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[Green European Journal] Diversité institutionnelle pour des sociétés résiliantes

[Green European Journal] Diversité institutionnelle pour des sociétés résiliantes

- 17 janvier 2017

Diversité institutionnelle pour des sociétés résiliantes

Cet article est la version française d’un article paru dans un dossier spécial du Green European Journal consacré aux communs et intitulé « Finding Common Ground ». Il est accessible dans sa version originale ici: Institutional diversity for resilient societies.

Retrouvez une sélection d’articles en français du nouveau numéro du Green European Journal sur le site de la Fondation de l’Ecologie Politique.


Les approches relatives à la gestion des ressources dans la société ou à la fourniture de services sont traditionnellement présentées sous la forme d’un choix limité entre, d’une part, le contrôle par l’État et, de l’autre, les mécanismes du marché. Cette division binaire fait l’impasse sur une troisième possibilité essentielle : la gestion par des citoyens autonomes. Des éléments probants montrent que cette approche est cruciale pour le bien-être des individus comme des sociétés.



Deux histoires vraies

Nous sommes dans la ville médiévale de Gand. Les ruines de la très ancienne Abbaye Saint-Bavon sont un musée public. Quoi de plus logique puisque c’est ici qu’a débuté l’histoire de la ville. Mais le conseil municipal s’est vu obligé de pratiquer des coupes sombres et, comme les visiteurs se font rares, le site a fermé ses portes. Quelques années s’écoulent. Rien ne se passe. Qu’est-ce que ça peut bien faire ? Un beau jour, les gens du quartier se disent qu’il est dommage que ce réfectoire et ce jardin datant du Moyen-Âge soient cachés de la vie publique. Ils décident d’agir parce qu’une telle beauté doit être partagée avec tout le monde. Ils lancent une initiative citoyenne, organisent des conférences et des concerts dans l’abbaye. L’organisation est un succès et grossit. Vingt ans plus tard, quelque 150 bénévoles organisent plus de 200 événements publics qui touchent des milliers de personnes. Un bien commun urbain est né. Il se porte à merveille.

Nous voilà dans un grand pays qui s’appelle l’Allemagne. Dans les années 1990, l’État produit presque toute l’électricité avec le nucléaire et les combustibles fossiles. Même dans le contexte du changement climatique, les quatre grandes compagnies d’électricité sont convaincues que le business as usual est le seul moyen d’aller de l’avant. On se gausse des investissements dans les renouvelables. Et voilà que des citoyens se réunissent et mettent en place leurs propres initiatives en matière d’énergie, essentiellement des coopératives d’énergie renouvelable (REScoops). Dans les villes et les villages, la sauce prend partout et tous ces acteurs, ensemble, commencent à transformer le système énergétique. De nos jours, la moitié des nouveaux systèmes d’énergie renouvelable en Allemagne sont la propriété de citoyens et de leurs organisations. C’est ce qui s’appelle un réseau de biens communs locaux à l’échelle d’un État.


Tu ne marcheras jamais seul

Ces exemples ont beau être véridiques, ils ne racontent que la moitié de l’histoire.

À Gand, les voisins ont dû demander la clé de l’abbaye. Le fonctionnaire responsable, probablement visionnaire, ne s’est pas contenté de les leur remettre, il a ajouté « personne ne peut mieux inspirer une telle abbaye qu’un quartier. » Plusieurs départements du conseil municipal ont prêté un concours actif à l’initiative citoyenne, par exemple en annonçant les activités dans le bulletin d’informations du centre officiel du quartier. L’échevin responsable a bien dû soutenir ses fonctionnaires qui, dans un geste de confiance, leur ont simplement remis les clés, et même de façon permanente au bout d’un moment.

