. Le CEO de l’époque a donc été remercié et le système de gouvernance repensé dans son ensemble, y compris la question de l’actionnariat.

Le jour où nous avons décidé de travailler avec les ONG, ce jour-là, j’entends travailler non seulement main dans la main, mais aussi débattre, faire progresser les pratiques quotidiennes de nos ingénieurs, les bousculer dans leurs certitudes, questionner la légitimité de nos actions, ce jour-là, nous avons incarné notre organisation. D’une simple machine à faire du cash, nous avons décidé d’en faire une somme d’individus responsables.

Cette ouverture qui est devenue notre marque de fabrique et qui fait que tant d’entreprises aujourd’hui nous imitent, n’est pas une coquetterie de communicants. Elle a dû être gagnée de haute lutte par certains de nos administrateurs, il y a 20 ans.

Les bénéfices de ce changement de modèle ont été et sont encore nombreux, car la vision a été appliquée à l’ensemble de nos process et de nos pratiques. Ainsi, nous avons commencé à hybrider le corps social de notre organisation.

En embauchant des anthropologues, des sociologues, en les faisant travailler avec nos ingénieurs, nous avons non seulement "humanisé" notre vision technique, mais nous avons aussi gagné des marchés ! C’est grâce à ce blend que nous avons acquis une vision beaucoup plus réaliste de nos impacts négatifs et des solutions à mettre en oeuvre pour les éviter ou les minimiser. Dès lors, le dialogue, l’écoute sont devenus la colonne vertébrale de nos modèles, le levier essentiel de notre capacité à comprendre et à innover. Cela s’est traduit par la construction d’alliances et de joint-ventures avec des ONG de terrain, pour appuyer la conception, la fabrication et la distribution de nos solutions à petite échelle, locale. Cela a permis à nos clients publics de démontrer à quel point il est possible d’imbriquer les progrès sociaux, environnementaux et économiques.

Contrairement à ce que de nombreux cercles conservateurs avaient tendance à penser, les ONG avaient réussi en 50 ans à accumuler une expertise considérable en matière de questions énergétiques, climatiques et environnementales. En valorisant le travail des scientifiques, en le vulgarisant, en créant des interfaces avec les citoyens, les décideurs politiques, les médias et les entreprises, elles avaient créé depuis les années 1970 un courant de fond qui a permis de renverser la donne lors du sommet mondial sur le climat en 2015. Celui que les historiens et les économistes appellent à présent le Turning point de notre civilisation.

Avec l’affaiblissement des États, d’autres campagnes d’opinion et actions de terrain avaient donné aux ONG une forme de crédibilité sur les questions de lutte contre la pauvreté, de développement, de santé et finalement sur un grand nombre des enjeux auxquels nous, les entreprises, étions confrontées, sans vraiment savoir s’ils relevaient de notre responsabilité, de celle des États, des agences multilatérales ou encore des sociétés civiles des pays dans lesquels nous opérions.

Je veux souligner cette période pour que nous n’oubliions pas. L’histoire nous a montré à quel point un défaut d’attention, d’écoute, peut être fatal même aux plus grandes aventures économiques. Qui se rappelle aujourd’hui de Facebook ou Twitter, ces réseaux que nous utilisions à l’époque et qui tenaient le haut du panier des valorisations boursières ? Qui se souvient d’Apple, Starbucks, Wal Mart ? Toutes ont été balayées pour des raisons éthiques, de responsabilités. La société n’était plus prête à les accepter ! Too big to fail ? Too big, they failed !

Nous avons quant à nous accepté notre dimension humaine, accepté de faire entrer une dimension politique, au plus beau sens du terme, dans nos actions auparavant réglées au millimètre près par des formules mathématiques. C’est ça, le progrès dont nous pouvons être fiers, car il n’a pas obéré notre capacité à nous transformer économiquement. Il a permis d’introduire la prise en compte de chacun de vos avis dans nos décisions et d’apporter au monde la première capacité de production d’énergie propre accessible au plus grand nombre.

Nos activités créent de la valeur pour vous, mais aussi pour les territoires et les communautés dans lesquels nous opérons. C’est sur l’ensemble de cette valeur créée que nous rémunérons raisonnablement votre capital, car les États et les collectivités qui accueillent nos activités sont eux aussi parties prenantes de notre succès.

Nous pouvons nous appuyer sur une structure de gouvernance solide, ouverte, innovante et diverse. Nos pratiques, notre culture interne nous permettent d’accepter la différence, les points de vue individuels, originaux. La responsabilité de l’entreprise est la somme de la responsabilité de chacun de nous. Si je vous dis tout cela, et j’en termine ici, c’est que je ne vais pas aujourd’hui vous demander de renouveler mon mandat. Le succès de mon entreprise et celui qu’elle m’a apporté ces quatre années passées à ses commandes m’ont comblée.

Comme nos anciens nous l’ont enseigné, je suis convaincue qu’il faut se remettre en question en permanence si l’on veut être et rester les premiers. Je vous demande donc la permission de me retirer et de tenter de nouvelles aventures.»