En Allemagne, les REScoops n’ont pu multiplier leur nombre que grâce à un cadre juridique stimulant, avec des tarifs de subventionnement stables s’appliquant à l’électricité renouvelable injectée dans le réseau. Entrée en vigueur en 1990, cette loi a été consolidée par l’ambitieuse Loi sur l’énergie renouvelable et d’autres politiques publiques d’envergure, dix ans plus tard. Au moment de la crise financière, en 2008, placer son argent dans les infrastructures des énergies renouvelables était non seulement un geste civique, mais aussi une stratégie financière intelligente.

Ces deux exemples corroborent des recherches réalisées aux Pays-Bas sur les initiatives citoyennes. Dans tous les cas de figure, ces initiatives doivent bénéficier d’un coup de pouce du gouvernement, que ce soit pour obtenir le lieu dont elles ont besoin pour leurs activités, d’une terre pour l’agriculture urbaine ou d’argent. Comme nous le montrerons plus loin, ce soutien n’est pas un problème, mais un aspect vital de la démocratie.

Il reste encore à éclairer une dernière dimension de ces histoires : l’argent. Les Allemands qui produisent leur propre électricité renouvelable la vendent encore sur un marché, mais très réglementé. Par ailleurs, et heureusement, quand il n’y a ni vent, ni soleil, ils peuvent encore acheter de l’électricité provenant d’autres sources ou d’autres pays. Même si les « Voisins de l’Abbaye » est une organisation gérée par des bénévoles, ceux-ci doivent aussi payer leurs factures. Ils ouvrent donc un café pendant leurs activités, une idée qui, dans le contexte belge, apparaît effectivement comme le choix le plus évident sur le plan financier.


Pensée complexe

Passons maintenant de ces exemples au débat sociétal plus général. Si, par exemple, nous observons les opinions concernant la façon dont il faudrait organiser le logement, nous voyons qu’elles ont tendance à balayer un spectre délimité par deux visions opposées. À gauche, il y a ceux qui pensent que le gouvernement est la meilleure option pour l’organiser de façon équitable. De l’autre côté, la droite affirme que seul le marché sera capable d’allouer les logements de la meilleure manière qui soit. À un niveau plus élevé, beaucoup de commentateurs ont interprété la chute du mur de Berlin en 1989 comme la victoire du côté droit du spectre. Concrètement, dans des pays comme le Royaume-Uni, la décision a été prise de démanteler le logement social public et d’organiser le transfert des maisons de repos du secteur public au secteur privé.

L’élément que nous voulons souligner est que les discussions comme celle-ci, et sur d’autres sujets de société, sont piégées dans le clivage gauche-droite, à l’intérieur duquel la gauche radicale, sans aucune analyse critique, plaide invariablement pour la solution étatique pendant que la droite, sans se poser non plus de questions, ne voit que les mérites de l’approche de marché et de l’entreprise privée. Pour un peu, on en conclurait que le citoyen – dépositaire de la démocratie – ne peut rien faire d’autre que de regarder le match se jouer sans lui, sans qu’il ait la possibilité de proposer des solutions aux problèmes de la société. Pour rester dans le domaine du logement des personnes âgées, on entend rarement parler de certaines initiatives citoyennes comme les Abbeyfield Houses dans le débat politique conventionnel. Cette initiative a vu le jour en 1956 en Grande-Bretagne en réponse à un problème social de plus en plus criant : un nombre croissant de personnes âgées des quartiers pauvres de Londres n’était plus en mesure de vivre de façon autonome et dans la dignité. Aujourd’hui, la British Abbeyfield Society gère 700 logements, abritant 7000 aînés et bénéficie de l’aide de 10000 bénévoles1. Abbeyfield repose sur le concept de la vie collective et du bénévolat, qui a déjà pris racine dans de nombreux pays.

Notre propos n’est pas de présenter les initiatives citoyennes comme une solution miracle à tous les problèmes. En revanche, si nous sommes prêts à élargir notre regard, nous verrons qu’elles sont appelées à jouer un grand rôle dans l’avenir. Ces exemples démontrent sans ambiguïté que nous disposons de trois options élémentaires pour résoudre ces problèmes et organiser la société. Cette vision de la société peut être visualisée par le triangle ci-dessous. Le spectre que nous avons évoqué ne représente en fait que la ligne à la base du triangle.



Chaque coin correspond à une société extrême : une société totalement orientée vers le marché, une société contrôlée à 100 % par l’État ou une société exclusivement gérée par des citoyens autonomes. La réponse que formule la société en réponse à un besoin social – comme les maisons de repos – peut être située à l’intérieur de ce triangle.

Forts de cette vision élargie, nous en venons maintenant au noyau de l’écologie politique, comme l’a si bien décrit le philosophe Philippe Van Parijs. Car cette présentation des choses montre toute l’étroitesse du discours dominant dans notre société (qui oscille entre plus d’État ou plus de marché), puisqu’il ne se déplace que sur l’axe horizontal du triangle. Une fois conceptualisés les trois angles, ce qui signifie que l’autonomie apparaît comme la dimension verticale, il devient immédiatement limpide que quand les logiques libérale ou socialiste chantent les louanges des marchés ou de l’État, non seulement elles plaident respectivement pour moins d’État ou moins de marché, mais aussi pour une sphère autonome plus réduite. Il existe pourtant une troisième perspective qui place l’accent sur les activités autonomes et donc sur une intervention moindre tant de l’État que du marché. L’axe horizontal « gauche-droite » est typique des sociétés industrielles modernes, mais il faut tenir compte de cette ligne qui va jusqu’au sommet du triangle et qui dépeint la société actuelle, post-industrielle, qui encourage d’autres formes de participation à la vie sociale, depuis la perspective de l’autonomie plutôt que de l’argent et du travail. Là réside, en plein, le domaine des biens communs.


La force de l’innovation sociale

La perspective de l’autonomie est un élément clé de l’écologie politique (écologisme). Pour ce qui est des deux autres manières de penser, il n’est pas souhaitable, pour les Verts, de pousser la société dans un des angles du triangle. À l’instar des libéraux et des socialistes, les écologistes admettent qu’il est optimal de trouver une combinaison où interviennent le marché, l’État et l’autonomie. Parallèlement, leur point de vue se distingue clairement de l’approche libérale ou socialiste. Pour les écologistes, l’autonomie désigne la possibilité belle et heureuse de façonner ensemble notre monde. L’autonomie est en rupture avec l’individualisation unilatérale : façonner le monde n’est source de joie qu’en coopération avec autrui. C’est pourquoi les écologistes parlent d’autonomie connectée : je ne peux trouver le bonheur et construire un monde où vivre qu’à travers une connexion fructueuse avec les autres, ce qui englobe aussi la dimension de l’attention, celle que nous nous portons mutuellement, mais aussi celle que nous avons pour le monde dans lequel nous vivons et pour notre planète vivante. Cette perspective est liée à la notion de « gardien » : notre liberté d’agir et de changer le monde va de pair avec le sentiment de responsabilité que nous ressentons à son égard.

Nous ne saurions sous-estimer l’importance de la sphère autonome comme source de l’innovation sociale. De nombreuses solutions apportées faces à des problèmes sociétaux ne sont pas venues du gouvernement ou des entreprises, mais de citoyens créatifs. L’exemple cité plus haut, Abbeyfield Housing, l’illustre parfaitement, tout comme certaines innovations sociales, qu’il s’agisse du covoiturage, de l’agriculture biologique, et des food teams2. Et qui a construit les premières éoliennes pour produire de l’électricité ? Des citoyens qui développaient une alternative positive aux centrales nucléaires dans des pays comme le Danemark et l’Irlande.

Le triangle montre qu’on ne peut pas réduire l’écologie politique à la protection de l’environnement. Les écologistes veulent non seulement le respect des limites de l’écosystème terrestre, mais ils cherchent aussi à créer une sphère sociale indépendante plus grande dans laquelle les gens peuvent déployer leurs capacités sans l’interférence du marché ou de l’État. L’objectif ultime est la bonne vie pour tous.


Des partenariats public-privé aux partenariats public-société civile

Comme le montrent ces exemples, la plupart des initiatives citoyennes s’appuient d’une façon ou d’une autre sur la coopération avec l’État. Il ne faut pas y voir un problème, c’est l’avenir. Le régime néolibéral des trente dernières années a pour précepte que la meilleure approche pour organiser quoi que ce soit dans la société consiste à se baser sur le marché et sur la concurrence. Cette doctrine a entraîné la création d’un large éventail de partenariats entre intérêts publics et privés, ce qui s’est traduit la plupart du temps par une perte, pour l’État, du contrôle qu’il pouvait exercer sur certains domaines politiques, tandis que les citoyens ont dû payer trop de taxes pour les services proposés. Une fois encore, le triangle montre l’alternative, la voie à suivre pour développer l’avenir : le partenariat entre la sphère publique et la société civile. Les citoyens étant de plus en plus nombreux à prendre des initiatives, le défi pour les gouvernements est de se transformer en État partenaire, comme c’est déjà le cas à Bologne et à Gand. Dans ces villes, les responsables politiques ne voient plus leur circonscription comme une région qu’ils doivent gérer par le haut, mais comme une communauté de citoyens possédant beaucoup d’expérience et de créativité. Tournant le dos à la politique dirigiste, à la vision de « haut en bas », ils développent des formes de cocréation et de coproduction. À Gand, les citoyens, dans le cadre de la politique climatique participative, ont inventé le concept des « rues vivantes » : ils ont décidé eux-mêmes de reprendre possession de leur rue en supprimant toute circulation automobile pendant un ou deux mois. La municipalité, de son côté, a veillé à prendre toutes les mesures nécessaires pour que ces actions se déroulent dans la légalité et en toute sécurité. Avec les partenariats public-société civile, une partie négligée du triangle des possibilités sociales s’ouvre positivement à l’exploration.


Diversité institutionnelle pour des sociétés résilientes

Avec le renouveau des biens communs, il devient clair qu’il existe une troisième voie fondamentale pour développer et organiser la société. Centrée sur le principe élémentaire de l’autonomie, elle possède sa propre logique, qui s’appuie sur des formes spécifiques de relations sociales basées sur la réciprocité et la coopération. Il est plus que probable que de nouvelles initiatives autour des biens communs formeront un volet crucial de la transformation vers une société sociale-écologique. Dans le même temps, remarquons qu’il serait peu judicieux de tendre vers un « tout aux biens biens communs ». Comme avec le communisme ou le néolibéralisme, une société basée sur une seule des trois approches est incapable d’apporter des réponses aux défis multiples du monde d’aujourd’hui. Cela étant dit, stimuler et soutenir les biens communs passe par un État actif qui développe de nouvelles institutions permettant aux citoyens de s’engager dans des projets de transition de façon sûre, afin que leur autonomie et leur créativité puisse s’épanouir. Parmi d’autres innovations, une allocation universelle pourrait faire partie intégrante de ce nouveau cadre socio-écologique de sécurité au XXIe siècle.

La valeur indispensable du mouvement des biens communs réside dans le fait qu’il enrichit et élargit la diversité institutionnelle des sociétés, une des caractéristiques clés de la résilience. Là réside probablement l’argument en faveur des biens communs le plus convaincant au plan politique. Pour ce qui concerne qui nous sommes et notre relation à autre, les biens communs stimulent la capacité humaine élémentaire de coopérer et de prendre soin de nous et des autres. Quel rêve est plus beau que celui-là : des citoyens utilisant leur liberté pour prendre leur futur à bras-le-corps.

Leur passion est imbattable.

Dirk Holemans est directeur du think tank écologiste belge Oikos.

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